Les auditions des candidats-commissaires européens sont-elles un concours de récitation? edit

Nov. 4, 2024

Du 4 au 12 novembre 2024, le Parlement européen va procéder aux auditions des 26 candidats-commissaires qui doivent composer la seconde équipe d’Ursula von der Leyen. L’objectif est de vérifier s’ils ont les qualités, les connaissances et l’attitude requises pour ce mandat. Ils se sont déjà pliés à l’exercice des questions écrites, mais leurs réponses aux députés, pétries de généralités et du sabir parlé rue de la Loi, laissent présager un processus bien terne. Est-ce l’effet de l’encadrement des candidats par les services de la Commission, de la crainte des règlements de compte politiques au Parlement, ou de leur soumission à Ursula von der Leyen ?

Les évolutions de la procédure de nomination

Les modalités de nomination de la Commission ont beaucoup évolué au fil du temps. A l’origine, le traité de Rome (1958) prévoyait simplement que les gouvernements désignent les commissaires d’un commun accord et choisissent un président parmi eux. Dans les années 1980, le Parlement européen (PE) a commencé à approuver la nomination de la Commission, sans avoir de compétence spécifique pour le faire. Le traité de Maastricht (1993) a formalisé cette pratique, en conditionnant l’investiture de la Commission à un vote d’approbation du PE. Il a aussi fait coïncider les mandats des deux institutions : depuis 1994, la Commission est ainsi nommée pour cinq ans, juste après les élections européennes. A cette époque, sans que le traité ne le mentionne, le PE a pris l’initiative d’auditionner les candidats-commissaires devant les commissions parlementaires compétentes, avant de les investir collectivement. Depuis le traité d’Amsterdam (1999), la procédure d’investiture prévoit deux votes distincts du PE : le premier sur le président ou la présidente de la Commission, et le second sur le collège dans son ensemble. Le traité de Nice (2003) a accru les pouvoirs du Président de la Commission, qui assure depuis 2004 la répartition des portefeuilles et des vice-présidences, et peut modifier ces choix en cours de mandat ou contraindre un commissaire à la démission. Enfin, le traité de Lisbonne (2009) a précisé que le choix du candidat à la présidence doit tenir compte du résultat des élections européennes, et que celui-ci doit être « élu » par le PE.

Aujourd’hui, la procédure de nomination comporte six étapes, dont trois ont déjà été franchies par la Commission von der Leyen II :

1. Le Conseil européen propose, à la majorité qualifiée (55% des Etats représentant 65% de la population de l’Union), un candidat à la présidence de la Commission ; cela s’est passé le 27 juin 2024 pour Ursula von der Leyen.

2. Cette candidate est « élue » par le PE à la majorité de ses membres ; Mme von der Leyen l’a été le 17 juillet 2024.

3. Le Conseil européen désigne, à la majorité qualifiée et d’un commun accord avec la présidente élue, les autres commissaires sur la base des suggestions faites par chaque représentant national. La présidente attribue les portefeuilles et les vice-présidences ; ces éléments sont connus depuis le 17 septembre 2024.

4. Le PE auditionne les candidats devant les commissions parlementaires compétentes ; les auditions sont prévues début novembre 2024.

5. Le PE vote, à la majorité des suffrages exprimés, l’investiture de la Commission en tant que collège. Dans les faits, il peut d’abord formuler des commentaires sur la composition de la Commission pour obtenir des adaptations (changements de candidats et de portefeuilles), comme il l’a fait systématiquement depuis 2004.

6. Le Conseil européen, statuant à la majorité qualifiée, nomme la Commission qui entre en fonction pour cinq ans.

 Le déroulement des auditions

La prochaine étape-clé pour la Commission von der Leyen II est celle des auditions, prévues du 4 au 12 novembre. La procédure a déjà débuté par l’examen des éventuels conflits d’intérêts des candidats, et par une phase écrite. Les candidats-commissaires ont été invités à répondre par écrit à des questions formulées par les députés. Elles portent sur des enjeux généraux (compétences pour le portefeuille, intérêt pour les questions européennes, indépendance, relations futures avec le PE…) et sur des éléments plus spécifiques (priorités politiques, dossiers en cours…). Cet exercice permet de cerner les profils et les intentions des candidats, et d’approfondir la discussion pendant l’audition. Celle-ci dure trois heures : le candidat fait une déclaration puis répond brièvement (3 minutes) à 25 questions réparties entre les groupes politiques. Les députés peuvent éventuellement poser une question de suivi.
A priori, les candidats n’ont pas connaissance des questions qui leur seront posées à l’oral. Il revient toutefois à leur entourage de déminer le terrain et de faire jouer leurs réseaux, notamment politiques, pour anticiper les questions. En outre, les députés de la famille politique du candidat-commissaire leur posent des questions plutôt amicales qui leur permettent valoriser leurs qualités, leurs connaissances et leurs projets.

La prestation de chaque candidat est évaluée par les représentants des différents groupes politiques au sein de la commission parlementaire, appelés les « coordinateurs ». Le candidat est approuvé s’il emporte la conviction de coordinateurs représentant au moins les deux tiers des membres de la commission. A défaut, les députés peuvent lui adresser de nouvelles questions écrites et procéder à une seconde audition. Si le candidat ne convainc toujours pas, la commission parlementaire se prononce sur son cas à la majorité simple. Au terme du processus, les lettres d’évaluation rédigées par les différentes commissions parlementaires sont rendues publiques, exigeant éventuellement des modifications du collège proposé. Si certaines candidatures sont retirées ou modifiées, de nouvelles auditions ont lieu.  

Quand le PE est satisfait de toutes les auditions, il procède à un vote d’approbation. Ce vote est moins périlleux que l’élection de la Présidente, puisqu’il requiert la majorité absolue et non celle des membres. Pour mémoire, la majorité absolue exige 50% des votes exprimés : les abstentions et les votes nuls ne sont pas pris en compte, et les absents ne pèsent pas. Le candidat à la présidence doit pour sa part obtenir une majorité « des membres » : les abstentions, les votes nuls et les absents s’opposent à son élection.

Les votes d’investiture depuis 1995

Source : Parlement européen. Compilation et calculs de l’auteur. N.B. : La marge est la différence entre les votes « oui » et « non », quand une majorité absolue est requise, et la différence entre les votes « oui » et le nombre de voix à atteindre quand une majorité des membres est exigée.

Des auditions de plus en plus partisanes

Avec le processus des « candidats de tête » et la fragmentation politique croissante du PE, les auditions sont de plus en plus conditionnées par des jeux partisans. Aujourd’hui, quasiment tous les commissaires ont une expérience parlementaire et/ou ministérielle, et tous revendiquent une appartenance partisane. Les députés ne cherchent donc pas seulement à s’assurer de la compétence et de la probité des candidats-commissaires, mais s’intéressent fortement à leurs orientations politiques. En effet, si du côté du Conseil européen on estime que la nomination de la Commission est un processus avant tout intergouvernemental (chaque gouvernement proposant un commissaire qui est généralement de son bord politique), la majorité des députés estiment que l’Union doit être régie par une logique d’ordre parlementaire. L’identité du président de la Commission, la composition de celle-ci, la distribution des portefeuilles et son programme sont censés être en phase avec le résultat des élections européennes, comme c’est le cas dans un régime parlementaire classique. C’est aussi la condition du soutien que le PE apportera à l’action de la Commission. Les candidats-commissaires doivent naviguer entre ces deux visions, et ménager tout à la fois la confiance du Conseil européen et celle du PE. Pour y parvenir, ils ajustent constamment leur discours, qui oscille entre un registre politique et un registre plus technocratique selon le contexte et l’interlocuteur.

Une présidentialisation croissante de la Commission 

Au-delà de cette tension entre logiques nationale et partisane, une troisième logique est à l’œuvre : la présidentialisation. Les réformes successives des traités depuis les années 1990 ont en effet transformé le rôle de la présidence, qui jouit désormais d’une véritable autorité sur le collège et s’affirme comme une sorte de Premier ministre, capable d’imposer sa ligne politique. La composition et l’organisation de la Commission von der Leyen II révèlent parfaitement cette évolution vers plus de verticalité. D’abord, les fortes têtes ont été écartées : tous les commissaires qui s’étaient peu ou prou opposés à la présidente depuis 2019, et avaient revendiqué leur autonomie ou rappelé le caractère collégial de l’institution, ne sont plus là. On cherche en vain les personnalités fortes parmi les 26 candidats-commissaires. Ensuite, la nouvelle organisation est pensée autour de 6 vice-présidentes exécutives, et non plus 3, et supprime le fonctionnement en « silos » : concrètement, plus aucun commissaire, y compris les vice-présidents exécutifs, ne contrôle un dossier donné. La décision collective s’impose, ce qui revient à donner un droit de dernier mot à la Présidente, qui a aussi la charge de questions-clés telles que le budget.

Les réponses des 26 candidats-commissaires aux questions écrites des députés publiées le 22 octobre 2024 par le PE attestent de l’autorité renforcée de la Présidente. Elles sont longues (plus de 400 pages au total) et verbeuses, et semblent destinées à n’offenser personne au PE et à ne pas contredire la ligne politique de la Présidente. Depuis que le PE procède à des auditions, les candidats-commissaires peuvent bénéficier de l’appui des services de la Commission pour s’y préparer. Ceux qui en ont fait l’économie l’ont souvent regretté, face à des députés souvent pugnaces. Désormais, les agents de la Commission surveillent le processus de près et jouent un rôle presque étouffant. C’est tout particulièrement le cas du Secrétariat général – le service de la Commission placé sous l’autorité directe de la Présidente qui assure une fonction de coordination des différentes Directions générales. Il aide les candidats à acquérir les connaissances nécessaires et les entraîne à ne contrarier personne. Ce travail de lissage est particulièrement visible dans les réponses écrites qui, par exemple, éludent soigneusement les enjeux budgétaires. Ainsi, aucun candidat ne propose d’avoir recours à des emprunts pour soutenir la politique industrielle, d’innovation ou de défense, comme le recommande pourtant le rapport Draghi.

Des candidats-commissaires excessivement prudents?

Les candidats sont fortement incités à suivre les conseils du Secrétariat général, car les précédents fâcheux sont légion. Le PE a en effet toujours contesté certaines nominations, parce que des candidats n’avaient pas une maîtrise suffisante de leur portefeuille, avaient dérapé pendant leur audition ou avaient été rattrapés par quelque scandale. Parfois les députés ont eu la main lourde en raison de règlements de comptes politiques ; ainsi, en 2019, la candidate française libérale Sylvie Goulard s’est faite étriller car sa famille politique s’était opposée à des candidats socialiste et démocrate-chrétien au stade de l’examen des conflits d’intérêts ; les élus de ces deux groupes se sont donc fait un plaisir d’écarter la candidate des libéraux. Les députés sont aussi poussés à la sévérité car ils tiennent à obtenir des aménagements du collège des commissaires à chaque investiture, qu’ils soient réellement indispensables ou non. Cette affirmation d’une lecture « parlementariste » de la procédure requiert en quelque sorte des boucs émissaires.

Cette année, plus que jamais, les candidats-commissaires redoutent les foudres des partis adverses et soignent leur profil. Chacun craint que l’intransigeance de telle ou telle famille politique à l’égard du candidat d’une autre ne déclenche des mesures de rétorsion en cascade. Ce climat prive l’exercice des auditions de l’essentiel de son intérêt : aucun candidat ne va prendre le risque d’avancer des propositions originales ou des points de vue tranchés qui pourraient attiser les tensions entre les groupes politiques ou déplaire à la Présidente. Dans le passé, lorsque l’exercice était moins cadenassé par les services de la Commission, il était intéressant. Il a parfois permis à d’obscurs candidats de faire émerger des idées ou des projets, et de surprendre les parlementaires par leur tempérament et leur maîtrise des dossiers. A un moment où il conviendrait que l’Union fasse preuve d’ambition, les auditions risquent fort de se limiter à un concours de récitation de tièdes éléments préparés par les administrateurs de la Commission et validés par le cabinet de la Présidente.