Les trois raisons pour lesquelles Lecornu a une (petite) chance de durer edit

11 septembre 2025

Emmanuel Macron n’a pas tardé à trouver un successeur à François Bayrou. Ce sera Sébastien Lecornu, ministre de la Défense, homme de droite et fidèle du Président. À gauche comme au RN, on crie au scandale. Au PS, on cite Albert Einstein : « La folie, c'est de faire toujours la même chose et de s'attendre à des résultats différents ». Du côté de Renaissance, on adopte les mantras des gourous en développement personnel, estimant que chaque échec est un pas de plus vers le succès… Concrètement, Sébastien Lecornu a-t-il une chance de durer plus que Michel Barnier et François Bayrou, et de trouver une majorité pour faire voter le budget 2026 ? La tâche sera délicate, mais il bénéficie pour ce faire de trois atouts.

Un changement de méthode 

Le communiqué de l’Élysée annonçant qu’Emmanuel Macron a nommé Sébastien Lecornu à Matignon diffère des précédents. Il est en effet chargé par le Président de « consulter les forces politiques représentées au Parlement en vue d’adopter un budget pour la nation et bâtir les accords indispensables aux décisions des prochains mois (...) À la suite de ces discussions, il appartiendra au nouveau premier ministre de proposer un gouvernement au président de la République ». Pareilles instructions n’avaient pas été données à MM. Barnier et Bayrou, qui ont choisi leur équipe sans procéder à des consultations politiques élargies et ont imposé leur programme de gouvernement.

 La méthode suggérée par le Président à M. Lecornu est inspirée de la manière dont on construit les coalitions dans les « vrais » régimes parlementaires. Pour mémoire : après les élections législatives, qui donnent rarement une majorité claire en raison du recours fréquent à la proportionnelle, s’ouvre une séquence de construction d’une coalition majoritaire. L’initiative est généralement laissée au parti qui a emporté le plus grand nombre de sièges ; s’il échoue, le parti suivant est sollicité pour conduire les discussions. C’est un processus complexe et long – souvent plusieurs mois, jusqu’à un an-et-demi dans le cas de la Belgique.

Pour l’heure, Sébastien Lecornu bénéficie de la confiance du bloc central et de son parti, les Républicains. Mais cela ne suffit pas. Il va devoir rallier d’autres forces à sa cause, en obtenant soit un soutien explicite – en échange d’éléments dans le programme et de portefeuilles ministériels – soit un simple engagement à ne pas voter la censure – contre la définition de lignes rouges. Le sceptique estimera que c’est impossible : pourquoi ce qui n’a pas fonctionné hier fonctionnerait aujourd’hui ? La principale raison est que les différents acteurs du régime français ont « appris » ce qu’est un régime parlementaire depuis les dernières élections législatives. La France fonctionne depuis 1958 avec un régime « semi-présidentiel » dans lequel le Président domine et dispose normalement d’une majorité à l’Assemblée nationale – bloc de droite ou bloc de gauche. Le gouvernement s’appuie sur celle-ci pour appliquer le programme du Président, ou celui de la majorité en cas de cohabitation.

Mais, depuis 2022, la belle mécanique de la Cinquième République s’est enrayée : la bipolarisation de la vie politique n’est plus, et l’Assemblée nationale est divisée en trois blocs (gauche, centre et droite, et extrême-droite) qui refusent de travailler l’un avec l’autre. Il convient, dans ce contexte, de faire fonctionner les institutions sur un mode parlementaire. Cela implique une certaine mise en retrait du Président et la conduite de véritables négociations pour former un gouvernement.

Il semble qu’Emmanuel Macron ait (enfin) accepté l’idée de ne pas arbitrer tous les dossiers de politique intérieure, comme il en avait pris l’habitude depuis 2017, et de se concentrer sur les questions internationales. Il convient à présent que Sébastien Lecornu ouvre de vraies négociations en vue de la formation d’un gouvernement, et ne se contente pas de dire, comme l’avaient fait ses prédécesseurs, que « sa porte est ouverte ». Cela implique – comme l’a justement rappelé Olivier Rozenberg dans une récente tribune au Monde – de respecter quelques principes fondamentaux qui commandent la formation des gouvernements dans les régimes parlementaires :

-       il faut négocier à la fois sur le programme et sur la composition de l’équipe, qui ne doit être annoncée que lorsqu’un accord de gouvernement est signé par toutes les parties ;

-       les négociations doivent être conduites en secret, et non pas sous le regard des médias et en prenant l’opinion publique à témoin ;

-       le Président ne doit pas interférer, sauf pour ce qui concerne son « domaine réservé » (défense et politique étrangère) ;

-       les discussions doivent se fonder sur le poids de chaque formation à l’Assemblée, et non les prétentions ou l’égo de leur leader ;

-       il faut que les tractations portent sur les éléments fondamentaux (par exemple, les contours du budget ou la réforme des retraites) et que le premier ministre accepte de faire des concessions substantielles ;

-       la négociation doit inclure la méthode de gouvernement et les institutions, notamment le mode de scrutin ;

-       enfin, il faut prendre le temps ; aujourd'hui, la nécessité de présenter rapidement un projet de budget vient interférer avec cette exigence, mais un accord sur ce point pourrait être une étape dans la construction d’une coalition majoritaire.

Le débat sur ces questions a beaucoup progressé en France depuis un an. Après juin 2024, on se sentait bien seul à expliquer comment les choses devraient se passer pour surmonter la fragmentation de l’Assemblée nationale. Désormais, la plupart des éditorialistes ont accepté l’idée qu’il faut en passer par une négociation ouverte, et le PS n’affirme plus qu’il ne participera qu’à un gouvernement appliquant rien que le programme du NFP et tout le programme du NFP.

Cette séquence d’apprentissage est fondamentale, car il est fort probable que l’Assemblée nationale sera durablement fragmentée, même après le départ d’Emmanuel Macron. Cette évolution sera d’autant plus indispensable si le mode de scrutin est modifié pour la proportionnelle, qui privera structurellement l’Assemblée d’une majorité claire.

Un profil différent

La nomination de Sébastien Lecornu reflète la volonté d’Emmanuel Macron de persister dans la politique économique dite « de l’offre » qu’il met en œuvre depuis 2017 et de rassurer les marchés. Du côté de l’Élysée, on justifie ce choix, estimant qu’il n’y en a pas d’autre possible : la gauche n’a pas assez de députés pour prétendre gouverner, d’autant que LFI et LR ont annoncé qu’ils refuseraient de soutenir un premier ministre socialiste ; le RN et LFI affichent une hostilité frontale, pressés de pousser le Président à dissoudre à nouveau ou à démissionner ; la dissolution de juin 2024 n’a pas permis de clarifier la situation politique, et il est improbable que de nouvelles élections accouchent d’une majorité ; la démission n’est pas une option pour le Président, et rien ne dit que son successeur pourrait bénéficier d’une majorité à l’Assemblée. 

Cela dit, les partis d’opposition voient dans la nomination de Sébastien Lecornu une provocation. D’abord, il est, comme Michel Barnier et François Bayrou, un vrai homme de droite : engagé à l’UMP depuis ses 16 ans et ayant fait toute sa carrière dans ce parti, comme collaborateur, élu ou ministre. Ensuite, s’il n’est pas un macroniste historique, de ceux qui entouraient le candidat dès 2016, il est le seul ministre qui soit resté au gouvernement depuis la première élection d’Emmanuel Macron, et il est aujourd’hui un membre de sa garde rapprochée. C’est une sorte de double du Président, qui suscitera sans aucun doute un rejet épidermique de la part de ses adversaires les plus farouches et des mouvements sociaux. 

Mais Sébastien Lecornu dispose de quelques ressources pour mener à bien sa tâche. D’abord, c’est un homme discret, peu présent dans les médias, qui ne s’est pas impliqué dans des polémiques inutiles et n’a, a priori, ni casseroles, ni ennemi-juré. Ce n’est pas un homme du sérail : il ne sort pas des grandes écoles, et n'appartient ni à un grand corps de l’État, ni à une dynastie d’élus. Titulaire d’une simple licence en droit, il est entré dans la vie active – comme assistant parlementaire d’un député UMP – à 19 ans. Il connaît bien les rouages de l’Assemblée nationale, du gouvernement et du monde politique, et est apprécié des autres ministres. En somme, on lui fera sans doute davantage crédit de sa bonne volonté qu’à François Bayrou, dont le tempérament était trop connu pour susciter l’espoir d’une véritable ouverture. 

Une gauche plus ouverte au dialogue

Le dernier élément sur lequel Sébastien Lecornu pourra compter est le changement de configuration à gauche. Si LFI a déjà annoncé vouloir déposer une motion de censure contre le futur gouvernement, tel n’est pas le cas des autres partis de gauche – PS, Verts, PCF. Leur situation a en effet évolué à trois titres. 

D’abord, tous ont pris acte du décès du Nouveau Front Populaire. Cette alliance s’est montrée efficace pour gagner des sièges aux dernières législatives, permettant à la gauche un succès inespéré. Toutefois, le NFP ne disposait pas d’un nombre de députés suffisant pour prétendre gouverner, et le jusqu’au-boutisme imposé par Jean-Luc Mélenchon à ses partenaires n’aurait laissé aucune chance de survie à un gouvernement de gauche. Depuis juin 2024, son attitude et ses outrances ont fini de disloquer le NFP. Socialistes, communistes et écologistes ont longtemps fait profil bas, craignant que LFI ne présente des candidats contre eux en cas de nouvelles élections législatives, voire aux municipales. Mais c’est désormais très probable : les représentants de la gauche non insoumise peuvent donc envisager de discuter avec M. Lecornu, puisque LFI a déjà usé de son principal moyen de pression. 

En deuxième lieu, les députés de la gauche non insoumise craignent plus que les autres de perdre leur siège. En cas de nouvelles élections législatives, la gauche se présentera très certainement en ordre dispersé, et nombre de ses députés sortants (17 communistes, 38 écologistes et 66 socialistes) ne seront pas réélus. Ils ne sont donc pas pressés d’acculer le Président à une nouvelle dissolution, et craignent un score retentissant pour le RN, qui pourrait doubler ses effectifs et frôler la majorité absolue (289 sièges).

Enfin, le PS et les Verts n’ont pas hâte – à l’inverse de LFI et du RN – de voir Emmanuel Macron quitter l’Élysée. Ils sont divisés à la fois sur l’identité de leur(s) candidat(s) et sur leur programme. Ils ont donc un certain intérêt à ce que le gouvernement Lecornu ne chute pas trop vite. 

Une inflexion politique indispensable

Le scepticisme est la disposition d’esprit la plus confortable. Les éditorialistes, les experts et les commentateurs de la vie politique française sont prompts à adopter ce point de vue, qui exige peu d’efforts intellectuels et minimise les risques de se tromper. Il séduit aussi une large part de l’opinion publique française, pétrie d’une sorte d’héritage cartésien mal compris qui les porte au pessimisme en toute chose. Face à la nomination de Sébastien Lecornu, cette rhétorique est tentante, car c’est peu de dire que sa tâche sera ardue. La composition de l’Assemblée nationale n’a pas changé, pas plus que l’obsession des principaux responsables politiques pour les élections présidentielles, qui viendra perturber toute tentative de négociation.

Une chose est sûre : Sébastien Lecornu ne pourra former un gouvernement et durer un minimum à Matignon que s’il parvient à imposer au Président et à ses amis centristes, macronistes et républicains de vraies négociations avec les autres partis, et s’il accepte d’opérer des concessions effectives. Pour rallier une partie de la gauche à sa cause, il devra infléchir la politique économique et fiscale conduite par Emmanuel Macron depuis 2017, et en finir avec le discours d’un François Bayrou qui affirmait – contre toute évidence – qu’il n’y avait qu’une seule manière de réduire le déficit budgétaire du pays, la sienne.