Le tournant de 1983 relu par Frédéric Bozo edit

11 octobre 2025

L’ouvrage que Frédéric Bozo consacre au « tournant de 1983 » de la politique socialiste est novateur dans la mesure où, tout en conférant, avec raison, à ce moment une portée historique, il en propose une analyse et une interprétation qui tranchent avec celles qui se sont imposées à l’époque et notamment avec l’idée selon laquelle se seraient affrontées alors une orientation néo-libérale, qui l’aurait finalement emporté, et une orientation « volontariste », anti-libérale et protectionniste, appelée « l’autre politique », qui aurait failli prévaloir.

L’auteur rejette l’image, utilisée par les opposants à ce tournant, d’une balle de tennis qui aurait pu aussi bien tomber d’un côté du filet que de l’autre. Pour lui, ce tournant fut en réalité un non-tournant dans la mesure où les décisions prises alors, décisives en elles-mêmes, furent non pas de rompre avec la politique monétaire suivie depuis l’élection de François Mitterrand, mais au contraire de la confirmer, avec notamment le maintien de la France dans le système monétaire européen (SME). Pour Frédéric Bozo, le véritable tournant du mois de mars 1983 est celui qui clôt la période ouverte avec l’élection de François Mitterrand, au cours de laquelle l’un des principaux enjeux des débats et désaccords internes au sein du pouvoir socialiste concernèrent le maintien ou non de la France dans le SME, créé en 1979 à l’initiative de la France et de l’Allemagne.

Selon lui, le nouveau président souhaitait dès le départ ce maintien et, plus largement, la poursuite de la construction européenne, comme l’indiquaient la formation du gouvernement dirigé par la personne de Pierre Mauroy avec Jacques Delors au ministère des Finances, et sa décision, à l’apparition des premières difficultés financières et monétaires dès la fin de l’année 1981, de ne pas laisser flotter le franc. Si tournant il y eut, ce fut qu’après le troisième réaménagement des parités monétaires franc/mark de mars 1983 et le lancement d’un nouveau plan de rigueur : le maintien du franc dans le SME cessa d’être un enjeu majeur du débat interne.

Ces décisions eurent pour conséquences le succès du conseil européen de Fontainebleau de juin 1984 et la consolidation du couple franco-allemand. Ce tournant marqua ainsi ouverture d’une nouvelle période au cours de laquelle François Mitterrand allait pouvoir traduire plus librement ses choix pro-européens en décisions politiques, s’appuyant sur sa bonne entente avec Helmut Kohl, qui avait remplacé Helmut Schmitt à la chancellerie allemande depuis octobre 1982.

Pour comprendre la réalité du tournant de 1983, Frédéric Bozo estime qu’il est nécessaire d’appréhender l’ensemble de la période 1981-1983 dont il constitue la phase finale. Son projet est de faire une histoire politique de cette période et, plus précisément, l’histoire du processus politique au terme duquel fut confirmé de manière définitive le maintien du franc dans le SME. Il s’agit d’une analyse de la décision. Le jeu des acteurs, très finement et précisément étudié, est donc au cœur de l’ouvrage.

Ce processus s’est déroulé à deux niveaux simultanément, celui du débat interne au sein du pouvoir politique français et celui des relations entre les gouvernements français et allemand. Frédéric Bozo, qui est également un spécialiste des questions européennes, était particulièrement qualifié pour le décrire et le comprendre. Cette analyse à deux niveaux est l’un des principaux apports de son ouvrage.

L’approche par le jeu des acteurs amène l’auteur à placer François Mitterrand au centre du tableau, puisqu’il a été pendant cette période l’acteur central et le décideur en dernier ressort du côté français. C’est sur lui que tout a reposé et c’est sa propre vision qu’il a pu finalement imposer. Il s’est trouvé d’emblée dans une position particulièrement délicate. D’un côté, ses propres convictions étaient pro-européennes et il était favorable au maintien de la France dans le SME. Mais, en même temps, il devait gérer les conséquences de sa propre action comme dirigeant du parti socialiste depuis 1971. L’année 1979, qui était celle de la création du SME, avait été aussi celle du congrès de Metz qu’il remporta sur une ligne de rupture avec le capitalisme. Ainsi, comme l’écrit justement Frédéric Bozo, « c’est bien la compatibilité du programme de la gauche avec l’impératif monétaire européen qui est posée ».

François Mitterrand va se trouver dans une position contradictoire puis qu’il est en même temps un européen convaincu et le garant de l’application de la ligne de Metz. Signataire d’un programme qui promettait beaucoup, il ne pouvait ni ne voulait décevoir son électorat en réduisant les ambitions du nouveau pouvoir socialiste mais, chef de l’État et l’un des principaux acteurs politiques sur la scène politique européenne, il ne pouvait ni ne voulait donner un coup d’arrêt à la construction européenne en sortant le franc du SME. Cette contradiction surgit avec force dès son arrivée au pouvoir avec la première crise monétaire de la fin de l’année 1981. C’est cette contradiction qu’il dût gérer tout au long de la période, étant le seul à pouvoir la surmonter. Sa personne et son action se trouvent donc naturellement du coup au centre du récit du processus qui a conduit au tournant de mars 1983.

La succession des crises monétaires

Dès le mois d’octobre 1981 François Mitterrand obtient du chancelier Helmut Schmidt, avec lequel il entretient pourtant des relations difficiles mais qui est favorable à la construction européenne, une réévaluation du mark de 5,5% en même temps qu’une dévaluation de 3% du franc. La France demeure ainsi dans le SME. Dans son discours à Figeac le 27 septembre 1982, le président déclare que le socialisme à la française n’est pas une bible et se défend de toute intention protectionniste. Pierre Mauroy est satisfait de ce « tournant idéologique ». C’est au même moment que s’articule au sein du pouvoir socialiste la configuration des défenseurs et adversaires de ce que l’on nommera « l’autre politique ». Dès lors le président se trouve en position d’arbitre. Tandis que les principaux ministres et leurs entourages, de même que la plupart des conseillers à l’Élysée, soutiennent fermement la rigueur et le maintien dans le SME, un « petit groupe informel » qu’on appellera aussi les « visiteurs du soir », est constitué autour du président. Ses membres critiquent la politique gestionnaire et sans ambition du gouvernement Mauroy et défendent un flottement du franc qui entraînerait la sortie du SME. Le président les consulte régulièrement et confronte leurs opinions avec celles des partisans d’une politique prudente et pro-européenne. Mais Frédéric Bozo rappelle que lui-même, dans son discours très réussi au Bundestag en janvier 1983, affichera clairement son européisme. Il déclare ainsi : « Ce n’est pas en allant dans le sens de la division, du chacun pour soi, du nationalisme, de l’isolement ou de la méconnaissance que nous trouverons les voies qui seront profitables aux peuples que nous représentons. C’est dans l’unité, l’amitié et la compréhension. »   

L’écoute attentive que le président prête aux partisans de l’autre politique les convainc qu’il hésite réellement entre les deux orientations et qu’il pourrait trancher dans leur sens. Ce n’est pas l’avis de Frédéric Bozo qui estime que, jusqu’aux semaines qui ont précédé le tournant de mars 1983, François Mitterrand n’a jamais réellement envisagé la sortie du SME ni retenu les aspects volontaristes et protectionnistes de l’autre politique. L’attention qu’il leur prête lui sert surtout à tester des arguments qui ne l’auraient jamais convaincu. Pourtant, dès 1982, Pierre Mauroy lui-même craint que le président ne choisisse la fuite en avant. F.B pense qu’il ne fait là pourtant que de peser les différents scénarios possibles et se préparer à prendre des décisions capitales qui exigent de lui une compréhension sérieuse d’un domaine qui ne lui est pas familier et qui l’intéresse peu mais dans lequel il doit se faire sa propre idée. En outre, la très bonne entente qui règne entre lui et Helmut Kohl, européiste convaincus ne peut que l’encourager à privilégier la voie européenne.

Le tournant de mars 1983

Pourtant, au début de l’année 1983 la situation monétaire de la France demeure très inquiétante. L’Allemagne rejette en février la demande française d’une réévaluation du mark. Le 4 mars se produit une véritable débâcle monétaire. C’est alors que FM paraît pour la première fois envisager sérieusement le flottement du franc et donc la sortie du SME, refusant une troisième dévaluation qu’il estime très dangereuse politiquement. Son instinct politique semble le pousser à privilégier cette fois la situation politique intérieure française. « Si les Allemands ne veulent pas réévaluer, nous sortirons du SME », déclare-t-il. Il précise cependant : « je ne souhaite pas sortir du SME mais je le ferai si nécessaire pour éviter une dévaluation ». « La décade décisive commence le lundi 14 mars » écrit Frédéric Bozo. François Mitterrand propose alors à Pierre Mauroy de préparer le flottement du franc et la sortie du SME.

Nous ne saurons jamais si le président aurait appliqué cette décision si Pierre Mauroy n’avait pas refusé de le suivre, lui expliquant qu’il ne savait pas conduire sur les routes verglacées. Le gouvernement Mauroy est cependant confirmé et François Mitterrand décide alors de jouer son va-tout au moyen d’un bras de fer avec le partenaire allemand, le mettant au pied du mur en lui proposant une négociation sur un nouveau réalignement monétaire, laissant entendre qu’en cas de refus il devra laisser flotter le franc. L’auteur nous donne le fac-similé de la lettre personnelle qu’il envoie au chancelier allemand. Il écrit notamment : « Tant l’équilibre de la construction européenne que l’adhésion profonde des opinions publiques – sans laquelle rien ne se fera –  supposent que ces efforts soient partagés et soutenus. […] Le réaménagement des parités monétaires doit être l’occasion d’un renforcement.  […] Profondément convaincu que l’Europe doit exister […] je crois qu’il nous appartient d’agir ensemble pour surmonter la crise et permettre à la construction européenne de progresser. » C’est ainsi au nom d’une volonté commune qu’il demande au chancelier de partager le fardeau.

La prise de risque est ici considérable mais le coup de dé est gagnant. Le 21 mars un accord est conclu : le mark est réévalué de 5,5% et le franc dévalué de 2,5%. Un nouveau plan de rigueur sera adopté le lendemain. Certains parleront d’un tournant libéral, d’autres, dont l’auteur, y verront une relance du projet européen qui aboutira neuf ans plus tard à la création de la monnaie unique. Ce sera aussi l’affirmation de la solidité du couple franco-allemand. Il faut reconnaître que Helmut Kohl y aura mis du sien. Le Parti socialiste, lui, ne se réjouira pas. « Mars 1983, écrit l’auteur, peut être vu rétrospectivement comme un tournant pour la France comme pour l’Europe dans la mesure où ce qui s’est joué alors aura été porteur d’une dynamique qui devait dépasser l’événement proprement dit, […] le point de départ de la séquence qui aboutira à la naissance de l’Europe d’aujourd’hui ».

Un coup de bluff?

François Mitterrand a-t-il vraiment envisagé de sortir la France du SME en mars 1983 ? L’auteur demeure prudent dans sa réponse mais il ne l’exclut pas. Il a forcé le destin et, enfermé dans un réseau de contradictions, il a pris ses risques avec  une décision qui s’est révélée bonne. A-t-il vraiment hésité à choisir l’autre politique ? À cette question, François Mitterrand a lui-même répondu, à sa manière : « Vous me dites que j’ai beaucoup hésité et que j’ai flotté. Qu’est-ce que vous en savez ? »

Près d’un demi-siècle plus tard l’incompatibilité du programme de la gauche avec l’impératif monétaire européen demeure, mais encore aggravée.

Frédéric Bozo, Le Tournant de 1983. Une histoire politique, Odile Jacob, 2025.