Black-out espagnol: la transition électrique doit-elle mettre en danger la sécurité de fourniture? edit

24 juin 2025

La panne générale survenue le 28 avril dernier en Espagne, au coût économique, social et politique considérable, a partout marqué les esprits. En France, parmi les divers commentaires, celui publié le 5 mai par Jean-Marc Vittori dans Les Echos[i] résonne curieusement. Selon le célèbre éditorialiste, il faut en France « se préparer à la grande panne », ce qui suggère que nous devrions nous plier à la doxa germano-bruxelloise d’un futur en tout renouvelable. Le système électrique français se révélerait exposé à un risque d’effondrement dû à la présence des ENRi (renouvelables intermittentes), à l’instar de ce que vient de vivre le système espagnol. Nous devrions donc nous préparer à faire face à de tels accidents de parcours. Le chemin de la transition énergétique, pavé d’éoliennes, de solaire et de bonnes intentions, serait donc bordé de ronces.

Mais cette hypothèse de la future grande panne pèche par deux oublis. Tout d’abord, d’autres voies de transition électrique existent comme celles suivies en Suède et en France d’un mix composé d’une part modérée d’ENRi et d’une forte part de nucléaire et d’hydraulique. Cette voie est plus sûre et bien moins chère en termes de coût global de long terme pour la France, comme le montre l’étude Futurs énergétiques 2050 de RTE qui fait référence[ii]. Elle évite en effet de doubler les capacités d’ENRi par des moyens pilotables et de multiplier les lignes de distribution et de transport.

Deuxième oubli, le système électrique espagnol n’a pas été suffisamment adapté à un afflux des productions variables d’ENRi pour que son équilibre et la stabilité de sa fréquence et sa tension soient garantis aux différentes échelles de temps – instantanée (de quelques secondes à quelques minutes), journalière, hebdomadaire et saisonnière – chacune nécessitant un traitement spécifique et des équipements particuliers. C’est ce qui est reconnu plus ou moins explicitement par le rapport qui vient (enfin) d’être publié par le gouvernement espagnol le 17 juin sur les causes de la panne générale du 28 avril sur le volet très court terme[iii].

Sont pointées principalement dans le rapport une mauvaise prévision des consommations et productions horaires engendrant des surtensions et des baisses de fréquence, ainsi que l’insuffisance de moyens d’équilibrage disponibles pour faire face à ces variations, que le gestionnaire de réseau doit programmer finement avec les producteurs. Cela se joue en effet avec l’inertie que peuvent offrir les machines tournantes des centrales pilotables, qui permet de résorber les fortes variations de tension et de fréquence. Ce qui n’a pas pu être fait le jour de la panne car il n’y avait pas assez de tels moyens comme d’autres permettant de contrôler la stabilité du système, sachant que les centrales photovoltaïques comme les fermes éoliennes ne peuvent pas participer par la nature de leur production au réglage primaire de fréquence et de tension du système.

Les exigences du développement de l’intermittence à grande échelle

Chaque analyse de l’ensemble des black-out et situations critiques survenus en Europe et dans le monde dans les systèmes à forte part d’ENRi entre 2015 et 2022 (Australie du sud en 2016, Grande-Bretagne en août 2019, Californie en août 2020, Texas en février 2021, etc.) avant la panne générale espagnole ne peut que révéler le manque d’adaptation de ces systèmes à la variabilité des sources intermittentes qui fournissent une grande partie de la production[iv]. En moyenne le système devient instable lorsque celle-ci dépasse 30% et même moins dans un système peu interconnecté avec d’autres. Un black-out était donc possible en Espagne où les éoliennes et le solaire PV ont fourni 40% de la production électrique en 2024 – en France ce chiffre n’est que de 15% – dès lors qu’il n’y avait pas d’adaptation suffisante après deux années de croissance très rapide. La capacité éolienne est passée de 22 à 32 GW entre 2022 et 2024, et celle du solaire PV a crû beaucoup plus rapidement, passant de 17 GW à 35 GW, avec 8 GW concentrés en Estrémadure d’où sont parties les oscillations de fréquence et les surtensions qui ont conduit à l’effondrement complet du système.

Dans le même temps les capacités pilotables en centrales conventionnelles, seules capables d’apporter de l’inertie au système pour maintenir la fréquence des 50 Hz comme au Royaume-Uni), ont commencé à décroître. De plus les réseaux de répartition et de distribution, pas assez développés, commencent à connaître des engorgements selon le REE, le gestionnaire de réseau espagnol qui, en mai 2024, publiait des nouveaux critères de sécurité[v]. Lors de la panne, les installations de stockage par batteries bien adaptées à la variabilité du solaire PV ne totalisaient que 3 GW alors qu’il en faudrait 22 GW pour faire face à des productions solaires de plus en plus élevées selon les plans de développement de REE. Il n’y avait pas non plus de possibilité de délestages sélectifs de consommateurs situés dans les zones de perte de production soudaine pour éviter le black-out général.

Les risques associés au développement de l’intermittence à grande échelle

Les EnRi posent en effet deux problèmes principaux, celui de la variabilité de leurs productions non pilotables qui impose de développer des moyens flexibles complémentaires, et celui de la stabilité du système en fréquence et en tension qui prend une dimension importante quand leur part dépasse 30%. Une étude conjointe de RTE et de l’Agence Internationale de l’énergie (AIE) de 2021[vi] décrit quatre conditions strictes et cumulatives de viabilité d’un mix électrique à forte proportion d’ENR dans une étude sur le système français en 2050 :

. la présence de capacités pilotables permettant d’offrir à tout moment une puissance au moins égale à la puissance demandée et d’assurer le contrôle automatique de la fréquence et de la tension grâce à l’inertie de leurs machines tournantes, alors que les éoliennes et les fermes de panneaux solaires PV en sont dépourvues[vii],

. la disponibilité de capacités de stockage aux différentes échelles de temps associées au profil des variations de l’éolien ou du solaire PV (les batteries et les volants d’inertie pour le stockage journalier, les stations de pompage à l’échelle hebdomadaire, l’hydraulique de lacs entre les saisons),

. les possibilités de pilotage de la demande horaire (via les compteurs intelligents comme Linky), afin de limiter la consommation lors des pointes, ou au contraire de la stimuler lors des périodes de surproduction renouvelable, en association avec des incitations tarifaires,

. et enfin le renforcement des réseaux internes pour limiter les congestions sur des points de réseau et le développement des liaisons transfrontières pour profiter des possibilités d’offres d’énergie et de services de réglage des systèmes voisins.

Aucune de ces conditions n’est réellement satisfaite en 2025 au niveau du développement des capacités et des productions des ENRien Espagne. Juste après la panne, le Premier ministre espagnol, Pedro Sanchez, très engagé dans le tout ENR, s’est empressé de déclarer que le solaire PV n’était pas responsable de la panne géante. Mais, si c’est vrai stricto sensu, cela n’empêche qu’elles résultent des défauts d’adaptation du système électrique espagnol, un jour d’avril 2025 où les productions des ENR intermittentes couvraient plus de 60% des besoins horaires. Ces défauts incluent l’inadaptation du pilotage du système par le gestionnaire de réseau à la variabilité des productions des multiples fermes solaires PV et éoliennes, comme le souligne le rapport officiel. Les inerties du total des machines tournantes des centrales pilotables programmées pour tourner ces heures-là étaient insuffisantes au moment de l’effondrement du réseau.

Quid du manque de capacité d’interconnexions entre l’Espagne et la France?

Les Espagnols et les Portugais (qui, au passage, ont été concernés aussi par la panne générale) n’ont pas manqué de reprocher à la France son peu d’enthousiasme à développer les interconnexions entre les deux pays[viii]. La capacité totale actuelle n’est en effet que de 2,6 GW et le projet de ligne sous-marine de 2,2 GW dans le golfe de Gascogne, qui bénéficiera d’un large financement européen, a été ralenti par des blocages juridiques : il ne doit démarrer qu’en 2028. En adossant la péninsule ibérique au réseau français, plus d’interconnexions aurait, selon eux, permis d’éviter la panne générale car, grâce à ses machines tournantes, le système français dispose de façon générale de quoi assurer près de la moitié des besoins en services de réglage de système de l’Europe occidentale. En d’autres termes, il est reproché à la France un manque de solidarité, qui aurait dû l’amener à investir dans ces liaisons très coûteuses, même si leur intérêt strictement économique n’est pas démontré. Cela renvoie à une question plus générale d’intérêts mutuels quand des pays font des choix divergents de mix électrique alors que ceux-ci ont des impacts sur les autres systèmes. De ce point de vue, le cas de l’Allemagne qui utilise à son profit les systèmes électriques des autres pays, souvent en les perturbant, est emblématique de ce problème, même s’il est mal vu de le dire.

L’étude RTE/AIE ajoutait un bémol à l’intérêt d’accroître les capacités d’interconnexion entre systèmes, sachant que nos voisins peuvent décider de fermer leurs centrales fossiles ou nucléaires pilotables et réduire leurs marges de réserve sans coordination, alors qu’ils comptent de facto sur les marges de réserve et les services offerts par nos centrales pilotables. Nous avons montré dans une note publiée en 2021 à France Stratégie, intitulée Quelle sécurité d'approvisionnement électrique en Europe à l'horizon 2030?[ix], comment chaque pays comptait implicitement sur les autres en cas de tension. Cette note attirait l'attention sur l'éventualité des défaillances des systèmes électriques européens, et notamment du système français, s’il est de plus en plus intégré physiquement et économiquement aux autres, sans trouver d’avantages pour lui-même.

L’Allemagne et l’Espagne se sont fixé des objectifs très ambitieux de développement d’ENRi alors que le développement des solutions de pilotage de la demande, de capacités de stockage et, plus généralement, de flexibilité (avec des centrales pilotables qui apportent aussi leur inertie en cas d’instabilité du système) n’ait été suffisamment avancé. Les acteurs du système espagnol dans son ensemble ont même largement failli le 28 avril dans le calcul des besoins de machines tournantes et de l’inertie nécessaire pour stabiliser la fréquence et la tension du système dans toutes les situations. Que penser de ce qui se profile en Allemagne avec l’arrêt progressif des centrales au charbon d’ici 2035 après celui des réacteurs nucléaires, et le retard important pris dans l’installation de 15 GW de centrales à gaz flexibles, tandis que les risques de Dunkelflaute (jour dans le noir), c’est-à-dire de journées hivernales froides sans soleil et sans vent, comme le 12 décembre 2024, sont loin d’être des hypothèses théoriques ? In fine, que deviendra la sécurité d’approvisionnement européenne si la France remplace ses centrales nucléaires par des ENRi, comme le voulaient il y a peu encore les belles âmes ?

En conclusion

L’éolien et le solaire PV ne doivent plus être présentés comme l’alpha et l’oméga de la transition énergétique. L’addition d’ENRi au système électrique, souvent accompagnée de la fermeture de centrales pilotables conventionnelles, sans analyse de la capacité du système à les intégrer ne peut que dégrader sa résilience en affaiblissant les moyens de contrôle de la stabilité du réseau. La question de la sécurité générale de fourniture doit revenir au premier plan de la politique énergétique, avec le souci de ne pas générer de surcoûts inconséquents en dépenses de réseau et de sources de flexibilité. L’étude RTE/AIE de 2021 déjà citée estimait qu’avec plus 30% de production par les EnRi, « les besoins de flexibilité à la fois journalière et hebdomadaire sont multipliés par un facteur 5 par rapport à la situation de 2020 en tenant compte de la baisse des capacités pilotables, afin de pallier l’augmentation de la variabilité des productions et celle des variations de fréquence ».

En France les premières versions du plan pluriannuel de l’énergie projetaient de monter la part des ENRi à 30% de la production du mix électrique en 2030 et presque 40% en 2035 sans autre justification que de se plier aux objectifs bruxellois du Green Deal et du programme Fit for 55, définis sur des bases purement idéologiques. Des voix commencent enfin à s’élever, comme celle de l’Académie des Sciences[x], qui réclament que les ENRi se développent à un rythme compatible avec les capacités de flexibilité offertes par le système. Des chemins moins dogmatiques sont possibles en France en se résolvant, horresco referens, à ralentir le développement des EnRi et en leur imposant de contribuer à la flexibilité du système via les règles communes dont elles sont aujourd’hui affranchies, et parallèlement en profitant au mieux du potentiel de flexibilité offert par le pilotage de la demande et surtout des « inerties » de l’ensemble des centrales nucléaires rénovées en attendant les mises en service des premiers EPR2 après 2035.

[i]https://www.lesechos.fr/idees-debats/editos-analyses/se-preparer-a-la-grande-panne-2163524

[ii] https://www.rte-france.com/analyses-tendances-et-prospectives/bilan-previsionnel-2050-futurs-energetiques

[iii] El Gobierno reparte culpas entre Red Eléctrica y las empresas por el gran apagón | Economía | EL PAÍS

[iv] https://www.encyclopedie-energie.org/renouvelables-intermittentes-menace-de-black-out-comment-y-faire-face/

[v]https://www.ree.es/sites/default/files/00_CONOCENOS/Documentos/codigos_de_red/Criterios_Generales_de_Proteccion_del_Sistema_Electrico_Espanol_Version_consolidada_tras_consulta_OS.pdf.

En janvier dernier, la commission coiffant les marchés reprenait les avertissements de REE surle riosque d’instabilité du réseau en pointant la multiplication des épisodes de surtension sur le réseau espagnol qui entraînaient des déconnexions automatiques des grands équipements de production.

https://asena-consulting.es/noticias/la-cnmc-alerta-de-problemas-para-el-control-de-tension-de-la-red-electrica/

[vi] https://www.rte-france.com/actualites/rte-aie-publient-etude-forte-part-energies-renouvelables-horizon-2050

[vii] Le débat entre experts fait rage actuellement pour déterminer si les dispositifs divers d’inertie synthétique pourront réellement prémunir contre le risque d’effondrement du système quand les EnRi atteindront un niveau de 80 % de la production annuelle (c’est l’objectif que le gouvernement espagnol a fixé pour 2040). En tout cas ces dispositifs n’ont jamais été testés à l’échelle d’un système. Les partisans espagnols du tout-ENR et notamment du solaire PV font prévaloir cette solution de façon illusoire. En tout cas, actuellement ils n’ont pu jouer qu’un rôle inexistant le 28 avril.

[viii] https://www.lesechos.fr/idees-debats/editos-analyses/black-out-en-espagne-et-au-portugal-leternel-probleme-des-pyrenees-2166842.

[ix]https://www.strategie-plan.gouv.fr/files/files/Publications/2021/0115%20approvisionnement%20%C3%A9lectrique/fs-2021-na-99-approvisionnement-electricite-janvier.pdf

[x] https://academie-sciences.fr/lacademie-des-sciences-partage-sa-contribution-au-troisieme-volet-de-la-programmation-pluriannuelle