L’Asie centrale en quête d’identité edit

Entre affirmation des différences nationales et reconnaissance d’une histoire commune, l’Asie centrale est engagée dans le développement de son identité. Celle-ci n’est pas réductible à l’héritage turcique, au nomadisme, à l’islam ou encore au post-soviétisme. Et la notion d’une « identité centrasiatique » est loin d’être claire car, outre qu’elle est portée par des acteurs différents et vise des publics divers, elle mobilise des disciplines comme la psychologie, l’anthropologie, la sociologie et la communication. Ces mouvements sont-ils une reconstruction, une réécriture ou le retour à une histoire réelle un rien fantasmée ?
Une identité à inventer ?
L’explosion de l’URSS a entraîné l’accession à la souveraineté nationale et donc internationale d’une série d’États, de l’Ukraine à la Mongolie, dont Pascal Ory note avec raison que la plupart n’avaient pas connu dans l’histoire moderne de forme étatique indépendante[1]. Pour ce qui regarde les cinq États d’Asie centrale, leurs délimitations par des frontières aux tracés arbitraires les a dotés d’une identité plus administrative que politique.
Depuis la fin de l’URSS, les cinq pays d’Asie centrale font face des défis, en particulier le plus peuplé d’entre eux, le Kazakhstan : comment créer un sentiment d’appartenance nationale dans un pays multiethnique, à l’histoire fragmentée et une mémoire collective divisée ? Le recours à l’histoire devient alors un outil pour (re) fabriquer une identité collective, en réinscrivant la nation dans une temporalité longue et glorieuse. En interne, chaque pays s’emploie à construire une vision propre de son histoire, qui la distingue des autres : choix de Timur/Tamerlan et des Routes de la soie (les anciennes puis les nouvelles portées par le régime chinois) pour l’Ouzbékistan, du poète Matymguly Pyragi pour le Turkménistan, ou du nomadisme au Kazakhstan.
Ce travail sur l’identité est original à bien des égards. Dans le modèle historique le plus courant, identifié par Benedict Anderson dans son classique Imagined Communities (1983), l’identification culturelle (à laquelle le peuple souscrit) préexiste à l’identification politique (la nation), sans être pour autant le produit d’une génération spontanée. Le peuple se définit d’abord sur un terrain culturel et politique, puis cet ensemble se cristallise en institutions pour devenir un État. Or les pays d’Asie centrale vivent ce processus de manière inverse. La forme générale – identification puis cristallisation – a échappé aux populations : ce sont les élites et les gouvernants qui se réclament d’une culture voire d’un de ses moments, survalorisé, pour structurer un État et « faire » nation. Ce trait est particulièrement net pour l’Ouzbékistan.
Dans les démocraties occidentales et libérales, le récit national est plus ou moins accepté et reste relativement cohérent, surtout si le travail de mémoire nécessaire a été effectué sur les périodes sombres comme les fascismes ou les guerres de décolonisation. Dans les pays anciennement colonisés ou dont l’indépendance est plus récente, la situation est plus complexe. Les pays d’Asie centrale, héritiers des khanats musulmans et de la période tsariste et soviétique et indépendants depuis 1991, sont dans ce cas. Les élites post-communistes peu enclines à la critique et au travail de mémoire ont pris le chemin d’un récit national souvent imposé d’en haut.
Une identité à projeter vers l’extérieur
Deux des cinq pays de la région se détachent nettement à cet égard : le Kazakhstan et l’Ouzbékistan. Tous deux communiquent pour promouvoir leur identité dans des stratégies de diplomatique publique, avec une dimension économique assez marquée, afin d’apparaître comme des puissances moyennes responsables.
Aujourd’hui, le Kazakhstan s’affirme comme une puissance moyenne, acteur responsable du multilatéralisme qu’il promeut avec des initiatives comme l’Astana International Forum 2025. L’édition 2024 des Jeux nomades à Astana et la campagne « Born Bold », tournée vers les investisseurs étrangers, sont deux autres moyens d’élaborer un récit qui réfère à des éléments historiques et à des valeurs. Les World Nomad Games, après leur inscription au patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO en 2021, sont une compétition sportive internationale centrée sur des sports ethniques des nomades des steppes d’Asie centrale. Les principaux sports sont le tir à l’arc à pied et à cheval, les courses de chevaux, différentes formes de lutte, la chasse à l’aigle. Le discours des institutions organisatrices insiste sur le renouveau, le développement et la préservation de la diversité et de l’originalité des peuples.
L’Ouzbékistan, deuxième puissance économique de la zone, se pose également en une puissance moyenne et cherche lui aussi l’attention des investisseurs étrangers, avec par exemple le Tachkent International Investment Forum de juin 2025.
Dès 1993, le premier président Islam Karimov réinvestit la figure de Timur/Tamerlan en installant des statues à Tachkent et à Samarcande et en construisant en 1996 un musée dédié. Comme l’écrit Boris-Mathieu Petric : « Son appréciation de l’histoire ouzbèke est dictée en grande partie par l’élaboration de la politique des nationalités initiée par Staline. Chaque république doit avoir une nation. Cette dernière a une ethnogenèse et un foyer originel, c’est-à-dire un territoire. On considère ainsi qu’il est possible de parler de la nation ouzbèke à l’époque de Timour et d’établir une relation entre l’existence d’un groupe national moderne : les Ouzbeks et un territoire, celui de la République fédérée d’Ouzbékistan. Cette logique amène à considérer Tamerlan comme le fondateur de l’État-nation ouzbek[2]. » Le pays utilise également les Routes de la soie comme référence, avec le soutien sans doute actif de la Chine, qui en revendique la paternité.
La promotion de l’identité nationale ne vise pas que les investisseurs. L’Ouzbékistan attire l’attention grâce à son riche patrimoine matériel et immatériel et le gouvernement met en avant les nombreux monuments, notamment pour augmenter le nombre de touristes. Avec 8,2 millions d’étrangers en 2024[3], le premier résultat reste les revenus associés. Le risque est cependant de cantonner le pays dans une image liée à un tourisme patrimonial.
L’Ouzbékistan possède des atouts et doit relever plusieurs défis, notamment en matière d’affirmation économique et de travail sur son identité. En effet, quel message ce dernier veut-il développer avec sa politique multivectorielle ? Au-delà du tourisme et des échanges commerciaux, cela reste pour le pays une question à la fois de politique interne et de diplomatie publique. Dit autrement, quelle identité l’Ouzbékistan peut-il développer avec le patrimoine de Tamerlan et des Routes de la soie ? Choisir Tamerlan permet au pouvoir de présenter l’actuel État comme le fruit d’une longue histoire et d’en effacer les éléments postérieurs qui brouillent cette image.
Les constructions identitaires du Kazakhstan et d’Ouzbékistan reposent ainsi sur un double mouvement : rupture (timide) avec les dominations russe et soviétique, redécouverte du passé nomade ou timouride, islamisation partielle (en refusant néanmoins le port du niqab), réappropriation de la mémoire nationale. Et continuité partielle dans les outils utilisés pour structurer cette identité, hérités de l’URSS (centralisation, discours unifié, encadrement étatique).
Cela illustre les tensions inhérentes à tout processus de décolonisation : bricolage identitaire, mêlant refus du passé colonial et réutilisation de ses instruments. Cette construction, encore inachevée, continue d’évoluer au gré des transformations internes et des rapports de force régionaux. À l’avenir, les défis liés à la pluralité ethnolinguistique, à l’influence des grandes puissances voisines et à la montée des aspirations démocratiques pourraient complexifier ces quêtes d’identité. Enfin, le processus suivant, une identité commune, reste à observer sur le temps long, comme le montre la construction de l’identité européenne.
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[1] Pascal Ory, Qu’est-ce qu’une nation, Gallimard, 2020.
[2] Boris-Mathieu Petric, « Un musée Tamerlan en Ouzbekistan », Socio-anthropologie, 9, 2001, consulté le 22 avril 2025 (p. 2).
[3] Samarcande héberge la Silk Road, International University of Tourism and Cultural Heritage.