Le retour des morts-vivants edit

21 septembre 2020

L’ampleur du choc économique amené par l’épidémie de Covid-19 est sous-estimé par l’opinion. La récession prévue cette année est sans rapport avec les épisodes récessifs habituels. Sauf découverte soudaine d’un remède miraculeux, ce choc est amené à peser sur l’économie jusqu’à l’année prochaine, au moins. Cela pose la question de la durée souhaitable du soutien aux entreprises en difficulté.

Jusqu’à présent, l’État a accepté de réassurer le revenu national en suspendant le paiement de certains impôts et taxes pesant sur les entreprises, en les subventionnant directement ou indirectement (prêts garantis) et en prenant à sa charge une grosse partie des salaires versés aux travailleurs placés en chômage technique. Cette politique visait à éviter la faillite de nombreuses entreprises et l’effondrement total du revenu des ménages durant la période de confinement. Elle a été bien accueillie. Le gouvernement a récemment présenté un plan de dépenses publiques dont le système médiatique discute sans relâche le montant et la composition.

De nombreuses questions macroéconomiques se posent en effet au sujet de cette politique et de son financement monétaire par la banque centrale. Toutefois, sur le plan microéconomique, la vraie question n’est pas encore tranchée. Elle concerne la durée souhaitable du soutien aux entreprises en difficulté.

L’épidémie représente à la fois un choc d’offre et de demande : il est impossible de produire autant qu’avant avec des salariés coincés à la maison et des entreprises soumises à toutes sortes de restrictions sanitaires et, par ailleurs, les consommateurs ont fortement réduit leurs achats et réorientés leur demande.

Laissée à elle-même, l’économie se serait contractée dans des proportions vertigineuses. La réduction simultanée de la demande et de l’offre risquait de provoquer de nombreux licenciements (ou réorientations professionnelles) et de nombreuses faillites. Or, la disparition d’entreprises compétitives constitue toujours une perte de savoir-faire organisationnel et, pour les travailleurs connaissant des périodes de chômage, une diminution des compétences mobilisables (perte de capital humain). Si le choc était de nature temporaire, mieux valait le traiter comme un problème de liquidité. En fournissant massivement du crédit et des subventions, l’Etat a évité les coûts d’ajustement liés à la fermeture de milliers d’entreprises et la suppression de milliers de postes qui auraient dû être recréés, une fois l’épidémie traitée.

Un choc qui devient durable

Malheureusement, l’épidémie reste menaçante et continue d’imposer de nombreuses restrictions. Chaque semaine qui s’écoule transforme le choc temporaire du Covid en choc semi-permanent et remet en question la légitimité d’une politique qui voudrait cryogéniser l’économie dans l’attente d’une hypothétique sortie de crise. En effet, pour un temps encore incertain, de nombreuses activités sont tout simplement devenues improductives et ce, pour deux raisons. Premièrement, à structure de demande inchangée, la production est plus coûteuse : un restaurant, une salle de spectacles ou une compagnie aérienne opérant à la moitié de sa capacité peut être devenue trop coûteuse pour survivre, étant donnée le prix que les consommateurs sont disposés à payer.

Ceux-ci, deuxièmement, ont peut-être durablement changé leurs habitudes de consommation. Par exemple, avec le télétravail, de nombreux cadres n’ont plus besoin de s’habiller de manière formelle aussi souvent et de déjeuner à l’extérieur. Il est logique que l’activité de tailleur ou de restaurateur devienne moins rentable. A cause du risque de contamination, de nombreuses personnes ne souhaitent plus se rendre au cinéma ou à l’orchestre et adoptent de nouvelles pratiques culturelles. Il est possible que l’équilibre économique de certaines salles soit rompu.

Si ces changements sont temporaires et la disparition d’emplois et d’entreprises associée à de fortes conséquences négatives pour la société, il peut être justifié de combattre la seconde en attendant la fin des premiers. Mais, s’ils sont amenés à durer (parce que le télétravail se généralise ou que les consommateurs prennent goût à Netflix plutôt qu’au cinéma), l’efficacité commande de laisser les entreprises inefficaces fermer et de réallouer les facteurs de production aux activités rentables.

Firmes zombies et stagnation de la productivité

De nombreuses études ont montré qu’une grosse partie des gains de productivité (et donc de la croissance) était imputable à la disparition des entreprises inefficaces et leur remplacement par des nouveaux entrants productifs. En gelant la structure de la production, les dispositifs de chômage partiel n’incitent pas les entreprises (et leurs créditeurs) à effectuer les choix (douloureux à court terme mais bénéfiques à moyen terme) qui aideraient l’économie à repartir.

Le risque de maintenir en survie artificielle des entreprises sous-performantes a bien été identifié par la littérature sur les firmes mortes-vivantes (« zombie firms »). Initialement mise en évidence dans le cadre de l’étude de la longue stagnation japonaise, cette catégorie rassemble les entreprises qui sont maintenues en activité par le crédit bien qu’elles connaissent des difficultés récurrentes à faire face à toutes leurs obligations de remboursement (et sont donc conceptuellement en défaut de paiements). Ces entreprises connaissent des gains de productivité inférieurs à la moyenne et pèsent donc sur la croissance de la production. Il a par ailleurs été montré qu’elles exercent des effets d’éviction sur les autres entreprises de leur secteur, performantes celles-là, en ralentissant la croissance des concurrents existants ou en limitant l’apparition sur le marché de nouveaux acteurs.

Les causes de l’existence de ces entreprises zombies sont à trouver dans un environnement de taux d’intérêt bas, dans le comportement des banques qui préfèrent renouveler des lignes de crédit plutôt que de provisionner des fonds au titre de prêts non-performants et dans l’inefficacité des régimes de liquidation des entreprises.

Depuis trente ans, au fil des crises, la proportion du stock de capital alloué aux entreprises mortes-vivantes ne cesse de croître dans les pays développés. Certains auteurs pensent que ce développement, et plus généralement, la mauvaise allocation du capital, joue un rôle dans la chute de la croissance économique observée depuis 20 ans. Selon une étude d’économistes de l’OCDE, en moyenne, la réduction de la part d’entreprises zombies au minimum observé après la grande crise financière de 2008 dans chaque industrie dans un échantillon de pays développés aurait conduit à une hausse de la productivité des entreprises de 0,6 % en moyenne en 2013 (avec de fortes variations d’un pays à l’autre).[1]

Le problème est pourtant plus grave encore si la structure de la demande a durablement changé. Dans ce cas, les entreprises zombies non seulement ralentissent la progression de leur secteur mais empêchent encore la réallocation des facteurs de production entre secteurs.

L’ironie veut qu’aujourd’hui la présence de nombreuses firmes zombies ne soit plus liée à la faiblesse des banques, qui n’osent pas débrancher des clients improductifs, mais à la faiblesse de l’Etat, qui ne sait pas comment sortir du généreux régime de chômage partiel et de prêts garantis qu’il a mis en place.

Quelle politique économique?

La tâche pour le gouvernement va donc consister à sortir du financement du chômage partiel. Il ne peut le faire brutalement et sans continuer à soutenir les salariés, au risque de voir la demande s’effondrer. Il peut, petit à petit, réduire la voilure, laisser les faillites et licenciements s’opérer et transformer le soutien aux entreprises (par le chômage partiel) en soutien au revenu des ménages (par l’assurance-chômage). Au 1er octobre, le taux de couverture des salaires des employés mis au chômage technique va d’ailleurs baisser un peu. Cette politique sera très difficile à mener dans la durée. Elle suscitera de fortes résistances liées aux situations personnelles dramatiques que les faillites et les licenciements produiront malgré nos dispositifs d’assurances sociales et aussi à la mauvaise compréhension des mécanismes économiques, qui caractérise le débat public en France.

Dans l’idéal, le soutien devrait être retiré prioritairement aux secteurs dont la demande a durablement baissé (aéronautique ?) ou dont les coûts de liquidation et/ou de création des entreprises sont les moins élevés (les restaurants plutôt que les orchestres symphoniques ?). Mais il est malaisé de déterminer quels sont les secteurs ou entreprises concernés et rien ne serait pire que des décisions arbitraires prises par une bureaucratie tatillonne. Parallèlement, le gouvernement doit prêter attention à l’efficacité des procédures collectives de redressement et liquidation judiciaires mais il s’agit d’un domaine compliqué. Le système judiciaire a tout bonnement fermé boutique pendant le confinement, ce qui donne une idée de ses capacités d’adaptation.

Aussi, en toute logique, il faut se résigner à une explosion du nombre d’entreprises zombies qui, loin de garantir la progression de l’activité, vont durablement plomber la croissance de la productivité dans les mois et années qui viennent. Stabiliser l’économie est donc le mieux qu’on puisse espérer. Il faut, à moyen terme, réviser à la baisse les perspectives de croissance qui, dans notre pays, n’étaient pourtant pas éclatantes pour commencer.

 

[1] Adalet McGowan, M., Andrews, D., & Millot, V. (2018), “The walking dead? Zombie firms and productivity performance in OECD countries”, Economic Policy, 33(96), 685-736.