Le match incertain lettres et SHS vs sciences edit

4 juin 2025

Les disciplines d’arts, lettres, langues et sciences humaines et sociales (SHS) sont celles qui attirent le plus de nouveaux étudiants au début de chaque année universitaire (voir figure 1) : environ 100 000 nouveaux inscrits à l’université en 2023, contre 74 000 scientifiques. Pourtant, du point de vue de la rentabilité du diplôme et de la satisfaction qu’il procure dans les emplois occupés à la suite des études, les étudiants de sciences sont bien mieux pourvus. Pour quelles raisons les lettres, sciences humaines et sociales continuent-elles pourtant d’être attractives ? Et l’attractivité des sciences peut-elle s’améliorer ?

Figure 1. Nombre de nouveaux entrants à l’université par discipline
(source : Ministère de l’Education nationale, Repères et références statistiques 2024)

Dressons tout d’abord le constat de l’avantage des scientifiques sur les littéraires et les diplômés de SHS en termes de qualité des emplois occupés. La récente étude de l’Institut Montaigne[1] que nous avons coordonnée avec Yann Algan et Marc Lazar sur un échantillon représentatif de près de 6000 jeunes (dont 4900 actifs de 19 à 30 ans, objet des données présentées ci-après) permet de le faire. Le tableau 1 montre quelques caractéristiques objectives des emplois occupés par les deux types de diplômés. Le tableau 2 présente des indicateurs de leurs appréciations subjectives sur la qualité attendue du travail et le degré auquel ces attentes sont réalisées. La dernière colonne du tableau indique le % de jeunes en « détresse psychologique »[2].

Tableau 1. Situation socioéconomique des diplômés de LSHS et de sciences (Champ : actifs occupant ou ayant occupé un emploi ; source : enquête « Jeunes et travail », Institut Montaigne, 2024)

1 « vous ne pouvez y arriver sans faire de dettes » ou « vous y arrivez difficilement »

Tableau 2. Attentes et frustrations par rapport au travail
(champ et source : idem tableau 1)

1 indice composite à partir de 15 questions sur les qualités attendues du travail en général ; l’indice est normalisé, de moyenne 0 pour l’ensemble de l’échantillon

2 indice normalisé mesurant l’écart entre les attentes théoriques sur les 15 critères et la réalité d travail occupé.

Indéniablement, les diplômés de LSHS occupent de moins bons emplois que les diplômés de sciences : ils vivent nettement plus souvent dans un foyer aux faibles ressources et se sentent donc deux fois plus souvent en situation financière difficile que les scientifiques ; ils sont moins souvent en CDI et occupent plus souvent un emploi d’employé ou d’ouvrier ce qui peut se comprendre comme un déclassement par rapport à leur niveau de diplôme.

Il est assez significatif de constater que le % de jeunes littéraires ou diplômés de SHS qui ressentent des difficultés financières est équivalent à celui de l’ensemble des 19-30 ans qui comprend des jeunes actifs moins diplômés. Par exemple, les titulaires de BTS ou de DUT sont un peu moins nombreux à ressentir ce type de difficultés (21%). Seuls les jeunes issus des filières professionnelles courtes ont un niveau de difficulté financière ressentie plus élevé.

Pourtant ces diplômés LSHS ont des attentes élevées à l’égard du travail : ils n’ont pas choisi ces filières d’étude en renonçant à toute ambition. Leurs attentes à l’égard du travail (sur 15 critères sur lesquels ils étaient interrogés) sont même en moyenne assez nettement plus élevées que celles des scientifiques. Mais ces attentes ne portent pas sur les mêmes thèmes : les scientifiques sont plus sensibles au niveau de la rémunération, à la reconnaissance de leur travail et aux possibilités de mobilité tandis que les LSHS accordent une grande importance au confort de la vie de travail : le fait de ne pas être stressé, de ne pas occuper un emploi trop fatigant et autorisant un bon équilibre entre vie de travail et vie personnelle.

C’est sans doute pour ces raisons que les LSHS interrogés occupent assez massivement des emplois dans l’administration publique, l’enseignement, la santé ou l’action sociale (46% d’entre eux contre 18% des scientifiques), des secteurs où ils pensent certainement trouver des conditions de travail plus en accord avec leurs attentes que dans le secteur privé. Mais le paradoxe est que malgré ce choix qui paraît finalement assez rationnel au vu de leurs attentes, leur niveau de frustration est extrêmement élevé (voir tableau 2) alors que celui des scientifiques est le plus bas de l’ensemble des 19-30 ans interrogés. L’indice de frustration global calculé sur les 15 critères (écart entre les attentes théoriques et la réalité de l’emploi occupé) des LSHS est au contraire le deuxième le plus élevé de l’ensemble des diplômés (derrière les titulaires de CAP ou de Bac Pro dans la filière des services). Même sur le niveau de rémunération qui ne fait pas partie a priori des attentes prioritaires des diplômés LSHS (en 11ème position sur les 15 critères de qualités attendues du travail en général), la frustration est forte (en 2ème position concernant l’écart attentes-réalité de l’emploi). Même s’ils savent que les emplois auxquels ils peuvent prétendre sont assez faiblement rémunérés, ces diplômés littéraires ou de SHS sont néanmoins fortement déçus par leur niveau de salaire. En réalité leur déception est presque générale : sur 12 critères sur 15 leurs attentes ne sont pas satisfaites. Elles ne le sont que sur la concordance entre la formation et l’emploi occupé, la stabilité de l’emploi (souvent dans la fonction publique) et le fait que travail ne soit pas fatigant physiquement. En tout cas, le contraste entre leur niveau de satisfaction et celui des scientifiques (satisfaits sur tous les critères testés) est saisissant. Comment l’expliquer ?

Tout d’abord, les diplômés de LSHS de notre enquête sont très majoritairement des femmes (72% contre 37% en sciences) et les femmes, quel que soit leur type et niveau de diplôme, sont beaucoup plus critiques à l’égard de l’emploi qu’elles occupent que ne le sont les hommes. Il y a donc un effet « genre » qui pousse à un regard plus critique sur le travail quelle que soit la filière d’étude. Les jeunes femmes étant beaucoup plus nombreuses en LSHS, elles contribuent beaucoup à l’orientation critique de cette filière. Néanmoins, les hommes diplômés de LSHS ressentent malgré tout un niveau de frustration par rapport à leur emploi beaucoup plus élevé que celui des hommes scientifiques. L’effet « genre » n’explique donc pas tout.

Le second effet est certainement un effet politique. Les diplômés LSHS sont les plus nombreux à se sentir proches de l’extrême-gauche : 25% d’entre eux se sentent proches de LO, du NPA et surtout de LFI (21%) contre 13% de l’ensemble des jeunes. Ils sont également moins disposés à suivre sans discussion les instructions des responsables hiérarchiques dans le travail (33% contre 44% des scientifiques). Bref, ils sont plus contestataires et cet état d’esprit peut les conduire d’une part à choisir ces filières d’étude qui sont plus en accord avec leurs opinions, d’autre part à critiquer plus radicalement leur emploi que ne le font les autres jeunes. En outre, la formation qu’ils reçoivent dans certaines disciplines des LSHS leur fournit les bases intellectuelles d’une critique du monde social.

Ces différentes caractéristiques des diplômés LSHS – plutôt des femmes, travaillant souvent dans le social, la santé, l’enseignement, et plus souvent politisés à l’extrême-gauche – sont imbriquées : les jeunes femmes s’orientent préférentiellement vers les métiers de « l’humain », les jeunes hommes privilégiant plutôt le maniement de la matière ou des signes, elles sont de ce fait plus sensibles aux injustices et cela peut alimenter leur posture critique à l’égard de la société. Beaucoup de travaux montrent que le « gender gap » s’approfondit et les filières de lettres et sciences humaines et sociales sont un des creusets où se construit et se renforce ce clivage. 

Mais cette posture critique ne rend pas les jeunes diplômés de ces filières particulièrement heureux : ils ont la note la plus basse de l’ensemble des diplômés du supérieur sur la satisfaction dans la vie et le % de ceux qui se trouvent dans un état de détresse psychologique y est particulièrement élevé (tableau 2). Mais c’est peut-être également ce mal-être qui alimente la radicalité d’une partie d’entre eux et les oriente plus souvent vers les filières d’étude qui leur permettent de donner un fondement intellectuel à ce mal-être personnel.

Un récent rapport de l’Institut Montaigne sur la revalorisation des filières de formation d’ingénieurs[3] propose une réallocation des ressources en faveur des formations scientifiques dans l’enseignement supérieur « en provenance des filières pour lesquelles l’économie exprime le moins de besoins » (on devine qu’il s’agit des filières LSHS). Cette recommandation souhaitable sur le plan économique et souhaitable également sur le critère de la qualité de l’insertion professionnelle des diplômés, se heurtera cependant à des résistances dont on a vu qu’elles tenaient à des motivations profondes des jeunes qui s’orientent vers ces filières LSHS. Rien n’est irréversible cependant et l’on voit d’ailleurs dans la figure 1 que l’attractivité de ces filières littéraires s’affaiblit (sans que celle des filières scientifiques s’améliore depuis 2020 après le rebond des années 2010). Aussi, pour augmenter leur attractivité et convaincre les jeunes de les rejoindre, les filières scientifiques devraient montrer que la science ne vise pas que l’abstraction mais qu’elle permet également d’améliorer le monde.

[1] Voir Yann Algan, Olivier Galland et Marc Lazar, Les Jeunes et le travail : aspirations et désillusions des 16-30 ans, rapport pour l’Institut Montaigne, mai 2025.

[2] La « détresse psychologique » est un indicateur standard des enquêtes de santé construit à partir de 5 questions sur le fait de se sentir (en permanence, souvent, quelques fois, rarement, jamais), nerveux, triste et abattu, calme et détendu, heureux, tellement découragé que rien ne pouvait vous remonter le moral.

[3] Voir Métiers de l’ingénieur : démultiplier nos ambitions, rapport pour l’Institut Montaigne, mai 2025.