Le (difficile) travail du régulateur edit

18 novembre 2025

Le régulateur des transports britannique (Office of Rail and Road) a pris, le 30 octobre dernier, une décision qui ouvre la voie à l’introduction de la concurrence sur la liaison ferroviaire empruntant le tunnel sous la Manche, entre l’Angleterre et le continent. Cette décision est une bonne nouvelle pour des milliers de touristes, d’hommes et de femmes d’affaires. Mais elle illustre les difficultés liées à la régulation des secteurs réglementés.

Pourquoi doit-on réguler les industries de réseaux?

Les marchés sur lesquels règne la concurrence parfaite peuvent être laissés au libre exercice de la rivalité entre producteurs. Sur de tels marché, l’entrée et la sortie sont faciles car il n’y pas besoin de réunir des compétences ou des actifs rares, les biens ou services échangés sont facilement compréhensibles et observés par les consommateurs avant l’acte d’achat, les rendements d’échelle sont décroissants et tant la demande que l’offre se caractérisent par la présence de nombreux agents dont aucun n’est prépondérant.

Les industries de réseaux (télécommunications, ferroviaire, électricité) sont différentes. Comme leur nom l’indique, elles s’organisent autour d’une gigantesque et coûteuse infrastructure. Une fois un réseau construit et jusqu’à sa saturation, il est très facile de faire circuler des unités supplémentaires. Comme il est désirable de rentabiliser l’énorme investissement fixe dans l’entretien du réseau, les rendements d’échelle sont croissants, c’est-à-dire que le coût moyen de circulation sur le réseau diminue avec la production totale. Livré à lui-même, le marché donnerait aux entreprises de larges incitations à fusionner pour tirer parti de l’exploitation d’un réseau unique. Il se formerait alors un monopole privé. Un tel monopole, comme tout monopole, aurait intérêt à exercer son pouvoir de marché en raréfiant l’offre et en montant les prix.

De telles industries appellent donc une intervention publique pour éviter une fin inefficace (la sous-utilisation du réseau) et pénible aux consommateurs (des prix élevés). Historiquement (pensons à l’après-guerre), ces industries ont été érigées en monopoles publics verticalement intégrés, c’est-à-dire gérant tous les éléments de la chaîne d’offre depuis la production proprement dite, le transport sur le réseau et le service aux usagers. L’idée de l’époque était que la propriété publique suffirait, indépendamment des incitations, à assurer une gestion efficace.

Depuis les années 80, les progrès des théories économiques de la « régulation » ont remis les problèmes d’incitations à l’ordre du jour et conduit de nombreux pays à organiser les industries de réseaux différemment. Le réseau lui-même reste un goulet d’étranglement et il n’y pas d’autre choix que d’en laisser la gestion à un monopole réglementé. Mais tant la production, en amont, que la distribution, en aval, peuvent devenir des segments concurrentiels sur lesquels plusieurs entreprises peuvent rivaliser. Par exemple, dans le cas de l’électricité, la production (par les centrales) et la vente aux clients (fourniture d’énergie, relevés, facturation) peuvent chacune être prises en charge par des entités concurrentes même s’il y a un seul gestionnaire du réseau, en charge de son entretien et de sa stabilité. Dans le secteur ferroviaire, une entité (locale ou nationale) peut être responsable de la construction et de l’entretien des voies et de l’allocation des créneaux de passage des trains tandis que plusieurs compagnies ferroviaires concurrentes s’occupent de fournir le service de transport proprement dit (matériel roulant, conduite, billetterie, services à bord).

Que le réseau soit géré par une entreprise intégrée (et donc aussi présente sur un ou plusieurs segments concurrentiels) ou par un opérateur indépendant, la supervision publique s’impose pour garantir que le réseau est utilisé au mieux pour faciliter la concurrence.

Le cas épineux du tunnel sous la Manche

Dans le cas des trains entre le continent et l’Angleterre, le tunnel est, fait rare, géré par une entité privée séparée, Eurotunnel, et jusqu’à maintenant, une seule entreprise offrait des services de transport ferroviaire de passagers (Eurostar). La raison de cet état de fait n’est pas celle qu’on croit. Certes, le tunnel constitue, littéralement, un goulet d’étranglement pour le passage des trains. Mais il n’est pas utilisé à pleine capacité à l’heure actuelle. C’est la disponibilité d’un dépôt pour trains à Londres qui empêche une offre diversifiée de se mettre en place. Ces hangars avec voies surélevées permettent de préparer les trains et d’effectuer les opérations de vérification et de petite maintenance. À Londres, l’unique dépôt disponible pour l’entretien de trains à grande vitesse est celui de Temple Mills International, près de la gare de Stratford. Il est possédé et exploité par Eurostar. S’il était facile de construire une infrastructure alternative, ce ne serait pas un problème : une compagnie de train concurrente pourrait dupliquer le dépôt de Temple Mills. Malheureusement, la faible disponibilité de terrains reliés aux voies et les contraintes d’urbanisme rendent cette perspective très coûteuse, sinon impossible à court terme. La seule possibilité pour un concurrent aurait été de louer une partie du dépôt de Temple Mills mais jusqu’ici, Eurostar s’y était toujours refusé.

Des concurrents potentiels d’Eurostar ont donc demandé au régulateur britannique d’obliger ce dernier à leur donner accès au dépôt. Une telle demande soulève un problème classique de concurrence : faut-il contraindre une entreprise propriétaire ou gestionnaire d’une infrastructure essentielle à en donner l’accès à ses concurrents ? Ce n’est pas une question facile : à court terme, la mise à disposition de l’infrastructure peut permettre à de nouvelles entreprises d’entrer sur le marché et d’augmenter la production. Mais si la présence de l’infrastructure résulte de lourds investissements, une politique très libérale d’accès décourage ces investissements puisqu’une partie du retour sur ces derniers est mise à la disposition de concurrents.

Par ailleurs, si un régulateur choisit d’enjoindre l’accès, il ne peut se désintéresser des conditions concrètes (termes contractuels) de celui-ci. Il serait trop facile au gestionnaire historique de l’infrastructure de demander des loyers ou frais d’accès prohibitifs (ou de prescrire des prérequis techniques farfelus) pour contourner l’intention du régulateur. Au final, ce dernier est donc obligé de s’immiscer très en détail dans les conditions commerciales et techniques exactes de l’accès à l’infrastructure essentielle, tout en veillant à choisir des prix d’accès qui assurent un rendement minimal au capital investi par l’opérateur historique.

Dans le cas britannique, Eurostar a commencé par affirmer que le dépôt était utilisé à pleine ou grande capacité et que l’accès donné à un concurrent était soit impossible soit trop coûteux. Un audit indépendant commandé par le régulateur a établi qu’il était en fait possible d’augmenter le nombre de trains utilisant l’infrastructure, mais pour une seule compagnie supplémentaire. Le régulateur a donc procédé à un appel aux entreprises intéressées par l’exploitation de cette capacité résiduelle. Eurostar a proposé de l’utiliser en augmentant le nombre et la fréquence de ses trains (arguant de ses coûts d’exploitation moins élevés du fait de son expérience et de l’absence de coûts de coordination avec un rival pour la gestion du dépôt.). Quatre compagnies ont par ailleurs candidaté à l’ouverture d’un nouveau service ferroviaire.

Encore une fois, la décision du régulateur n’était pas facile. L’arrivée d’un concurrent implique des coûts de coordination entre entreprises et de supervision de l’accès au dépôt. Mais on peut espérer que la concurrence ainsi introduite entraînera une baisse de prix, une amélioration de la fréquence ou de la qualité ou, en tout état de cause, un plus grand choix pour les consommateurs. La sélection d’un concurrent impose par ailleurs de choisir un projet présentant de solides garanties techniques, financières et commerciales. Il faut en effet choisir une compagnie assez sérieuse pour commander ou louer des trains et procéder aux démonstrations de sécurité et disposant d’assez de savoir-faire pour gérer le service commercial. Rien ne serait pire que d’allouer la capacité résiduelle à un projet qui n’aboutirait pas : on n’aurait alors conduit qu’à la sous-utilisation de l’infrastructure.

Le pari du régulateur britannique

Après enquête de marché, le régulateur a décidé d’allouer la capacité restante à un projet (représentant environ 800 millions d’euros d’investissements) mené par Virgin sur la base de matériels fournis par Alstom. Pour le régulateur, il s’agit d’un pari, celui que les bienfaits de la rivalité commerciale l’emporteront sur les complications amenées par la présence de deux opérateurs dans le dépôt, ce qui rendra plus difficile la gestion des événements imprévus (trains en retard ou en panne).

Ces bienfaits seront longs à obtenir. Il n’est pas prévu que Virgin fasse circuler des trains avant 2030. Ils seront également difficiles à obtenir. Une grande partie de la littérature expérimentale en économie montre que des marchés stables occupés par deux concurrents (des « duopoles ») ne sont pas caractérisés par une forte concurrence. Les acteurs réalisent très vite qu’il est de leur intérêt commun de ne pas chercher à se faire fortement concurrence. Si la croyance s’installe qu’une politique agressive de recherche des volumes débouchera sur une guerre des prix, il peut s’installer entre les deux concurrents une forme de collusion tacite, qui, sans violer l’interdiction légale des ententes anti-concurrentielles, aboutit au même résultat.

Ce risque est particulièrement élevé dans le cas des liaisons transmanche : une fois que le dépôt de Temple Mills International sera utilisé à plein, quel bénéfice tirerait un opérateur qui baisserait ses prix ? Il ne pourrait pas faire circuler plus de trains. Réjouissons-nous en pensant qu’en tout état de cause, le nombre et la fréquence des liaisons devraient augmenter par rapport à aujourd’hui.

En tout cas, l’affaire illustre les difficultés à faire vivre une concurrence authentique dans les secteurs qui nécessitent une réglementation technique et économique. Le travail du régulateur n’est pas facile. Quoi qu’il décide, dans un temps où l’humeur est à la critique inconditionnelle des autorités publiques, il sera contesté. Au moins le régulateur britannique a-t-il fait montre d’un véritable attachement de principe à la concurrence, c’est-à-dire, in fine, à la défense des consommateurs. Que se serait-il passé si l’infrastructure essentielle avait été localisée à Paris, et non à Londres ?