De Bayrou à Lecornu: réflexions italiennes sur le système politique français edit
L’instabilité politique qui affecte aujourd’hui la France n’a rien d’exceptionnel en Italie et l’histoire récente en offre une bonne illustration. Entre 2018 et 2022, l’Italie a connu trois gouvernements, avec des majorités parlementaires profondément différentes, associant parfois des partis qui n’avaient pas grand-chose en commun. Comme en France aujourd’hui, les élections de mars 2018 n’avaient pas donné de résultat politique clair : aucun des trois camps ne disposait d’une majorité dans les deux chambres. Or, selon la Constitution italienne, ces deux chambres doivent voter la confiance au gouvernement pour que celui-ci puisse exercer pleinement ses fonctions (art. 94). Des conditions bien plus exigeantes que celles requises par la Constitution de la Ve République française : la nécessité d’un vote de confiance initial dans les deux chambres.
Face à un Parlement sans majorité claire, le président de la République italienne, après avoir consulté toutes les forces politiques au début de la législature, a déclaré qu’« il est indispensable – selon les règles de notre démocratie – qu’il y ait des accords entre plusieurs partis politiques pour former une coalition qui puisse avoir la majorité au Parlement et donc faire naître et soutenir un gouvernement ».
Il semble que le président Macron a voulu suivre cette même voie après les élections de 2024, lorsqu’il avait déclaré le 10 juillet qu’il fallait « laisser un peu de temps aux forces parlementaires pour bâtir des compromis avec sérénité de chacun » avant de « décider de la nomination du Premier ministre » ; mais il a ensuite choisi la voie de la formation d’un gouvernement minoritaire (Michel Barnier comme Premier ministre), déterminant lui-même le périmètre de la coalition. Dans l’Italie de 2018, les choses se sont passées différemment.
Le président Mattarella, afin de faciliter ces accords, a d’abord confié en avril 2018 une mission exploratoire aux présidents de la Chambre et du Sénat, qui étaient issus de deux des trois camps en présence. Début mai, en l’absence d’accord, le président propose aux partis le choix entre un gouvernement de garantie pour approuver le budget, et de nouvelles élections. Une première tentative d’accord entre deux partis (Movimento 5 Stelle et Lega) échoue le 27 mai en raison du veto opposé par le président Mattarella à la désignation d’un ministre proposé par Giuseppe Conte, Premier ministre désigné. Le président de la République charge le jour même une personnalité indépendante, Carlo Cottarelli, de former un gouvernement, avec comme mission d’assurer une gestion prudente des comptes publics. M. Cottarelli s’engage également à ne pas se présenter aux élections que ce gouvernement d’urgence aurait dû gérer.
Entre-temps, sous la pression de ce choix du chef de l’État, le Mouvement 5 étoiles et la Ligue trouvent un compromis et signent un contrat de gouvernement. Compromis enregistré par le président de la République, avec la formation du premier gouvernement présidé par Giuseppe Conte, soutenu par une large majorité parlementaire issue de l’alliance entre la force politique qui a obtenu le plus grand nombre d’élus (Movimento 5 Stelle) et par un seul des partis de la coalition de centre-droit (Lega). Deux forces politiques qui, dans la géographie du Parlement européen, siègent sur les bancs de l’extrême gauche et de l’extrême droite. Ce gouvernement durera un peu plus d’un an.
Après les élections européennes de 2019, un nouveau gouvernement est formé, présidé par le même Premier ministre, mais dont la Ligue se retire et auquel se joignent le Parti démocrate et d’autres forces de gauche. Ce sera ce gouvernement qui gérera la première phase de la pandémie, mais il entrera lui aussi en crise et sera remplacé par un gouvernement de large coalition présidé par Mario Draghi.
Revenons en France, pour observer ce qui s’est joué ces derniers mois à la lumière de l’expérience italienne.
Le gouvernement Bayrou avait obtenu initialement la confiance (la plupart des premiers ministres de la Cinquième République ont posé la question de confiance à la suite de leur discours de politique générale, à l’exception pourtant des trois nommés depuis 2022 : Gabriel Attal, Elisabeth Borne, Michel Barnier). Cet été, le Premier ministre a souhaité, avant de présenter le projet de loi de finances, demander à l’Assemblée nationale un vote sur un plan budgétaire qui fixait l’objectif de réduire le déficit à 4,6 points du PIB.
Rien d’étonnant du point de vue italien. Chaque année, le gouvernement doit présenter au printemps un document qui fixe les principaux soldes des finances publiques ; celui-ci doit être approuvé par les deux chambres, qui doivent à nouveau voter sur un autre document programmatique qui actualise les soldes, avant la présentation de la loi de finances (qui, en Italie comme en France, selon le cadre européen commun, doit être présentée à la mi-octobre) ; soldes que l’examen parlementaire de la loi de finances ne peut pas modifier. Ainsi, le 9 octobre 2025, la Chambre et le Sénat italiens ont voté le document programmatique qui contient le cadre financier, y compris les objectifs de maîtrise de la dette publique, avec un déficit public fixé pour 2026 à 3 % du PIB.
François Bayrou a demandé un vote similaire, et le résultat a été négatif. Il a donc démissionné ; le jour même, le président Macron a nommé M. Lecornu Premier ministre.
C’est ici que ressort clairement une autre différence entre le système italien et le système français. En Italie, la personnalité chargée de former le gouvernement est avant tout chargée par le président de la République de mener des consultations qui l’amènent à proposer une liste de ministres. Le nouveau gouvernement n’est formé et n’entre en fonction qu’après la prestation de serment du président du Conseil et de tous les ministres ; c’est exactement ce que prévoyait l’article 46 de la Constitution de la Quatrième République (analogue à l’article 93 de la Constitution italienne). M. Lecornu, Premier ministre nommé et entré en fonction le 9 septembre, a mené des consultations avec les forces politiques, tandis que les affaires courantes étaient gérées par les ministres du gouvernement Bayrou (dont Lecornu lui-même). Après une attente record de vingt-six jours, il propose au président de la République un gouvernement composé pour deux tiers des mêmes ministres que le gouvernement Bayrou, qui est entré en fonction le 5 octobre. Après moins de vingt-quatre heures, M. Lecornu démissionne en raison de l’opposition d’un des partis de la coalition gouvernementale à la nomination de Bruno Le Maire au ministère de la Défense. Le président de la République demande au Premier ministre démissionnaire, de mener « les dernières négociations » pour tenter de trouver un compromis au sein du socle commun, c’est-à-dire des forces politiques qui avaient soutenu le gouvernement précédent). Une telle démarche ressemble à ce qui se passe parfois en Italie lorsque le président de la République charge le Premier ministre démissionnaire de mener des consultations entre les forces politiques afin d’essayer de former un gouvernement sur des bases politiques différentes ou plus solides. (Mais en Italie il n’est jamais arrivé qu’un gouvernement démissionne moins d’un jour après avoir prêté serment...)
Le 10 octobre, le président nomme à nouveau M. Lecornu Premier ministre, le chargeant de former un nouveau gouvernement, avec pour objectif de donner un budget à la France pour la fin de l’année. Un gouvernement à certains égards « exceptionnel », pour lequel, selon M. Lecornu, celles et ceux qui n’en feront pas partie devront s’engager « à se détacher de toute ambition présidentielle » ; une déclaration similaire à celle faite par Carlo Cottarelli en Italie il y a sept ans, le jour où il avait été chargé de former un gouvernement « exceptionnel ».
Le 12 octobre, M. Lecornu présente la liste des ministres. Dans sa déclaration de politique générale du 14 octobre, il définit explicitement son gouvernement comme « un gouvernement de mission » dépourvu de « programme à long terme ». Il déclare avoir « accepté la mission confiée par le Président de la République, parce que la France doit avoir un budget ». Le projet de budget qu’il présente au Parlement n’a rien de définitif : « Le Gouvernement présente le budget qu’il estime souhaitable. Le Parlement l’examine, le discute, le modifie. C’est sa liberté. Et, sans 49.3, sans majorité absolue, le Parlement aura le dernier mot. C’est sa responsabilité et nous devons lui faire confiance », déclare le Premier ministre. L’objectif de déficit public prévu pour l’année prochaine est fixé à 4,7 % du PIB, mais M. Lecornu lui-même a déclaré qu’il « pourrait être assoupli et se rapprocher de 5% » sur la base des modifications proposées et votées par le Parlement. Il promet également une suspension de la réforme des retraites. Il parvient ainsi à survivre à une motion de censure grâce à l’abstention d’une grande partie des députés socialistes. Quelques jours avant, le 13 octobre, le président Macron avait affirmé : « Les forces politiques (…) sont les seules responsables de ce désordre », ciblant sans les nommer, « ceux qui ont nourri la division, les spéculations », et « n’ont pas été au niveau du moment ».
L’Italie a connu des situations bien plus complexes, mais la contrainte de gérer une dette publique importante oblige à fixer à l’avance par des votes parlementaires ponctuels, avant l’examen de la loi de finances, les principaux objectifs de finances publiques, à commencer par le niveau du déficit. Il s’agit d’une contrainte que le législateur italien s’est imposé à lui-même, depuis plus de quarante ans. Elle a ses avantages : nous voyons aujourd’hui comment, en France, le fait de ne pas avoir clairement fixé les principaux objectifs de finances publiques a immédiatement mis le gouvernement Lecornu en difficulté dans la gestion parlementaire de la loi de finances. Le débat en commission sur la partie relative aux recettes s’est conclu, le 23 octobre, par un vote négatif et il y a une vraie crainte d’une impasse à l’Assemblée puis au Sénat.
Face à cette situation, le Premier ministre déclare le 25 octobre devant l’Assemblée nationale : « Je ne suis ici le chef d’aucune majorité. Vous êtes aujourd’hui souverains. » Ce qui est perçu à Paris comme une rupture historique n’a rien d’inhabituel à Rome. L’Italie a souvent dans le passé connu des gouvernement minoritaires qui devaient chercher chaque jour une majorité dans les deux Chambres. Elle a traversé de nombreuses crises politiques, parfois très longues ; les difficultés à former des gouvernements ont pourtant toujours vu les affaires courantes gérées par le gouvernement démissionnaire.
Dans une perspective italienne, il est impossible qu’un Premier ministre puisse entrer au Palazzo Chigi (l’équivalent de Matignon) avant d’avoir prêté serment avec tous les ministres de son gouvernement. Jusqu’alors, la personnalité identifiée par le président de la République est simplement chargée de mener les négociations (en 2018, le gouvernement de centre-gauche présidé par Paolo Gentiloni, dont la coalition avait perdu les élections de mars, est resté en fonction pour gérer les affaires courantes jusqu’à la prestation de serment du premier gouvernement Conte, le 1er juin).
L’affaire du très bref premier gouvernement Lecornu, fruit certes avant tout d’une instabilité politique inconnue dans l’expérience de la Ve République, a mis en évidence des problèmes structurels de l’organisation institutionnelle française. Le président de la République peut nommer le Premier ministre indépendamment des autres membres du gouvernement, car c’est lui qui préside le Conseil des ministres.
Les événements de ces derniers jours devraient peut-être amener à réfléchir à la fonctionnalité de cette règle, qui finit par exposer de manière excessive la figure du Président de la République, l’empêchant de jouer un rôle d’arbitre et le poussant au contraire à diriger de fait l’activité du gouvernement (dont il n’est pas responsable), même lorsqu’il ne bénéficie manifestement pas du soutien de la majorité parlementaire sur laquelle s’appuie le gouvernement.
C’est le cas du deuxième gouvernement Lecornu. Celui-ci n’a pu se constituer que sur la base d’une convergence entre des forces politiques d’orientations différentes, scellée par un vote de non-censure (le 16 octobre), assimilable à certains égards au vote de confiance initial que les gouvernements italiens doivent toujours demander. Cette convergence s’est réalisée grâce à la décision du Premier ministre de reporter l’entrée en vigueur de la réforme des retraites (ce qui lui a assuré l’abstention des socialistes). Mais même sur cet élément essentiel du programme gouvernemental, décisif dans le vote parlementaire, le président de la République a voulu intervenir, quelques jours après le vote parlementaire, le 21 octobre, en affirmant que la réforme n’était que « décalée dans le temps ». Contraignant ainsi le Premier ministre, le 22 octobre, à s’engager, en réponse à une question à l’Assemblée nationale, à introduire la suspension de la réforme qu’il avait annoncée dans un amendement au projet de loi de financement de la Sécurité sociale.
Ces événements devraient nous amener à réfléchir aussi à la fonctionnalité de deux modifications apportées à la Constitution de 1958. En 2022, le président Macron a été réélu, mais immédiatement battu politiquement par le résultat des élections à l’Assemblée nationale. Néanmoins, suivant une interprétation extrême – mais à certains égards cohérente – de la réforme du quinquennat, au lieu de charger une personnalité capable de construire une majorité politique véritable et solide à l’Assemblée nationale, il a défini le périmètre des coalitions et a donc choisi des Premiers ministres à la tête de gouvernements minoritaires, à la vie précaire, sans véritable autonomie politique par rapport à l’action du président de la République, qui a voulu continuer à diriger de facto la politique du gouvernement dont il n’est toutefois pas juridiquement responsable. Et la situation n’a fait qu’empirer après les élections anticipées de 2024.
Dans sa déclaration de politique générale du 14 octobre, Lecornu a reconnu qu’il y avait une « crise parlementaire ». Il a exclu qu’elle puisse « virer à une crise de régime grâce aux institutions de la Cinquième République et à ses soutiens » ; mais il a lui-même déclaré vouloir renoncer à l’un de ces soutiens : le recours à l’article 49.3, alinéa 3, de la Constitution. Le secrétaire général du parti du Président, Gabriel Attal, est allé jusqu’à demander au Président de « ne pas donner le sentiment de s’acharner à vouloir garder la main sur tout ». Et celui qui a été le plus longtemps son Premier ministre, Edouard Philippe, a déclaré que si le président souhaite « garantir le bien de l’État », il n’a qu’une seule solution : programmer son départ avant 2027.
La crise a certes, comme l’a reconnu Lecornu lui-même, des « racines profondes, entremêlées – crises sociale, économique, financière, écologique, climatique, culturelle, internationale… », mais elle est aussi simplement politique, et la fragmentation durable du champ politique pose des questions institutionnelles.
L’affaire de la formation du gouvernement Lecornu devrait inciter à réfléchir au fonctionnement des institutions de la Ve République. Le moment est peut-être venu de donner plus de pouvoir et d’autonomie au Premier ministre. On pourrait envisager de lui confier la présidence du Conseil des ministres, comme le propose depuis longtemps Dominique Rousseau, remettant ainsi le président de la République dans la position d’arbitre, ce qui permettrait également de surmonter l’anomalie d’un Premier ministre qui, pendant un mois, a dirigé, même si ce n’était que pour l’administration courante, un gouvernement composé de ministres du cabinet précédent (dont lui-même !).
On pourrait ensuite réfléchir à l’opportunité de revenir à un mandat présidentiel de sept ans, en le dissociant du renouvellement de l’Assemblée nationale. Enfin, afin de mieux aborder la question de la soutenabilité de la dette publique, on pourrait envisager de faire précéder le choix budgétaire annuel d’une décision sur le cadre général des objectifs de finances publiques ; au fond, c’est ce que Bayrou a voulu faire. Si ce choix, par sa netteté, a certes conduit à la chute du gouvernement, il est également vrai que l’incertitude qui règne aujourd’hui sur les soldes des finances publiques rend imprévisible le parcours parlementaire de la loi de finances.
Qui sait si Lionel Jospin, voyant la situation actuelle, n’a pas regretté d’avoir proposé la réforme du quinquennat. Pour résoudre bon nombre des problèmes qu’il avait rencontrés pendant la cohabitation, n’aurait-il pas mieux valu proposer une réforme moins disruptive, telle que celle de confier au Premier ministre la présidence du Conseil des ministres ? La réforme du quinquennat a en effet ouvert la voie à un hyperprésidentialisme qui, s’il n’est pas accompagné d’une majorité parlementaire claire, rend explosif ce qui est un problème structurel de la Ve République : la dissociation du pouvoir (concentré entre les mains du président) de la responsabilité.
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