Les jeunes et le travail: aspirations et frustrations edit

13 mai 2025

L’Institut Montaigne vient de réaliser une grande étude sur les jeunes et le travail, à laquelle j’ai contribué en compagnie de Yann Algan et Marc Lazar. Nous ne nous sommes pas contentés de les interroger sur leurs aspirations à l’égard du travail en général ; nous avons cherché aussi à évaluer l’écart entre ces aspirations et la réalité des emplois occupés. Cette analyse s’est révélée riche d’enseignements. Cet article en livre quelques résultats saillants.

Un premier point concerne les aspirations elles-mêmes. L’enquête confirme que les jeunes ne rejettent pas le travail : 80% d’entre eux continueraient de travailler même s’ils avaient les moyens financiers de ne pas le faire. Le travail n’est donc pas qu’un moyen de subsistance, il est aussi un vecteur d’intégration et de réalisation personnelle. Une autre preuve en est apportée par un résultat de l’enquête : la satisfaction de la vie est étroitement corrélée à la satisfaction au travail. La satisfaction au travail a ainsi des conséquences sur le bien-être global.

Pour autant, les jeunes ne sacralisent pas le travail, ils ne sont pas prêts en tout cas à lui sacrifier l’équilibre de leur vie personnelle. En effet, après le niveau de rémunération qui vient en tête des attentes (sur les qualités attendues du travail en général), la demande d’un équilibre entre la vie de travail et la vie personnelle est le second critère le plus cité comme élément important pour juger de la qualité d’un travail.

L’importance de la qualité de vie au travail

Immédiatement après se situe la question du stress au travail. Ces deux critères montrent toute l’importance pour les jeunes de la question de la qualité de vie au travail. Travailler oui, mais dans un environnement qui permette de s’épanouir, et qui ne porte pas atteinte à son équilibre personnel, sur le plan psychologique comme sur celui de sa vie extra-professionnelle. Or, c’est à nouveau sur ces deux critères (toujours après la rémunération) que les jeunes actifs ressentent le plus de frustration lorsqu’on compare leurs attentes théoriques à la réalité du travail qu’ils occupent. La question du stress au travail vient même en seconde position dans la hiérarchie des frustrations (figure 1).

Ces insatisfactions sur la question du stress au travail se font particulièrement sentir dans les secteurs de l’hôtellerie-restauration et des secteurs de l’enseignement, de la santé et de l’action sociale. Il s’agit de métiers où le contact avec le public peut générer de fortes tensions émotionnelles. Les jeunes formés à ces métiers les ressentent tout particulièrement, les redoutent et s’en plaignent lorsqu’ils exercent un emploi de ce type.

Comparativement, certains critères de qualité du travail génèrent peu de déceptions. La pénibilité physique notamment vient en queue de liste. Même chez les jeunes employés dans l’industrie les écarts entre les attentes et la réalité ressentie du travail sur ce plan sont très faibles. Ces contrastes sont le signe d’une double évolution. D’une part, dans la population active les emplois du tertiaire prennent largement le pas sur les emplois industriels (voir ma dernière chronique dans Telos) et les risques psychosociaux associés à ce type d’emploi deviennent donc plus fréquents que les risques physiques qui accompagnaient les emplois industriels. D’autre part, et c’est plus inattendu, notre enquête montre un profond clivage de genre dans l’appréhension des qualités requises du travail et des frustrations qui y sont associées. En effet, les jeunes hommes ont des attentes et un niveau de frustration par rapport à l’emploi beaucoup plus faibles que les jeunes femmes. La figure 1 montre que cet écart est presque général mais qu’il est particulièrement marqué sur la question du stress au travail.

Figure 1. Hiérarchie des frustrations au travail en fonction du genre

Lecture : l’indice de frustration est égal à la différence entre la note attribuée à chaque critère de qualité idéale du travail et la note attribuée à ce critère dans l’emploi effectivement occupé (les notes sont portées au carré pour donner plus de poids aux attentes plus élevées)

Ce n’est pas étonnant car l’orientation scolaire reste extraordinairement sexuée et les femmes, dans les filières professionnelles, se dirigent massivement vers les métiers du tertiaire et des services, métiers dans lesquels cette question du stress au travail est particulièrement prégnante.

Le paradoxe est que, malgré ce niveau élevé de frustration que vivent les jeunes femmes sur ces aspects, elles ne traduisent pas cette frustration en insatisfaction revendiquée. Dans une précédente enquête, Une jeunesse plurielle, on voyait déjà que les jeunes femmes nourrissaient des aspirations sociétales fortes mais avaient des difficultés à les traduire en engagement politique ou associatif. Quant aux jeunes hommes formés aux métiers industriels, ils manifestent de faibles attentes en matière de qualité du travail et du fait de ce bas niveau d’aspirations, ils sont parmi ceux qui ressentent le plus faible décalage entre leurs attentes et la réalité de l’emploi qu’ils occupent.

Les jeunes au travail semblent donc, dans l’ensemble, assez peu revendicatifs ou contestataires. Un autre résultat alimente ce constat :  celui du rapport à l’autorité hiérarchique dans le travail. On demandait aux jeunes de se positionner par rapport à trois options en réponse à des instructions reçues de la part des responsables hiérarchiques dans le travail : soit de suivre ces instructions en toutes circonstances (42%), soit de les suivre uniquement si on est convaincu (48%), soit de ne se fier qu’à son propre jugement (10%). La contestation radicale de l’autorité n’a manifestement qu’un faible écho chez les jeunes travailleurs. 40% suivent même les instructions sans discuter.

Une typologie des attitudes à l’égard du travail

Une typologie des attitudes à l’égard du travail réalisée grâce à une analyse statistique d’un large ensemble de réponses à ce sujet le confirme. Elle montre que la frustration au travail n’engage finalement qu’assez rarement à une contestation forte du management. Ceux qui en sont le plus proches, les « frustrés contestataires » se distinguent effectivement par un fort décalage entre leurs attentes et la réalité de leur emploi et par une contestation nettement plus marquée de l’autorité hiérarchique. Mais ils ne représentent que 10% de l’échantillon. La frustration au travail conduit plus souvent à la démotivation : c’est le cas de 18% des jeunes, également insatisfaits de leur emploi mais qui réagissent à cette insatisfaction, non par la contestation, mais par un fort désir d’abandonner le travail s’ils en avaient la possibilité matérielle. Enfin un type, encore plus nombreux (20%) se caractérise par une attitude fataliste : ce sont des jeunes aux attentes extrêmement basses qui semblent se résigner à occuper des emplois de faible qualité.

Ces trois groupes représentent donc 48% de l’échantillon. L’autre moitié est composée de jeunes plutôt satisfaits de leur travail, avec une partie d’entre eux (20%) animés par un très fort désir d’indépendance car supportant mal les contraintes du salariat et de la hiérarchie. Le tiers restant comprend les jeunes les mieux intégrés dans l’emploi et les plus satisfaits de leur travail (une partie valorisant la stabilité, l’autre la mobilité).

Au total on est donc frappé par le fait que les jeunes travailleurs choisissent plus souvent les deux voies de « l’exit » (fuite du salariat) ou de la « loyalty » (en prenant acte de leur satisfaction dans l’emploi ou en se résignant à une situation insatisfaisante) que celle qui consiste à interpeller l’institution (« voice), pour reprendre les concepts fameux d’Albert Hirschman.

L’absence de conséquences politiques de la frustration au travail

Le niveau de frustration des jeunes au travail est pourtant assez élevé : les 2/3 d’entre eux occupent un emploi qui ne répond pas totalement à leurs attentes (le total des notes attribuées aux 15 critères de la figure 1 dans l’emploi occupé étant alors inférieur au total de ces mêmes notes concernant la qualité attendue du travail en général).

On pourrait s’attendre à ce que cette insatisfaction, surtout lorsqu’elle est élevée, alimente la radicalité politique. Or les données montrent qu’il n’en est rien. La proximité à l’extrême-gauche comme la proximité à l’extrême-droite ne sont statistiquement associées ni à la frustration au travail, ni même à la satisfaction générale au travail. Les jeunes travailleurs proches de l’extrême-gauche (25% de la moitié des jeunes qui expriment une préférence partisante) et ceux proches de l’extrême-droite (33% des jeunes exprimant une préférence partisane) ont cependant des profils bien différents.

Les premiers, les jeunes proches de l’extrême-gauche, ont trois caractéristiques principales. En premier lieu, de façon très nette, ils plus souvent d’origine étrangère (les autres variables étant contrôlées les jeunes ayant deux parents nés à l’étranger ont quatre fois plus de chances que les jeunes nés de parents français de sentir proches de l’extrême-gauche). En second lieu, ce sont plus souvent des diplômés en lettres et SHS (et dans une moindre mesure en sciences). Enfin, en troisième lieu ce sont des jeunes qui connaissent fréquemment des difficultés matérielles et psychologiques.

Les jeunes proches de l’extrême-droite ont d’abord certaines caractéristiques inverses des précédents : très peu souvent diplômés de lettres-SHS, et très peu souvent d’origine étrangère. Ce sont surtout des jeunes exerçant des emplois d’ouvriers ou d’employés, mais ce qui les distingue c’est qu’ils font preuve d’une satisfaction dans la vie plus élevée que la moyenne des jeunes. Autrement dit, contrairement à l’idée souvent admise, ces jeunes proches de l’extrême-droite appartiennent certes aux classes populaires, mais certainement pas aux « classes malheureuses ».

Tous ces résultats ont une cohérence d’ensemble. Les jeunes (surtout des garçons) formés aux métiers de la production ne semblent plus s’inscrire dans une tradition revendicative qui était celle de la classe ouvrière. Les jeunes femmes formées aux métiers de service, qui prennent de plus en plus le pas sur les métiers industriels, connaissent beaucoup plus de frustrations, mais sont peu nombreuses à les traduire en revendications (même si elles appartiennent plus souvent au type des « frustrés contestataires » mais aussi au groupe des « frustrés démotivés »). Quant aux diplômés du supérieur, nettement plus souvent proches de l’extrême-gauche que les diplômés des filières professionnelles, ils le sont pour des raisons idéologiques ou sociétales qui ont peu à voir avec leur engagement professionnel. Pour les jeunes travailleurs, l’entreprise ne semble plus être le lieu privilégié des combats politiques.