Face au danger russe, combien de divisions ? edit

Mine de sujets pour la télévision et l’édition, la période de la Seconde Guerre mondiale est une chambre d’écho des débats qui partagent aujourd’hui les politiques et les intellectuels face aux risques de guerre. À près d’un siècle de distance, ce sont les mêmes forces politiques ou les mêmes familles de pensée qui refusent l’union nationale.
La Seconde Guerre mondiale a longtemps nourri les œuvres littéraires ou cinématographiques de fiction. Aujourd’hui, elle suscite sans cesse documentaires de télévision, livres d’histoire ou de témoignage, enquêtes journalistiques sur des faits ignorés oui méconnus. Les commémorations inscrivent dans le présent les épisodes décisifs de cette histoire : le débarquement en Normandie l’an dernier, la libération des camps nazis et la fin de la guerre cette année.
La partie de la société soucieuse du destin collectif s’intéresse à cette période, qui n’a jamais cessé de peser sur les suivantes et sur les choix politiques qu’elles exigeaient. Il est d’autant plus opportun de se remémorer les réalités de ce temps que le nôtre en reproduit ou en prolonge certaines des plus dangereuses. Historien anglais de la Seconde Guerre mondiale, Antony Beevor juge, dans son récit d’ensemble, que si les Français ont perdu leur guerre, en juin 1940, c’est parce qu’ils étaient trop divisés pour se battre. Il incrimine, entre autres facteurs de démobilisation dans les forces armées, la propagande du Parti communiste et de l’extrême droite[1].
Un passé qui donne à penser
La Parti communiste approuva en effet, en août 1939, le pacte signé par l’Allemagne nazie et la Russie communiste, ce qui entraîna son interdiction et celle de ses organes de propagande, plus tard l’arrestation de quelques-uns des députés de son groupe qui refusaient de condamner ce pacte. Lorsque la France et le Royaume-Uni déclarèrent la guerre à l’Allemagne après que celle-ci eut envahi la Pologne, le PC dénonça une « guerre impérialiste », et son chef, Maurice Thorez, déserta, puis s’enfuit en Russie. Des ouvriers communistes commirent des sabotages dans les usines d’armement.
Après la défaite et l’installation d’une administration allemande à Paris, le Parti communiste demanda à celle-ci l’autorisation de faire reparaître son journal, L’Humanité. Bien que la version clandestine de ce journal réservât ses attaques aux « ploutocrates » anglais et aux anciens gouvernants français, ce qui ne pouvait que convenir à l’occupant nazi, l'autorisation fut refusée, et le parti contraint de demeurer dans la clandestinité. Si des militants, individuellement et contre les consignes de la direction, commencèrent à poser les jalons d’une future résistance à l’occupation, d’autres reçurent mission d’assassiner des cadres du parti ayant condamné le pacte germano-soviétique. Ce n’est qu’en juin 1941, après l’entrée des armées allemandes en Russie, que les communistes, sur ordre de Moscou, organisèrent des actions contre l’occupant.
Du côté de la droite antirépublicaine, l’Action française, avait soutenu ouvertement les fascismes « latins » (Italie, Portugal, Espagne) et, de façon plus hypocrite, le nazisme, dont elle partageait, notamment et notablement, l’obsession antijuive. La défaite de juin 1940 est pour elle une « divine surprise », qui lui permet d’investir le régime mis en place à Vichy avec l’approbation énamourée de son chef, Charles Maurras. Elle inspire ainsi la Révolution nationale, dirigée par le maréchal Pétain, ainsi que les statuts des juifs, conçus et mis en œuvre par l’un des siens, Xavier Vallat. Comme au Parti communiste, des militants se sépareront de la direction de l’Action française, mais le journal du même nom approuvera toutes les décisions de Vichy et soutiendra jusqu’au bout la collaboration avec l’occupant, ce qui lui vaudra d’être interdit à la Libération.
Plus ou moins détachées de l’AF, des groupes liés idéologiquement et financièrement au fascisme italien et au nazisme allemand se réjouissent de la victoire de ces derniers. Ils en bénéficieront politiquement et matériellement à Paris, puis à Vichy. La droite extrême comprend aussi des organisations formées par des dissidents du communisme et du socialisme, qui reproduisent le style et les méthodes italiens et allemands.
Le poids du pacifisme
Un autre facteur de division des Français et d’affaiblissement du patriotisme, peut-être le plus puissant, est le pacifisme, porté par une partie des anciens combattants de l’atroce et meurtrière Première Guerre mondiale. Sa version de gauche est présente dans les rangs du parti socialiste d’alors, la SFIO, au Parti radical et dans le syndicalisme, particulièrement celui des enseignants du premier degré. Sa version de droite est représentée par la ligue des Croix de Feu, devenue le Parti social français. Ces deux courants seront présents à Vichy et, localement, parmi les élus et les maires collaborant avec le régime.
Ce tableau politique dessine de lui-même ses similitudes avec le présent. Alors que la menace de l’impérialisme russe se renforce et se diversifie dans ses moyens, les dirigeants du pays et les forces armées travaillent à assurer la sécurité de la France par ses alliances et par la mise à niveau de ses armements, de ses techniques, de ses personnels. Cette politique est appuyée par la majorité des députés et, selon des sondages datant de quelques mois, par une grande majorité de Français. La division n’en est pas moins présente au Parlement, dans les partis, syndicats et associations, et donc dans la société. Les médias reflètent ces divisions.
On retrouve, comme il y a près de quatre-vingt-dix ans, la conjonction des oppositions d’extrême droite et d’extrême gauche. Dans la première, la proximité avec l’idéologie de l’adversaire est le facteur principal. Vladimir Poutine et son régime sont les agents et les promoteurs d’une politique réactionnaire, refusant les aspects dominants de la modernité sociale et morale : le féminisme, l’homosexualité, le cosmopolitisme, l’antichristianisme. Ils se présentent aussi comme combattant l’islamisme, malgré leur alliance avec l’Iran. Au total, l’extrême droite française se reconnaît dans ces positions. En outre, il ne peut y avoir de réponse efficace qu’européenne face aux menées de Vladimir Poutine. Hostile par principe à l’Union européenne, l’extrême droite minimise le danger.
Cependant Marine Le Pen, soucieuse d’entretenir sa stature de « chef de l’opposition » et de championne de l’alternance dans deux ans, malgré sa situation judiciaire, a décidé que le groupe des députés du Rassemblement national, qu’elle préside, s’abstiendrait sur une résolution européenne de soutien à l’Ukraine, en mars dernier, plutôt que de voter contre. Peut-être a-t-elle pensé qu’avoir voté contre l’Ukraine pourrait la disqualifier, aux yeux des électeurs qu’elle convoite, pour l’Élysée ; mais le choix de l’abstention lui était aussi suggéré par la division de son parti sur cette question. Président du RN et député européen, Jordan Bardella, défend en effet une position sensiblement différente, serrant la main de Volodymyr Zelensky, à Bruxelles, en octobre 2024, après l’avoir applaudi en séance publique l’année précédente. La rivalité encore feutrée entre la dirigeante et celui qui fut son poulain est perceptible sur ce terrain.
En juin, lors d’un rassemblement organisé notamment par la presse Bolloré et intitulé « Sommet des libertés » (référence implicite au discours du vice-président américain Vance, à Munich, en février, accusant les gouvernements européens d’opprimer les libertés), une essayiste libérale, Laetitia Strauch-Bonart, a été huée quand elle a appelé à défendre l’Ukraine. Sur les plateaux de la chaîne CNews, Zelensky inspire une aversion semblable à celle dont il a subi l’expression dans le bureau Ovale, à Washington, en février, par Vance, par Trump et par des journalistes de leurs amis.
La Russie de Poutine et ses avocats
Cette hostilité à l’Ukraine, ou cette sympathie pour la Russie poutinienne, sont le fait d’élus et de responsables d’extrême droite comme Thierry Mariani, Philippe Olivier, Nicolas Dupont-Aignan ou Philippe de Villiers, mais aussi d’hommes politiques se réclamant du gaullisme, comme les anciens premiers ministres Dominique de Villepin et François Fillon, ou comme Pierre Lellouche, ancien conseiller de Jacques Chirac, et Henri Guaino, qui le fut de Nicolas Sarkozy, lui-même ambigu à ce sujet. La perméabilité de la droite libérale au nationalisme « intégral » à la Maurras n’est certes pas nouvelle.
À gauche, le Parti communiste ne pèse plus guère dans les débats. La France insoumise occupe le créneau du soutien tacite ou explicite à la Russie. L’hostilité aux États-Unis et à l’Europe est la raison principale exposée par Jean-Luc Mélenchon et ses partisans pour refuser toute solidarité avec l’Ukraine. Les députés de ce groupe qui ont participé au scrutin sur la résolution européenne de soutien à l’Ukraine ont voté contre (les communistes ont fait de même, tandis que les socialistes et les écologistes votaient pour, avec les groupes soutenant le gouvernement). À Strasbourg, les députés européens LFI, dirigés par Manon Aubry, ont voté contre la saisie des avoirs russes.
Tout en rappelant sa condamnation de l’invasion de l’Ukraine parce que « contraire au droit international », LFI reprend les arguments du pouvoir russe présentant cette invasion comme provoquée par l’agressivité de l’OTAN et du gouvernement de Kiev. En mars, sur RTL, Éric Coquerel, président de la commission des finances de l’Assemblée nationale, n’était « pas persuadé » que la Russie soit un adversaire de la France et qu’elle la « menace », contrairement à ce que le chef de l’État venait de déclarer dans une allocution télévisée et qu’il a redit dans son discours du 13 juillet à l’hôtel de Brienne. Sophia Chikirou, députée de Paris et compagne de Mélenchon, a participé, le 8 mai, à une manifestation de soutien à la Russie pour l’anniversaire de la capitulation allemande en 1945.
La France insoumise se réclame du non-alignement, notion remontant à la guerre froide entre la Russie soviétique et les États-Unis, ou de l’altermondialisme, qui en est l’avatar depuis la fin du communisme en Russie et en Europe de l’Est. C’est l’ambiance des BRICS que le parti mélenchoniste importe ainsi en France, cette coalition d’États – Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud – ayant en commun leur hostilité, d’intensité variable, au libéralisme politique et/ou économique. De même que le non-alignement des années 1950-1980 était capté par le mouvement communiste sous contrôle russe, l’altermondialisme d’aujourd’hui est encouragé et soutenu de plusieurs manières par les régimes au pouvoir à Moscou et à Pékin. Mais l’apparent refus de choisir qu’il met en avant, associant souverainisme et pacifisme, et alimenté par les aberrations de l’Amérique trumpienne, séduit des secteurs de la société française inspirés par des traditions socialiste, communiste, anarcho-syndicaliste ou chrétienne.
Quand il est question de guerre, les composantes des sociétés concernées débattent et s’opposent, plus ou moins largement selon le niveau de démocratie, et les puissances extérieures manœuvrent parmi leurs dirigeants et faiseurs d’opinion. Les débats sont nécessaires, les manœuvres sont inévitables. Celles-ci sont rendues plus pernicieuses, aujourd’hui, par l’utilisation de l’informatique et des réseaux sociaux, qui deviennent de premiers terrains de bataille ; mais la propagande est de tous les lieux et de toutes les époques.
Le legs de Charles de Gaulle, instruit par les événements de 1939-1940, se révèle solide et durable. Malgré son impopularité, Emmanuel Macron peut compter, semble-t-il, sur le soutien de la majorité des Français pour exercer la responsabilité dont l’ancien chef de la France libre voulut que fût investi le président de la République. Les citoyens et celui qu’ils ont placé, avec plus ou moins d’enthousiasme, à la tête de l’État partagent la conscience de cette responsabilité et de leurs devoirs. Mais les forces qui provoquèrent la défaite au siècle dernier sont toujours ou de nouveau présentes et agissantes. Les étiquettes et les méthodes ont changé, les attitudes sont les mêmes.
[1] Antony Beevor, La Seconde Guerre mondiale, Calmann-Lévy, 2014.
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