Trump, l’Europe imaginaire et l’Europe réelle edit

Le mois de juin dernier a été un moment important pour la définition des priorités politiques et économiques de ce que nous appelons l’Occident. En effet, trois réunions au plus haut niveau se sont succédé rapidement : le G7, le Conseil Atlantique et le Conseil européen. De nombreuses indications en ressortent. Tout d’abord, l’engagement collectif des membres européens de l’OTAN à porter dans les dix ans les dépenses publiques consacrées à la sécurité au sens large à 5 % du PIB. Ensuite, l’ébauche d’un compromis possible entre les États-Unis et l’UE sur les questions commerciales, démenti toutefois par Trump avec l’annonce fracassante de droits de douane de 30 % sur les importations en provenance de l’UE.
Une tactique à la recherche d’une stratégie
Comme on pouvait s’y attendre, Trump est rentré chez lui en se déclarant très satisfait d’avoir fait plier des alliés récalcitrants. Beaucoup a été écrit sur le trumpisme et ses perspectives. Quelques remarques suffiront pour notre analyse. L’offensive tarifaire lancée contre le reste du monde et la loi budgétaire approuvée par le Congrès, qui va augmenter la dette publique de plus de 3000 milliards de dollars, auront très probablement des effets à la fois inflationnistes et dépressifs sur l’économie américaine, avec de graves répercussions internationales. Face à cette perspective, la coalition qui a porté Trump à la Maison Blanche, composée essentiellement de conservateurs traditionnels, de populistes nationalistes, de chrétiens intégristes et d’oligarques des nouvelles technologies, se révèle fragile, comme le montre la fracture entre Trump et Elon Musk.
Pour l’instant, la tactique du président consiste à exploiter un soutien populaire incontestable sur des objectifs tels que la lutte contre le « wokisme » et l’expulsion d’un grand nombre d’immigrants en situation irrégulière, afin de renforcer son pouvoir personnel par des mesures autoritaires qui, dans certains cas, dépassent les limites que devraient lui imposer la Constitution et le respect des droits de l’homme. Il s’agit d’une tactique très risquée qui, dans les faits, prive le Congrès de son pouvoir. Pour l’instant, elle tient bon car la faible majorité républicaine reste assez docile, craignant de perdre le soutien du président dans la perspective des élections de mi-mandat. Cependant, nous assistons également à une baisse notable de la popularité de Trump et donc du parti républicain, à laquelle s’ajoute le risque que les tensions croissantes dans le pays dégénèrent en violences aux conséquences imprévisibles. Les élections de mi-mandat seront un test crucial. Pour autant, comme les électeurs se comportent généralement en tenant compte des alternatives disponibles, beaucoup dépendra de la crédibilité que le parti démocrate aura pu retrouver entre-temps, une perspective sur laquelle il est impossible de se prononcer pour l’instant.
La même incertitude pèse sur l’évaluation de la politique internationale de Trump. Les maigres résultats obtenus à Gaza et en Ukraine, ainsi que le comportement erratique adopté dans les relations avec les alliés, dans les conflits commerciaux qu’il a créés et dans la gestion du conflit avec l’Iran, conduisent à une conclusion provisoire mais plausible. Trump n’a pas de stratégie, mais une méthode qui consiste à utiliser sa force et l’imprévisibilité assumée de ses actions, dans le seul but d’obtenir des avantages momentanés. Une alternance constante entre l’usage ou la menace de la force et la disposition au compromis, qui ne peut aboutir à rien de durable ou de prévisible, mais qui est essentiellement guidée par son ego. Le tout géré par une équipe de fidèles présentant de nombreuses incohérences et incompétences, dans un contexte sans précédent de corruption et de conflits d’intérêts. Contrairement à une opinion répandue, il est toutefois prématuré de proclamer la fin du « siècle américain ». Les citoyens romains qui se rencontraient aux thermes en 69 après J.-C., l’année « des quatre empereurs », se disaient probablement que la grandeur de Rome était révolue. Nous savons aujourd’hui que la partie la plus glorieuse était encore à venir.
Du point de vue européen, les événements que nous analysons se déroulent dans le contexte d’un phénomène politique nouveau. De nombreux sondages fiables convergent pour constater un changement radical dans l’attitude des Européens à l’égard de l’Amérique. Cette nouvelle disposition, qu’il est peut-être prématuré de qualifier d’anti-américanisme, est un phénomène récent clairement lié à la personne de Trump et aux politiques qu’il mène. La nouveauté réside dans le fait que, contrairement à d’autres moments difficiles pour les relations transatlantiques, le détachement vis-à-vis des États-Unis ne se limite plus aux secteurs traditionnels de la gauche, mais touche de larges pans de l’électorat modéré et conservateur, même dans des pays à la foi atlantiste bien établie comme l’Allemagne. Seuls certains secteurs de l’extrême droite, souvent mais pas toujours accompagnés de sympathies pro-russes, continuent d’afficher leur sympathie pour Trump. Compte tenu de l’incertitude qui entoure l’évolution de la politique américaine, il n’est pas certain que cette tendance se renforce ou se poursuive avec la même intensité. Il serait toutefois erroné de la considérer comme un phénomène passager. Même si les relations transatlantiques devaient reprendre une voie plus positive à l’avenir, le trumpisme a compromis l’un des piliers de la solidarité occidentale au cours des quatre-vingts dernières années : la confiance mutuelle, la conviction que dans les moments difficiles, les alliés seront prêts à se soutenir mutuellement. Le rôle indéfinissable mais fondamental de la confiance mutuelle est inscrit au cœur de l’article 5 du traité de l’OTAN. Même si le récent sommet de l’OTAN a formellement réaffirmé la valeur de cet engagement, la conviction profonde qui le rend crédible est désormais compromise. Il ne sera pas facile de la rétablir.
Le débat politique européen doit donc être lu à la lumière de ce climat d’opinion. Les principaux responsables politiques européens ont présenté les résultats des réunions comme des « compromis nécessaires ». Face à ces explications défensives, on a assisté dans plusieurs pays, notamment (mais pas seulement) en France et en Italie, à des réactions indignées. L’Europe, exclue des initiatives concernant l’Ukraine, Gaza et même l’attaque des installations nucléaires iraniennes, se serait désormais humiliée et agenouillée devant Trump. Tout aussi indignées sont les réactions préventives face à l’hypothèse d’un accord commercial qui conserverait des éléments d’asymétrie. Ce n’est pas un hasard si elles sont souvent l’expression d’une tentative de la part des oppositions d’accuser les majorités gouvernementales non seulement de capitulations humiliantes, mais aussi de sympathies pour les modèles politiques promus par Trump. En France, elles peuvent également se nourrir de la source inépuisable des résidus anti-américains du gaullisme, toujours présents dans le discours dominant, même s’ils sont démentis en pratique. Tout cela est bien accueilli et donc amplifié par des médias volontiers disposés à aller dans le sens du sentiment populaire. Si ces réactions sont compréhensibles, sont-elles pour autant justifiées ? On peut en douter.
Une stratégie en quête de crédibilité
Une analyse objective des conditions qui ont déterminé ces comportements conduit à des conclusions différentes. La situation qui, après la fin de la guerre froide, a permis une réduction radicale des dépenses militaires a désormais disparu. En outre, la pression américaine pour que les Européens assument une plus grande responsabilité dans la défense collective n’est pas le fruit du trumpisme. Elle existe depuis au moins Obama et s’est poursuivie avec Biden, sur un ton pas toujours plus amical que celui utilisé par Trump. D’autre part, la situation objective sur le terrain nous indique qu’en aucun cas l’Europe ne pourrait aujourd’hui assumer entièrement la responsabilité de sa propre défense et continuer à protéger l’Ukraine sans le maintien du soutien américain. Si une augmentation de 5% des dépenses de défense est considérée comme un prix élevé pour maintenir un minimum de solidarité atlantique, l’effort demandé aux Européens si cette solidarité venait à faire défaut serait beaucoup plus important et probablement insoutenable à court terme.
Il est vrai qu’un effort de 5% (en réalité 3,5% pour les dépenses spécifiquement militaires), soit 250 milliards de dépenses supplémentaires selon d’autres calculs, n’est pas hors de portée des économies européennes. Ce chiffre n’a guère de sens s’il n’est pas accompagné de programmes concrets de production commune, de rationalisation et d’interopérabilité. En substance, il s’agit de mettre fin à la fragmentation qui est le principal défaut du dispositif de défense européen. À cet égard, la réalité nous montre que si l’UE peut apporter une contribution importante au renforcement des structures industrielles, par exemple par des achats, la promotion de la recherche et même des financements communs, une grande partie de l’effort doit s’accompagner de mesures pour lesquelles les instruments opérationnels n’existent actuellement qu’au sein de l’OTAN. Sans compter que cette perspective nécessite également la participation active du Royaume-Uni. Une participation consacrée par la constitution du « groupe des volontaires », mais surtout par le renforcement des relations franco-britanniques, qui comprend désormais également un début de coopération en matière de dissuasion nucléaire. Tout cela conduit à la conclusion que, dans la situation actuelle, l’autonomie stratégique de l’Europe ne peut être promue que par le renforcement du « pilier européen de l’OTAN », maintes fois souhaité. La conclusion logique est qu’une stratégie consistant à s’engager à augmenter considérablement les efforts de défense, tout en faisant tout pour préserver autant que possible la solidarité atlantique, n’est pas un cadeau à Trump : c’est la seule position réaliste dans l’intérêt de l’Europe.
Un raisonnement similaire peut être avancé en faveur d’un compromis réaliste sur les questions commerciales. Comme les autres partenaires commerciaux des États-Unis, nous devons en effet partir du principe que les turbulences introduites par Trump dans le système multilatéral ne sont pas appelées à disparaître. Elles se traduiront probablement par des tensions constantes suivies de compromis, mais les déséquilibres et les distorsions qu’elles introduiront dans le système commercial international seront durables. Ils porteront d’abord préjudice aux États-Unis, mais le reste du monde devra nécessairement s’adapter. Face à la nouvelle agressivité de Trump, l’enjeu pour l’UE n’est pas tant la stratégie pragmatique et non idéologique qu’elle a poursuivie jusqu’à présent que sa capacité à maintenir son unité et sa crédibilité dans le difficile match qui se déroulera dans les semaines à venir. Si, dans les négociations avec les États-Unis, l’objectif de l’UE est essentiellement de limiter les dégâts, deux autres aspects revêtent une importance capitale. L’UE entend en effet revoir sa stratégie à l’égard de la Chine et promouvoir activement un réseau de relations commerciales avec le reste du monde, à commencer par la région indo-pacifique. Cela pourrait comprendre l’adhésion au CPTPP, le pacte transpacifique lancé par Obama et dont Trump s’est retiré au cours de son premier mandat. Le troisième volet de la stratégie européenne consiste à relancer la croissance en accélérant, sur la base des rapports de Mario Draghi et Enrico Letta, les mesures nécessaires pour rattraper le retard en matière de compétitivité et d’innovation accumulé par les Européens au cours des dernières décennies.
Il ressort de ce qui précède que l’Europe ne manque pas de stratégie. Ce qui fait défaut, c’est la crédibilité de sa mise en œuvre. Les raisons sont multiples. La première est la fragilité de nombreux gouvernements, confrontés à la montée de mouvements populistes dont certains présentent des caractéristiques culturelles similaires au trumpisme. La deuxième est plus importante et tient au fait que jamais dans son histoire l’UE n’a été confrontée à autant de défis non seulement complexes, mais aussi simultanés. Cela exige une capacité à établir des priorités et à les expliquer clairement à une opinion publique désorientée. Rien ne donne plus de crédibilité à une stratégie que la capacité à prendre des décisions concrètes. Par exemple, la stratégie commerciale de l’Europe gagnerait en crédibilité si l’accord déjà conclu avec le Mercosur était rapidement ratifié. La troisième difficulté réside dans le fait que certains défis se situent à la marge, voire en dehors, des compétences des institutions de l’UE, comme c’est le cas pour la sécurité et la défense. Or, dans les cas les plus délicats, ces institutions sont soumises à la règle de l’unanimité. Cette contrainte est d’autant plus difficile à surmonter que certains pays, comme la Hongrie, sont clairement hostiles à la stratégie commune dans son ensemble et pas seulement à certains de ses aspects. Une difficulté supplémentaire réside dans le fait que la question la plus sensible, mais aussi la plus urgente, à savoir la défense, est étroitement liée à la perception inégale que nous avons de la menace russe et de la nécessité vitale de soutenir l’Ukraine dans la défense de sa souveraineté.
Nous voyons toutefois émerger un front assez cohérent de pays déterminés à assumer les responsabilités qui s’imposent, qui comprend la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni, la Scandinavie, les pays baltes et la Pologne. Ces pays dits « volontaires » représentent une masse critique importante et sont crédibles sur les plans militaire, politique, industriel et économique, y compris à Washington. Il est important qu’ils puissent élargir leur consensus à d’autres pays, en particulier au sud. Le plus important est l’Italie, politiquement polarisée, traversée par d’importants courants pro-russes et, comme le montre un récent sondage de l’ECFR, le seul pays européen où le pacifisme est potentiellement majoritaire. Giorgia Meloni semble consciente de l’enjeu, mais la partie est ouverte.
D’autre part, même en élargissant la composition des « volontaires », il est exclu que la stratégie dont l’Europe a besoin aujourd’hui puisse recueillir l’unanimité. La nécessaire réforme des institutions européennes est malheureusement impossible à l’heure actuelle. Il faudra donc agir dans deux directions. La première est une approche pragmatique et créative de la question de l’unanimité, qui démontre aux pays récalcitrants qu’ils ne disposent pas en réalité d’un droit de veto. Par exemple, le veto hongrois à l’ouverture des négociations d’adhésion de l’Ukraine à l’UE peut être contourné en permettant à la Commission d’avoir avec l’Ukraine des discussions informelles ayant le même contenu qu’une négociation, un processus qui prendra toutefois beaucoup de temps. La deuxième voie consiste à imaginer un parcours à plusieurs niveaux qui permette de combiner, là encore de manière pragmatique et créative, ce que peuvent faire l’UE et ses institutions, ce qui doit être fait dans le cadre de l’OTAN et ce qui nécessitera des solutions intergouvernementales ad hoc. Tout cela en attendant que la situation permette une synthèse juridique et institutionnelle cohérente. La Commission, les États membres et, malgré quelques difficultés, le Parlement européen semblent en être conscients.
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