La «majorité Ursula» et l’Europe imaginaire edit

25 juillet 2025

Nous savons tout de la tentative infructueuse d’un groupe de députés d’extrême droite de faire voter une motion de censure par le Parlement européen contre la Commission européenne et sa présidente Ursula von der Leyen. Cependant, le récit qui nous a été fait ne correspond pas nécessairement à la réalité. En substance, ce qui nous a été rapporté est l’histoire d’une crise rampante affligeant la coalition qui soutient la Commission au Parlement européen. Une crise due au mécontentement de trois membres de la coalition, libéraux, socialistes et verts, à l’égard du PPE, le parti populaire majoritaire auquel appartient également la présidente. Le PPE et Ursula von der Leyen seraient en effet coupables de deux crimes : avoir déplacé résolument l’axe de l’UE vers la droite dans certains domaines et, à cette fin, avoir sciemment recouru à plusieurs reprises aux votes des partis populistes et souverainistes de droite, par définition « anti-européens ». Preuve supplémentaire, les bonnes relations qu’Ursula von der Leyen entretient avec Giorgia Meloni, présidente du Conseil à Rome, et dont le parti est la principale composante de l’un des partis souverainistes en Europe. Le hic, c’est que ce récit décrit une Europe qui n’existe pas. Cette fiction est d’autant plus dangereuse et trompeuse qu’elle est facile à comprendre pour des citoyens habitués au fonctionnement des démocraties parlementaires normales.

Le problème est que l’UE n’est pas une fédération et qu’elle ne fonctionne pas davantage comme une démocratie parlementaire telle que nous la connaissons. Il s’agit d’un système hybride, ni fédéral ni véritablement intergouvernemental, rassemblant des pays qui restent souverains mais qui partagent une partie de leur souveraineté au sein d’institutions communes. Comme le disent souvent les juristes, les États restent « maîtres des traités ». Au centre de ce système hybride se trouve une institution, la Commission, qui présente certaines caractéristiques communes avec l’idée que nous nous faisons généralement du gouvernement, mais jusqu’à un certain point seulement. Sa légitimité dépend en partie des gouvernements et en partie du Parlement européen, qui vote son investiture et peut également la censurer. Tout cela dans un système où les pouvoirs de décision sont partagés entre le Conseil des ministres nationaux et le Parlement européen. Ce partage des pouvoirs, en raison de la nature même du système, se traduit par une nette prédominance des gouvernements, en particulier dans les domaines qui se situent en marge des compétences que les traités attribuent à l’UE. Il s’agit de domaines qui sont au cœur de la souveraineté nationale, tels que l’immigration ou la politique étrangère et de défense. Ce système, dont nous avons hérité et avec lequel nous vivons depuis près de 80 ans, est certes critiquable. Cependant, personne ne pense qu’il puisse être modifié à court terme. Une rhétorique suggérant l’image d’un système de gouvernement fondé sur une majorité parlementaire est donc gravement trompeuse.

De quoi accuse-t-on Ursula von der Leyen ? En substance, d’avoir « déplacé vers la droite » l’orientation politique des propositions de la Commission sur bon nombre des principaux problèmes auxquels l’UE est confrontée. De quoi s’agit-il ? Tout d’abord, d’une gestion très restrictive de l’immigration. Ensuite, d’une révision du pacte vert afin de donner plus de poids aux exigences liées à la croissance et à la compétitivité. Puis, face à la menace russe et à l’agression contre l’Ukraine, de la proposition de considérer le réarmement comme une priorité absolue de l’UE, même au détriment d’autres objectifs. Enfin, il s’agit de proposer une réponse non idéologique, mais pragmatique et axée sur nos intérêts, au séisme provoqué par Trump. Le tournant est indéniable, mais il est faux de dire qu’il s’agit d’un choix autonome et arbitraire de la Commission, et encore moins d’une tentative, en accord avec le PPE, de suivre la droite souverainiste.

Quelle est en effet la mission de la Commission, sa raison d’être ? En substance, elle doit synthétiser les problèmes auxquels l’UE est confrontée, les interpréter dans l’intérêt commun et proposer la voie à suivre. Toutefois, l’objectif est de parvenir à un consensus. Une difficulté à laquelle la Commission est confrontée est que le Parlement et le Conseil ne reflètent pas exactement les mêmes équilibres politiques. Compte tenu de l’équilibre des pouvoirs déjà décrit, la Commission doit d’abord s’assurer d’un certain consensus au moins de la majorité des gouvernements, puis négocier les ajustements appropriés avec le Parlement. Parler d’une « rupture du pacte majoritaire » à la base de son élection n’a donc aucun sens. Le fameux « virage à droite » opéré par la Commission sur les questions déjà mentionnées ne fait que refléter l’orientation actuelle largement majoritaire des gouvernements de l’UE. En substance, Mme von der Leyen peut certainement être critiquée pour certains aspects de son action, mais dans sa stratégie politique, elle fait simplement son travail.

Une autre erreur du discours actuel consiste à interpréter la dynamique politique de l’UE en termes d’affrontement entre forces « pro-européennes » et « anti-européennes ». Cette distinction existe certes sur le plan idéologique, mais dans la réalité, il est très rare que l’affrontement concret se manifeste en ces termes. Cela a été le cas dans le débat britannique sur le Brexit et en ce qui concerne la position particulière actuelle de la Hongrie. Cela est également vrai au sein du Parlement européen pour la plupart, mais pas tous, des groupes qui constituent la droite populiste. Dans la plupart des différends permanents qui caractérisent le comportement des gouvernements dans la vie quotidienne de l’UE, on peut affirmer que chacun, au cas par cas, est « pro-européen à sa manière ». Par exemple, il n’y a rien d’intrinsèquement anti-européen à avoir une vision plus ou moins ambitieuse du Green Deal.

Dans ce contexte, comment expliquer le comportement des socialistes et des verts à l’égard d’Ursula von der Leyen ? Dans un système qui privilégie le poids des gouvernements, les verts sont presque totalement absents, tandis que les socialistes ne sont que trois, avec des positions très différentes sur les questions prioritaires déjà mentionnées. On peut donc comprendre que certains d’entre eux considèrent le Parlement européen comme le seul levier dont ils disposent pour faire valoir leurs arguments. Le comportement des libéraux est plus mystérieux, dans la mesure où leur principale composante est constituée par les représentants macronistes français qui devraient donc, en théorie, être proches des positions de leur gouvernement. Mais ce sont là les mystères de la phase actuelle de la politique française.

La Commission a proposé, comme elle se devait, un nouveau cadre financier pluriannuel pour le budget européen. Ce n’est pas ici le lieu d’en examiner le fond. Il s’agit toutefois d’une opération à très haut risque. En Europe, le consensus sur le budget est en effet la conclusion et non le début du débat sur les priorités politiques et leur mise en œuvre. Ce débat concerne en premier lieu les gouvernements et n’en est actuellement qu’à ses débuts. Il est toutefois possible que certains groupes politiques au sein du Parlement européen utilisent le cadre financier pluriannuel pour exprimer leur mécontentement et se rallier aux souverainistes pour censurer la Commission. Ce serait une grave erreur, car cela conduirait très probablement à une impasse institutionnelle ou, après une confrontation difficile, à la nomination d’un président encore plus conservateur et probablement plus faible sur le plan politique. La vérité est que le PE est au bord d’une grave crise d’identité. Une crise dans laquelle, il faut le dire, une certaine arrogance du PPE porte une part de responsabilité. L’origine de la crise réside dans l’illusion que les « partis européens » sont bien plus que des fédérations de partis nationaux engagés dans une recherche laborieuse de synthèse.

Cette phase d’incertitude identitaire concernant l’Europe touche d’ailleurs également la politique des différents pays. Dans de nombreux cas, la fracture est visible au sein des coalitions gouvernementales actuelles ou potentielles. Le cas espagnol est évident. Celui de la France également. Le cas le plus complexe est probablement celui de l’Italie, où tant la majorité gouvernementale que l’opposition sont profondément divisées. C’est un problème particulier pour Giorgia Meloni qui, en tant que dirigeante du gouvernement italien, s’inscrit largement dans les grandes lignes de la politique commune de l’UE, alors qu’en tant que responsable politique, elle est à la tête d’un parti qui se veut souverainiste et peine à trouver une identité stable au sein du Parlement européen, comme l’ont montré de nombreux votes récents.

Il est urgent de mettre de l’ordre dans tout cela, non seulement en raison de la gravité des problèmes à résoudre, mais aussi parce que nous sommes obligés d’inventer de nouveaux instruments et de nouvelles procédures. Il est évident que l’UE n’a ni la force ni les moyens de traiter l’ensemble des problèmes. Dans un contexte caractérisé par le retour nécessaire et bienvenu du Royaume-Uni dans le jeu européen, il sera nécessaire d’agir à différents niveaux : celui de l’UE, celui de l’OTAN, mais aussi, dans certains cas, par le biais d’accords intergouvernementaux. Cela exigera une grande imagination institutionnelle. Malgré toutes ses limites, la Commission semble l’avoir compris. Il est souhaitable que tous les gouvernements, mais surtout les forces politiques présentes au Parlement européen, l’intègrent pleinement. Il s’agira ensuite de rendre tout cela compréhensible pour l’opinion publique. Ce n’est pas une tâche facile.