L’Europe, Trump et sa vision du monde edit

8 décembre 2025

Presque tous les gouvernements publient régulièrement des documents dont l’objectif est d’expliquer à leur opinion publique, mais aussi au reste du monde, leur vision des équilibres internationaux, les objectifs qu’ils entendent poursuivre et les moyens dont ils disposent à cette fin. Les spécialistes du sujet se souviennent de certaines National Security Strategies (NSS) américaines qui ont profondément marqué les relations internationales ; en particulier la NSS 68 publiée en 1950 par l’administration Truman, qui a posé les bases conceptuelles et idéologiques de toute la politique internationaliste de l’après-guerre, y compris le soutien à l’OTAN ; une vision essentiellement bipartisane qui a connu son apogée sous deux présidents républicains, Reagan et G.H.W. Bush. La NSS de 2025 représente la négation explicite de ses prémisses.

La NSS 68 identifiait l’intérêt américain, en premier lieu, comme la défense des valeurs occidentales face à la menace soviétique et considérait un système solide d’alliances, d’organisations multilatérales et la promotion du libre-échange comme les instruments permettant d’atteindre cet objectif. La nouvelle NSS de Trump part plutôt du principe que le consensus qui avait guidé l’Amérique après la guerre était idéologiquement erroné, car cet ordre a en réalité fonctionné à l’encontre des intérêts stratégiques et économiques des États-Unis. La perception jusqu’ici dominante parmi les alliés comme parmi les adversaires d’un ordre construit par et dans l’intérêt de l’Amérique est donc complètement renversée. Cette conception du monde est ainsi tenue pour responsable des problèmes et des tensions qui traversent aujourd’hui la société américaine. On pourrait dire que ce type d’analyse est typique des nationalismes qui ont toujours pour caractéristique de tenter d’apaiser les tensions internes en rejetant leur origine et leur responsabilité sur une prétendue hostilité du reste du monde.

La nouvelle NSS vise d’abord à résoudre le dilemme entre une tendance qui existe depuis longtemps, à savoir la prise de conscience d’une extension peut-être excessive des engagements internationaux du pays, et l’émergence de nouvelles menaces, par exemple celle de la Chine. Mais comment concilier tout cela avec la perception d’un « monde hostile » ? La réponse réside dans le déploiement dissuasif de l’immense puissance militaire et économique du pays : « Peace through Strength. Une autre caractéristique de ce document est l’abandon explicite de toute référence aux valeurs parmi les motivations et les objectifs de la politique américaine. Par exemple, la résolution des problèmes au Moyen-Orient, région dont les États-Unis pourront enfin se détacher après avoir acquis leur indépendance énergétique, est entièrement confiée à l’extension des accords d’Abraham dans leur potentiel économique et commercial, passant sous silence les questions identitaires et existentielles à l’origine du conflit israélo-palestinien. De même, le soutien à Taïwan est réaffirmé, mais motivé par l’importance économique de l’île et la nécessité de préserver la liberté de navigation dans la mer de Chine, et non par ce que peuvent souhaiter ses 26 millions d’habitants. Le même sort est réservé aux aspirations de 40 millions d’Ukrainiens. Comme nous le verrons, l’exception à cette suppression de la question des valeurs est le sort réservé à l’Europe.

Cela vaut également pour les relations avec la Chine, qui n’est pas vraiment un adversaire géopolitique, mais un concurrent commercial dangereux et prédateur. L’engagement américain et l’appel lancé aux alliés pour qu’ils renforcent leur présence militaire dans la région sont également considérés à la lumière de ce problème. Nous assistons donc à une négligence des dangers géopolitiques proprement dits, qui pourrait faire penser à Stuart Mill et au commerce comme alternative à la guerre, mais dans une perspective trumpienne : non pas de libre-échange, mais d’accords négociés dans l’intérêt de l’Amérique, voire du président, de sa famille et de ses amis. Ceux qui s’attendaient à une déclaration claire d’intérêt prioritaire pour le danger chinois sont donc déçus. La priorité déclarée de la politique américaine est l’hémisphère occidental. Il s’agit avant tout de protéger l’Amérique de l’immigration massive, mais aussi du trafic de drogue et de la perspective que ces pays deviennent eux aussi un vecteur d’exportations chinoises. C’est une réaffirmation de la « doctrine Monroe », mais avec l’ajout d’un « codicille Trump ».

Reste à considérer le sort réservé à l’Europe. La satisfaction d’avoir obtenu un engagement européen à augmenter les dépenses militaires s’accompagne du souhait que l’essentiel des tâches de l’OTAN soit à terme géré par les Européens, ce que certains interprètent comme un SACEUR européen (le SACEUR est le Commandant suprême des forces alliées en Europe ; il s’agit traditionnellement d’un commandant des forces armées des États-Unis). Il ne s’agit toutefois pas d’un simple appel à un plus grand partage des charges, mais d’un changement de paradigme. Le rôle de l’Amérique n’est plus de protéger l’Europe de la menace russe, mais de contribuer à créer une « stabilité stratégique » entre l’Europe et la Russie. Tout d’abord, en créant les conditions nécessaires pour mettre rapidement fin au conflit en Ukraine, dont la responsabilité est explicitement attribuée aux institutions européennes qui doivent être abolies et au comportement non démocratique des gouvernements qui imposent la poursuite de la guerre en réduisant au silence et en opprimant les forces politiques et les mouvements qui aspirent à la paix. La partie la plus surprenante du texte explique cette dérive antidémocratique et, plus généralement, le déclin de l’Europe par une longue série de critiques à l’égard du « modèle européen », mais surtout par l’abandon des « valeurs occidentales » entendues comme des valeurs traditionnelles et implicitement chrétiennes.

Certains de ces éléments sont dans l’air depuis longtemps. Ceux qui ont fréquenté les think tanks et les politiciens conservateurs américains au cours des vingt dernières années ont pu constater une vague d’hostilité à notre égard qui n’a cessé de croître. Elle a commencé par la réaction furieuse au refus de la France et de l’Allemagne de soutenir la deuxième guerre du Golfe (rappelons-nous les «freedom fries»), puis par la grande passion des Européens pour Obama, suivie par l’influence exercée dans ces mêmes cercles conservateurs américains par des représentants britanniques pro-Brexit qui dépeignaient l’Europe comme un continent ouvert à l’immigration de masse ; aujourd’hui, l’influence d’Orban est évidente. Dans la vague montante, on voyait de tout. Les Européens, parasites de la protection militaire, mais aussi socialistes, bureaucrates, paresseux, ouverts au wokisme qu’ils avaient d’ailleurs inventé avec Michel Foucault, ouverts à l’immigration, déchristianisés et fondamentalement immoraux. Enfin, des Européens soumis aux institutions bruxelloises, non démocratiques, élitistes et mondialistes. Peu importe que la proportion d’immigrés dans de nombreux pays européens soit inférieure à celle des États-Unis et que le wokisme, quel qu’en soit l’inventeur, soit avant tout un mal américain. En substance, ces critiques projettent sur l’Europe bon nombre des craintes que les conservateurs américains nourrissent pour eux-mêmes. Cette analyse des problèmes qui affligent le continent, qui n’est d’ailleurs pas très éloignée de celle véhiculée par la propagande russe, est clairement le produit d’idéologues différents de ceux qui ont rédigé le reste du document et découle directement du discours prononcé par JD Vance à Munich ce printemps. D’ailleurs, le texte semble parfois directement destiné à influencer l’opinion publique allemande.

Beaucoup à Washington se rendent compte que tout cela est contraire aux intérêts américains. Si les « mauvais » (libéraux, conservateurs et sociaux-démocrates), c’est-à-dire les forces traditionnellement atlantistes, l’emportent en Europe, nous serons de toute façon contraints de rechercher l’autonomie stratégique. Un processus inéluctable en soi, qui, dans une perspective différente, aurait pu conduire à un renforcement des relations transatlantiques. Mais la confiance mutuelle, ciment indispensable à toute alliance, fait profondément défaut. La recherche de l’autonomie stratégique dans ces conditions conduit inévitablement les Européens à aller beaucoup plus loin qu’ils ne le souhaiteraient dans l’assouplissement de leur dépendance non seulement militaire, mais aussi économique et industrielle vis-à-vis des États-Unis. Cependant, même si les « bons » (comme Orban ou l’AfD) l’emportaient, les Américains pourraient avoir de mauvaises surprises. Tout d’abord, les partis populistes eurosceptiques qui recueillent les faveurs des auteurs du NSS peuvent professer leur sympathie pour Trump, mais ils sont rarement alignés sur les priorités économiques du trumpisme. On découvrirait plutôt que leur inclination culturelle est plus facilement tournée vers Poutine et que beaucoup seront également attirés par la perspective de faire des affaires avec la Chine. Le premier effet d’une victoire généralisée des populistes serait l’enthousiasme pour la « stabilité stratégique » retrouvée avec la Russie, accompagné d’une reprise des importations de gaz et d’une nette baisse du soutien à l’augmentation des dépenses militaires. Dans tous ces scénarios, l’Amérique aura de toute façon perdu l’Europe, ou du moins une grande partie de l’influence qu’elle avait sur l’Europe. C’est ce qu’avaient compris les dirigeants américains de l’après-guerre, lorsqu’ils ont décidé de promouvoir l’Alliance atlantique et l’unité européenne comme des processus complémentaires.

Les Européens sont donc confrontés à une question cruciale, non seulement sur la manière de réagir, mais aussi sur ce qu’il convient de faire. Il sera utile de suivre le débat américain ainsi que la réaction des alliés de l’Amérique en Asie, qui se trouvent eux aussi dans une situation difficile, bien que différente de la nôtre. Il sera également prudent de se demander dans quelle mesure, en pratique, Trump se reconnaît dans ce qui est écrit dans la NSS. Nous ne pouvons toutefois pas nous permettre que cela conduise à la paralysie. Les mesures que l’Europe devrait prendre sont bien connues : traduire en réalisations concrètes les recommandations des rapports Letta et Draghi. Mettre en place des programmes à moyen terme pour donner un sens à l’autonomie stratégique dans le domaine militaire et à la construction du « pilier européen de l’OTAN ». Il convient toutefois de garder à l’esprit que le principal adversaire réside dans le scepticisme de notre opinion publique. Celle-ci est en grande majorité pro-européenne et favorable à un effort militaire accru, mais son scepticisme est alimenté par le constat que la multiplication des rapports et des « boussoles stratégiques » n’est pas suivie de mesures concrètes pleinement perceptibles. Enfin, parmi toutes les urgences, il en est une qui prime sur les autres. Si nous voulons avoir une chance d’empêcher un mauvais compromis sur l’Ukraine et de démentir la conviction de Poutine quant à notre impuissance, nous devons être en mesure de démontrer que nous avons la volonté et les moyens de soutenir dès maintenant sa résistance et de fournir les garanties nécessaires à la défense de sa souveraineté dans le cadre de tout accord futur. Le temps disponible est très court et l’alternative pourrait être la dissolution de l’Europe que nous avons construite.

Parmi ses innombrables citations, le grand Samuel Johnson en a une qui convient à notre cas : « La perspective d’être pendu aide à concentrer la pensée. »