Soins: ceux qui se plaignent du coût sont-ils ceux qui renoncent? edit

27 juin 2025

Les besoins de soins non satisfaits auto-déclarés constituent une mesure fréquemment utilisée pour évaluer l’accès aux soins dans les pays de l’OCDE. La Commission européenne réaffirme l’importance de cet indicateur dans le Pilier européen des droits sociaux (Commission européenne et Secrétariat général, 2017). En matière de santé, la déclaration stipule que « toute personne a le droit à un accès rapide à des soins de santé abordables, préventifs et curatifs de qualité », et l’indicateur principal pour mesurer les progrès réalisés est précisément celui des besoins médicaux non satisfaits auto-déclarés.

Ceux qui ont vécu la campagne présidentielle de 2017 doivent se souvenir que le financement des soins dentaires mais aussi des lunettes et des prothèses auditives fut alors au cœur des débats. L’idée s’était alors imposée d’un renoncement massif à certains soins de santé. Des citoyens rapportaient des besoins non satisfaits dans les domaines dentaire, visuel et auditif en raison de coûts élevés à la charge des patients, malgré la couverture universelle des soins. Les politiques s’étaient emparés du sujet, notamment Emmanuel Macron qui en fit un axe de réforme.

Dans un article du Point publié le 4 juillet 2017, on pouvait lire : « Pour le gouvernement, l'objectif est de « rompre le cercle vicieux du “renoncement aux soins” ». Selon une étude de l'Observatoire des non-recours aux droits et services (Odenore) de 2016, plus d'un quart des 29 000 assurés interrogés dans les accueils de 18 caisses d'assurance maladie ont dit avoir renoncé à des soins. Dans trois cas sur quatre, les obstacles sont financiers, surtout en l'absence d'une complémentaire santé. Par ailleurs, sur six millions de malentendants en France, trois millions sont appareillables, mais un million d'entre eux ne sont pas équipés, notamment en raison du coût. Le prix d'une prothèse auditive en France est élevé, de l'ordre de 1 500 euros en moyenne par oreille, et le reste à charge pour le patient est important, autour de 1 000 euros avec de nombreuses conséquences induites, comme le risque d'isolement ou de perte d'équilibre, selon l'Autorité de la concurrence. » Dans un article de Contrepoints publié le 28 août 2017, on pouvait lire : « Cette promesse est inutile pour les soins optiques et dentaires. M. Macron affirme que les gens qui renoncent aux soins optiques et dentaires pour des raisons financières sont  nombreux. Cela a tout l’air d’une évidence, reprise en boucle par la quasi-totalité des médias, et pourtant, en regardant d’un peu plus près, on s’aperçoit que ce renoncement fait pschitt. En dentaire, les enquêtes faites au niveau européen montrent que 9 % des Français déclarent renoncer à des soins dentaires, pour 8 % en Europe en moyenne. Parmi ces 9 %, la moitié déclare ne pas aller chez le dentiste par peur (eh oui !). Au final ce sont donc seulement 4,5 % des gens qui renoncent aux soins dentaires pour raisons financières. On sait par ailleurs que les Français sont couverts par une complémentaire santé à 96 %, ce qui est cohérent avec ce chiffre. Quand, dans un pays, plus de 96 % soit la quasi-totalité des gens peuvent se faire soigner les dents, on se moque du monde en montant en épingle les 4 % restants qui, de plus, s’ils sont démunis, ont droit à la CMU, c’est-à-dire à l’assurance maladie et à la complémentaire gratuites. »

De cette très rapide revue de presse, il faut trier le bon grain de l’ivraie, tant ces articles sont contradictoires. Cela nous semble d’autant plus important que la réforme introduite en 2020 garantit désormais le remboursement intégral pour les prothèses dentaires essentielles, les lunettes et les aides auditives dans certaines limites. Ces frais sont entièrement pris en charge par l’assurance maladie publique et les assurances complémentaires privées malgré les problèmes de financement de notre système de santé.

Les Français renonçaient-ils vraiment aux soins avant 2017?

Différentes raisons peuvent empêcher une personne de satisfaire ses besoins de santé. L’expression « besoins non satisfaits » désigne l’écart entre les soins jugés nécessaires et ceux effectivement reçus. Ce renoncement peut provenir de contraintes financières (coût des soins, absence d’assurance complémentaire, reste à charge), ou bien de caractéristiques du système de santé, telles que la disponibilité des services, les délais d’attente ou la distance jusqu’au prestataire. À la différence des dépenses de santé, qui sont objectives et fondées sur des coûts réels, les besoins non satisfaits reposent en partie sur la perception des individus.

Il pourrait sembler logique que ceux qui déclarent renoncer à des soins aient des dépenses de santé plus faibles, à condition que leurs états de santé et l’offre de soins soient similaires à ceux des non-déclarants. Si cette hypothèse se vérifiait, les besoins non satisfaits constitueraient un indicateur pertinent pour évaluer l’adéquation du système, comme évoqué dans le cadre du Pilier européen des droits sociaux.

Nous avons donc analysé les écarts de dépenses de santé et leurs déterminants selon que les personnes déclarent ou non des besoins non satisfaits. Ces écarts peuvent s’expliquer par une disposition différente de payer ou de se faire soigner, ou par l’offre de soins, même si celle-ci n’est pas mesurée directement ici. Par ailleurs, certaines caractéristiques, comme les préférences individuelles, influencent à la fois ces dépenses et la déclaration de besoins non satisfaits. C’est pourquoi nous analysons simultanément les deux phénomènes chez les personnes âgées de 65 ans et plus, population pour laquelle on part du postulat qu’un besoin de soins a été ressenti au cours des douze derniers mois.

Nos résultats montrent que le genre, l’âge, le tabagisme, la couverture par une complémentaire santé, le revenu et les préoccupations futures influencent de façon significative la probabilité de déclarer des besoins non satisfaits. Certains déterminants des dépenses de santé diffèrent selon que les personnes renoncent ou non aux soins. Néanmoins, aucun effet marginal significatif des besoins non satisfaits sur les dépenses de santé n’a été observé, y compris pour les soins dentaires et ophtalmologiques.

Les hommes et les personnes plus âgées déclarent moins souvent de besoins non satisfaits, ce qui est conforme à la littérature existante. Nous observons pour la première fois un lien positif entre difficultés financières passées et besoins non satisfaits, ainsi qu’une association entre tabagisme et renoncement aux soins, possiblement liée à des comportements à risque ou à la crainte de stigmatisation, analogues à ceux rapportés chez les femmes enceintes (voir notre article sur Telos). Chez les non-déclarants, la consommation de soins croît avec la fragilité, mais ce n’est pas le cas pour les déclarants des besoins non satisfaits, même s’ils sont pré-fragiles ou atteints d’une seule pathologie. Une consommation d’alcool élevée est associée à des dépenses plus faibles chez les non-déclarants des besoins non satisfaits. Dans la mesure où les variables sont auto-déclarées, il est probable que certaines personnes « surestiment » leur mauvais état de santé.

En outre, la couverture complémentaire entraîne une augmentation significative des dépenses de santé uniquement chez les personnes déclarant des besoins non satisfaits, ce qui laisse penser qu’une surconsommation liée à l’aléa moral est à l’œuvre. L’effet du revenu sur les dépenses s’observe lui aussi uniquement chez les déclarants. Le genre a un impact sur la déclaration de besoins non satisfaits mais pas sur les dépenses, ce qui suggère l’existence d’une variable non observée liée aux préférences personnelles, plus fréquente chez les femmes.

Pourquoi certaines personnes déclarent-elless des besoins non satisfaits?

Pour les personnes déclarant des besoins non satisfaits, même en l’absence d’une nécessité avérée sur le plan médical, le problème peut être d’ordre psychologique ou perceptif. Avec l’âge, la consommation de soins augmente inévitablement, et les ajustements psychologiques associés peuvent être difficiles. Il est possible que cette difficulté d’adaptation se traduise par une sensation d’insatisfaction. Prendre en charge sa santé qui décline représente un coût financier direct, mais surtout, en France, un coût d’opportunité. Quant aux personnes chroniquement insatisfaites, si l’on admet qu’elles surestiment leurs besoins, leurs déclarations deviennent compréhensibles. Malgré la générosité du système de santé français, certains coûts restent à la charge des patients, notamment pour les soins dentaires et visuels, réduisant leur capacité à « surconsommer ».

L’existence de besoins de soins objectivement non satisfaits en France n’est pas contestée. En revanche, nous remettons en question l’usage exclusif des déclarations auto-rapportées comme indicateur. La réforme dite « Macron », mise en place le 1ᵉʳ janvier 2020, pourrait, si un nombre significatif de personnes âgées surestiment leur mauvais état de santé, augmenter les dépenses publiques sans réduire les besoins réellement non satisfaits. À notre avis, les études de prévalence restent un outil pertinent pour repérer les failles structurelles du système de santé. Toutefois, s’appuyer uniquement sur des témoignages auto-déclarés pose des problèmes éthiques et pratiques, d’autant plus que les patients n’assument qu’une fraction des coûts réels. Le régime public d’assurance maladie français étant confronté à des déficits persistants, sa viabilité est menacée. Répondre à ces enjeux exige une approche équilibrée qui concilie accessibilité, efficience, équité et soutenabilité financière. Dans ce contexte, fonder les décisions sur les seuls besoins non satisfaits auto-déclarés pourrait conduire à une mauvaise allocation des ressources. Il convient, peut-être, à l’avenir, de privilégier les études de prévalence et d’intégrer des mesures plus objectives des besoins en soins pour mieux orienter les politiques publiques.

Pour aller plus loin

Bonnal L., Favard P. et Laurent T. [2025] « Is there a link between self-reported unmet needs and healthcare expenditure? », International Journal of Health Economics and Management, à paraître.

Dans cette étude nous utilisons les données de l’Enquête Santé et Protection Sociale (ESPS) de 2012 couplées à celles de l’Échantillon Généraliste de Bénéficiaires (EGB). L’EGB est un échantillon représentatif des personnes couvertes par l’assurance maladie publique française, fournissant des informations sur la consommation de soins et les dépenses totales pour l’année 2012, incluant remboursements publics, complémentaires et paiements directs. L’enquête ESPS, représentative d’environ 97 % de la population en France métropolitaine, est réalisée sur un échantillon aléatoire de 8 413 individus issus de l’EGB, stratifié par région, âge et genre. Après couplage avec l’EGB, l’échantillon final comprend 1 096 personnes âgées de 65 ans et plus. La base fusionnée contient des données sur l’état de santé perçu, la couverture par l’assurance publique et complémentaire, les consultations médicales, la consommation de biens et services médicaux, ainsi que les motifs des besoins non satisfaits. Elle inclut également l’ensemble des informations socio-économiques standard.