Le bon moment pour une dévaluation fiscale? edit

De nombreux appels à transférer des contributions sociales assises sur le salaire vers l’impôt se font entendre sur la période récente. Un tel transfert, qui se ferait à coût nul ex ante pour les administrations publiques, peut prendre de multiples formes dont certaines correspondent à ce que l’on nomme une « dévaluation fiscale » et dans certaines configurations la « TVA sociale ». La proposition de TVA sociale a parfois pris dans le passé des formes très polémiques, comme en 2007 quand elle aurait fait perdre de nombreuses circonscriptions à la droite lors des élections législatives. Pourtant, l’opportunité d’une TVA sociale paraît forte en France dans la situation économique actuelle.
Des modalités variées et des objectifs contrastés
Le transfert de contributions sociales vers l’impôt peut prendre des modalités variées. Tous d’abord, les contributions transférées peuvent être patronales ou salariales. Ensuite, le transfert peut se faire sur différents impôts, les plus fréquemment évoqués étant des impôts à large assiette, comme la TVA ou la CSG dont les assiettes respectives sont la consommation ou les revenus des ménages.
Si les contributions transférées sont patronales, le transfert aboutira à une baisse du coût du travail et donc à un gain immédiat concernant la situation financière des entreprises et la compétitivité. Si les contributions transférées sont salariales, le transfert se traduira par une augmentation du revenu salarial net. En 2018, la France a réalisé une opération de ce type, souvent nommée « bascule », en transférant sur la CSG des cotisations salariées finançant l’indemnisation chômage.
Ces deux logiques correspondent ainsi à deux objectifs bien contrastés : l’amélioration de la compétitivité dans le premier cas d’une baisse des contributions patronales et l’augmentation du revenu salarial net dans le second cas d’une baisse des contributions salariales.
Le pouvoir d’achat salarial a baissé sur les années récentes 2021-2023 de crise inflationniste, mais il devrait avoir augmenté dès 2024 et continuer de progresser sur les deux ou trois années suivantes du fait de la baisse rapide de l’inflation. Les gains de productivité sont la source structurelles des gains de pouvoir d’achat salarial. Alors que la productivité a baissé depuis la crise sanitaire de 2020, il paraît peu opportun d’augmenter davantage par le transfert de contributions sociales le pouvoir d’achat du salaire net moyen. Par contre, les difficultés françaises récurrentes concernant la compétitivité justifient plutôt un transfert de contributions patronales. L’amélioration de la compétitivité peut renforcer une croissance actuellement poussive et avoir des effets favorables sur l’emploi. Le déficit commercial de la France suggère le besoin d’un choc d’offre améliorant la compétitivité, plutôt qu’un choc de demande domestique. Cette dernière n’est pas insuffisante, bien au contraire : le déficit commercial suggère plutôt que l’offre domestique n’est pas en mesure de la satisfaire de façon compétitive.
La baisse des contributions sociales salariées paraît donc peu opportune sur un strict plan économique. Mais une dose d’une telle baisse peut trouver une justification politique pour faciliter l’acceptation d’une baisse des contributions patronales visant un créer un choc d’offre. On privilégie par la suite le scénario d’une baisse des contributions sociales patronales, qui correspond à ce qui est qualifié de « dévaluation fiscale ».
Si le transfert des contributions sociales patronales se fait sur la TVA, le gain de compétitivité est essentiellement lié au fait que la TVA est déductible à l’exportation. S’il se fait sur la CSG, il est essentiellement lié au fait que les revenus ne s’ajustent pas immédiatement — et pour certains pas spontanément — pour compenser ce prélèvement supplémentaire qui réduit le revenu net. Il en va par exemple ainsi des prestations, dont les pensions de retraites, indexées sur les prix. Concernant les salaires, les effets du transfert sur la CSG sont plus complexes et dépendent de sa prise en compte dans les négociations salariales.
Les hausses de TVA sont parfois critiquées au titre d’un effet anti-redistributif. Cet effet anti-redistributif est essentiellement lié au fait que la part consommée (et à l’inverse la part épargnée) du revenu est décroissante (croissante) avec le revenu lui-même et que, en conséquence, une hausse de TVA représente une ponction sur le revenu qui décroît en pourcentage avec le niveau de revenu. Plusieurs réponses peuvent être apportées à cette critique. Tout d’abord, cet effet anti-redistributif est faible. Ensuite, si l’on considère l’épargne comme de la consommation différée, cette anti-redistributivité n’est que transitoire. Enfin, le maniement différencié des divers taux de TVA peut atténuer sinon faire disparaître cette anti-redistributivité transitoire.
Contribuer à améliorer les finances publiques et à simplifier la carte des prélèvements sociaux
Outre l’amélioration par un choc d’offre de la compétitivité française, deux autres objectifs d’un transfert de contributions sociales patronales vers l’impôt peuvent être recherchés : contribuer à améliorer la situation des finances publiques et à simplifier la carte complexe des prélèvements sociaux.
La baisse des contributions sociales patronales peut absorber une partie des exonérations de charges sociales et contribuer ainsi à l’amélioration des finances publiques. Le besoin d’une telle amélioration est impératif et les exonérations de contributions sociales ont augmenté de façon considérables sur les dernières années, pour représenter environ 80 milliards d’euros (soit 2,5% du PIB) en 2024. Cette contribution à l’amélioration des finances publiques atténuerait certes le choc d’offre porté par le transfert, mais la consolidation des finances publiques ne peut se concevoir sans risque d’effet défavorable sur l’équilibre macroéconomique à court et moyen terme, les effets favorables de l’amélioration des finances publiques se situant plutôt sur le long terme. Pour autant, cette possible atténuation du choc d’offre ne fait pas disparaitre ce dernier. Par ailleurs, la réduction des exonérations sociales patronales peut, sans augmentation du coût du travail des moins qualifiés, permettre de moins inciter à une spécialisation productive sur des activités recourant le plus fortement au travail peu qualifié, comme cela est proposé dans le récent rapport d’Antoine Bozio et Étienne Wasmer (2024)[1]. Une telle contribution à la consolidation des finances publiques pourrait être importante et dépasser les 10 milliards d’euros. Elle serait bienvenue et redonnerait quelques marges d’action à la politique économique.
La carte des prélèvements sociaux est actuellement d’une grande complexité. Les changements décrits plus haut peuvent simplifier cette carte et faciliter sa compréhension, s’ils s’inscrivent dans une logique proposée dans de précédents travaux sur les deux dernières décennies[2]. Il s’agirait de financer les prestations non contributives, et donc la politique familiale et les dépenses de santé hors indemnités journalières, par des prélèvements du type TVA ou CSG. La situation actuelle où ces prestations sont en partie financées par des prélèvements assis sur les salaires n’apparait pas pertinente. Concernant les prestations contributives, c’est-à-dire l’indemnisation chômage, les indemnités journalières maladie et les retraites hors dispositifs de solidarité comme l’ASPA, la logique assurantielle pourrait être renforcée en les finançant par des cotisations assises sur les revenus du travail. Au passage, cela aboutirait à neutraliser la ‘bascule’ opérée en 2018 et évoquée plus haut, qui n’a pas de réelle logique économique.
Quels sont les effets d’une dévaluation fiscale ?
Les effets d’un transfert de contributions sociales patronales vers la TVA ou la CSG, ont été analysés dans de nombreux travaux, un des textes canoniques en ce domaine étant celui d’Emmanuel Farhi, Gita Gopinath et Oleg Itskhoki (2014)[3]. Ils s’assimilent à ceux d’une dévaluation monétaire, et pour cette raison un tel transfert est souvent qualifié de « dévaluation fiscale ». Ils sont transitoirement favorables en termes de compétitivité et donc d’équilibre macroéconomique, mais ces effets favorables sont progressivement gommés par des mécanismes d’indexation des salaires sur les prix et des prix sur les coûts de production (la boucle prix-salaires) dans le cas d’un transfert sur la TVA, et également par les pressions revendicatives s’opposant à la baisse du revenu disponible dans le cas d’un transfert sur la CSG.
Pour maximiser les effets favorables de ces transferts, il est utile de les accompagner, dans le cas de transfert vers la TVA, de réformes atténuant et retardant l’indexation salariale, et par exemple celle du salaire minimum (le SMIC). Cet aspect est important. C’est dans cet esprit que le Gouvernement de gauche de Pierre Mauroy avait interdit, au moment de la dévaluation monétaire de mars 1983, les clauses d’indexation automatique des salaires sur l’inflation.
De nombreux pays ont pratiqué de telles dévaluations fiscales, par exemple l’Allemagne en 2007 à une assez grande échelle : le transfert de contributions sociales patronales employeurs vers la TVA s’y est accompagné d’une augmentation de trois points de pourcentage du taux normal de TVA, qui est ainsi passé de 16% à 19%. C’est aussi le cas de la France, à une plus faible échelle, via le CICE instauré en 2013.
L’opportunité d’une dévaluation fiscale est actuellement forte
Une dévaluation fiscale correspondant au transfert de contributions sociales patronales vers la TVA ou la CSG, à coût nul ex ante pour les administrations publiques, aurait actuellement en France une forte opportunité. La base d’un tel transfert est potentiellement importante : plus de 100 milliards d’euros de contributions patronales sont actuellement associés aux prestations santé et famille, essentiellement non contributives. Ces contributions ne peuvent être intégralement transférées vers la TVA ou la CSG dont l’augmentation serait sinon considérable. Mais le transfert de quelques dizaines de milliards pourrait déjà être envisagé dans une première étape. Rappelons que le rendement d’une hausse d’un point des taux de TVA est d’environ 12 milliards d’euros, dont plus des deux tiers pour le taux normal et le reste pour les taux réduits, le rendement d’une hausse d’un point des taux de CSG étant à peu près équivalent. Et ce transfert pourrait d’ailleurs s’accompagner de transferts dans l’autre sens, vers les cotisations salariées, concernant des contributions CSG qui contribuent actuellement au financement de prestations contributives, ceci à l’inverse de la « bascule » de 2018 évoquée plus haut.
La dévaluation fiscale auraient donc trois principaux avantages. Tout d’abord, de simplifier la carte des prélèvements sociaux en renforçant sa logique par des prélèvements davantage opérés via l’impôt quand ils financent des prestations non contributives et par des contributions sociales quand ils financent des prestations contributives avec une logique assurantielle. Ensuite, de provoquer un choc d’offre compétitif par la baisse des coûts du travail, ce choc étant bienvenu pour notre pays souffrant structurellement d’une insuffisante compétitivité. Enfin, de contribuer à la consolidation de nos finances publiques, cette préoccupation étant désormais devenue une priorité.
L’inflation est actuellement en France la plus faible de tous les pays de la zone euro et, au-delà, des pays de l’Union européenne. Ainsi, fin mars, l’inflation sur 12 mois (mesurée par le glissement de l’indice des prix harmonisé) était en France de 0,9 % quand elle était de 2,2% en moyenne dans la zone euro, dont 2,3% en Allemagne, 2,1% en Italie et 2,2% en Espagne. L’effet inflationniste de la dévaluation fiscale, si cette dernière est accompagnée de réformes appropriées, atténuerait sans l’inverser cette situation favorable. La situation apparait donc particulièrement adaptée à la pratique d’une dévaluation fiscale…
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[1] Antoine Bozio et Etienne Wasmer (2024) : « Les politiques d’exonérations de cotisations sociales : une inflexion nécessaire », Rapport au Gouvernement.
[2] Voir par exemple parmi d’autres travaux Gilbert Cette (2007) : « La fiscalisation du financement de la protection sociale : quelques observations », Regards croisés sur l’économie, n° 1, mars 2007, pp. 167-170.
[3] Emmanuel Farhi, Gita Gopinath and Oleg Itskhoki (2014) : « Fiscal Devaluations », Review of Economic Studies, 81, pp. 725-760.