Le triangle Inde-Chine-Pakistan edit

10 juillet 2025

La guerre de quatre jours qui a opposé l’Inde et le Pakistan en mai dernier, suite à l’attaque terroriste du 22 avril qui avait coûté la vie à 26 Indiens à Pahalgam (Jammu et Cachemire), a fait entrer les deux pays dans une ère de conflictualité nouvelle. Au-delà de cette relation bilatérale pour le moins dégradée, cet épisode est venu remettre en cause l’amélioration de celle qu’entretiennent l’Inde et la Chine étant donné le soutien sans faille que Pékin a apporté à Islamabad. Or l’économie de l’Inde s’est installée dans une dépendance vis-à-vis de la Chine qui limite les marges de manœuvre de New Delhi. En révélant l’intensité du lien sino-pakistanais et la vulnérabilité d’une Inde relativement isolée, la guerre de mai 2025 fait figure de tournant pour la géopolitique régionale. 

La dégradation des relations indo-pakistanaises: vers un changement de registre

Les épisodes guerriers entre l’Inde et le Pakistan ont été si nombreux depuis la naissance de ces deux pays en 1947 qu’on serait tenté de placer le récent conflit dans un continuum ; pourtant, les traits qui les distinguent des précédentes oppositions armées est sans doute de nature, et pas seulement de degré.

La riposte de l’Inde à l’attentat du 22 avril, que New Delhi a attribué au Pakistan, a été d’une ampleur bien plus grande que celle de 2019 suite à l’attaque de Pulwama, qui avait fait 40 morts parmi les soldats indiens. L’armée indienne a en effet visé neuf camps et autres centres de formation jihadistes parfois situés, non pas dans la partie du Cachemire revendiquée par l’Inde, mais au Punjab, derrière une frontière internationalement reconnue. Ensuite, face à la réponse pakistanaise, l’armée indienne a attaqué des bases militaires et même visé, selon des sources convergentes, une base abritant des armes nucléaires.

Mais ce qui importe ici, c’est autant l’ampleur des opérations que leur automaticité : il est maintenant acquis que l’Inde de Modi répondra aux attaques terroristes menées sur son sol et attribuées à des jihadistes pakistanais par un déploiement militaire impliquant les trois armes et recourant aux missiles balistiques – pour viser des cibles situées au cœur du pays. Dans les discours qu’il a prononcés après que les armes se sont tues, Narendra Modi a présenté la séquence qui venait de s’achever comme une doctrine, l’objectif étant ici de dissuader les terroristes de s’attaquer à l’Inde et, au-delà, l’armée pakistanaise de les « parrainer ». Car un volet important de cette doctrine consiste à confondre les acteurs étatiques et les acteurs non-étatiques.

Cette logique sous-tendait déjà l’attaque du camp jihadiste de Balakot suite à l’attentat de Pulwama. Elle n’a pas empêché Pahalgam. Le fait de monter en gamme, cette fois, changera-t-il la donne à l’avenir ? Deux facteurs décisifs incitent à répondre par la négative.

Premièrement, même si les acteurs étatiques et non étatiques pakistanais visés ne forment peut-être pas un tandem aussi étroit que le suppose l’Inde – ce qui est invérifiable –, ils entretiennent des liens très étroits et, surtout, ont chacun un intérêt quasi objectif à reproduire le scénario auquel on vient d’assister. C’est évident dans le cas des groupes jihadistes dont frapper l’Inde au moyen d’attentats terroristes est la raison d’être, mais ça l’est aussi dans le cas de l’armée pakistanaise. Celle-ci retire des avantages majeurs des tensions indo-pakistanaises : depuis des décennies, c’est la principale justification de son budget et même de son statut d’Etat dans l’Etat (voire d’économie dans l’économie). Et cette propension au conflit augmente encore lorsqu’elle est en difficulté sur la scène nationale, comme la guerre éclair du mois de mai en témoigne :  jamais, depuis sa défaite de 1971 face à l’Inde, l’armée pakistanaise n’avait en effet, avant cette crise, été à ce point impopulaire. Le rejet de la population tenait non seulement aux privilèges que se sont arrogés les militaires, alors que le pays traverse une crise sociale profonde, mais aussi à la mise sous les verrous d’Imran Khan, l’ancien Premier ministre qui s’était opposé au chef de l’armée. L’état-major avait plus que jamais besoin de redorer son blason et il l’a fait d’une façon spectaculaire, même si la désinformation qu’il a orchestré l’y a beaucoup aidé. En quelque jour, le Chief of Army Staff, Munir, est passé du statut de paria à celui de Field-Marshall, un titre que seul Ayub Khan (l’homme fort du pays entre 1958 et 1969) avait porté avant lui…

Deuxièmement, le Pakistan peut se permettre de « saigner l’Inde » (pour reprendre une formule apparue dans la mouvance jihadiste du pays dans les années 1990) quasiment en toute impunité étant donné l’effet de cliquet nucléaire. Depuis les essais de 1998, l’arme atomique joue un rôle paradoxal en Asie du Sud dans la mesure où il facilite des affrontements de basse intensité – et le terrorisme jihadiste – étant donné la peur qu’une escalade entre ces deux puissances suscite à travers le monde dès qu’elles en viennent aux mains. En 2025, comme en 1999 et en 2019, les Etats-Unis sont intervenus pour séparer les belligérants de peur qu’ils ne recourent à l’arme atomique, d’autant plus que des frappes indiennes avaient atteint un site proche d’un lieu de stockage nucléaire, ce qui avait encore fait monter la réplique pakistanaise d’un cran. Cette intervention, en privant l’Inde d’une victoire nette, a permis au Pakistan de faire preuve de triomphalisme. Donald Trump a amplifié ce mouvement en renvoyant les deux pays dos à dos, et en évoquant des pourparlers sur le Cachemire – Rubio les a même invités à négocier dans un lieu neutre. En quelques heures, Washington a ainsi ramené l’Inde à la case départ, elle qui, depuis les années 1970 était parvenue à éviter toute internationalisation de cet enjeu qu’elle souhaite régler en bilatéral.

Au total, la doctrine Modi qui tranche sur celle de ses prédécesseurs en tant que, désormais, les frappes menées en réaction aux attaques terroristes sont non seulement plus massives, mais aussi et surtout systématiques, alimente une conflictualité d’un genre nouveau. Certes, on peut imaginer que New Delhi revienne sur cette doctrine à l’avenir, mais deux facteurs rendent cette hypothèse peu probable : d’une part c’est sur sa fermeté vis-à-vis du Pakistan que Narendra Modi (et le BJP) a bâti sa popularité ; d’autre part l’opposition, du coup, ne cesse de surenchérir pour ne pas être en retrait par rapport à ce qui devient un nouveau standard. 

L’idée suivant laquelle les relations entre l’Inde et le Pakistan entre dans une nouvelle ère est confortée par deux autres variables elles aussi inédites.

Premièrement, New Delhi s’est dit déterminée à remettre en cause le traité de l’Indus qui, depuis 1960, réglemente le partage des eaux de ce fleuve et de ses affluents. Si l’Inde prive le Pakistan de l’eau à laquelle ce traité lui donnait droit, l’agriculture du Punjab (et d’autres provinces en aval), qui souffre déjà d’un stress hydrique dû au changement climatique, ne sera, à terme, plus en mesure d’assurer la sécurité alimentaire du pays, ni de produire le coton qui pèse si lourd dans la balance commerciale du pays. Le Pakistan ne laissera pas son agriculture souffrir sans réagir.

Deuxièmement, si la supériorité militaire de l’Inde est indéniable, le fossé qui sépare les armées indienne et pakistanaise a paru se combler lors de cette guerre de quatre jours du fait des performances de l’arsenal pakistanais d’origine chinoise qui a infligé de lourdes pertes – y compris un avion Rafale au moins – à la partie adverse.  La Chine, ici comme ailleurs, joue le rôle de « game changer » en chef.

De la géopolitique à la géoéconomie: la vulnérabilité de l’Inde par rapport à la Chine

La guerre éclair de mai dernier est intervenue au moment où les relations sino-indiennes étaient sur la voie d’une certaine normalisation depuis près de six mois – alors que les heurts de 2020 entre soldats chinois et indiens dans l’Himalaya s’étaient traduits par la perte de 20 hommes côté indien et de nombreuses passes d’armes verbales. En octobre 2024, alors que des officiers indiens et chinois avaient déjà tenu dix-sept rounds de discussion sans parvenir à s’entendre sur le tracé de la frontière (appelée Line of Actual Control) séparant les deux pays de part et d’autre du Népal, l’armée chinoise occupant toujours environ 2000 kilomètres carrés de territoire indien illégalement d’après New Delhi, le Foreign Secretary indien (l’équivalent du Secrétaire général du Quai d’Orsay) indiquait dans un communiqué officiel : « Un accord a été conclu sur les modalités de patrouillage le long de la Line of actual Control (LAC)  entre l'Inde et la Chine, afin de procéder à un désengagement et à une résolution des problèmes rencontrés dans ces espaces en 2020. » New Delhi se montrait ainsi prêt à fermer les yeux sur la perte de certains territoires pour continuer de normaliser sa relation avec Pékin. En janvier 2025, les deux pays ont d’ailleurs rétabli des liaisons aériennes directes.

Cette démarche était visiblement surdéterminée par des considérations économiques. Quelques mois avant la déclaration du Foreign Secretary citée plus haut, le vote du budget indien avait été l’occasion d’ouvertures assez inédites vis-à-vis de la Chine. L’Economic survey 2024, un document officiel publié – comme tous les ans – par le ministère des Finances juste avant le vote de la loi de finances, avançait que des investissements venant “from China can help in increasing India's global supply chain participation along with a push to exports”. Le texte indiquait aussi qu’attirer des investissements chinois “seems more promising for boosting India's exports to the US, similar to how East Asian economies did in the past[1]. Ce raisonnement faisait écho à la faiblesse des investissements étrangers en provenance des pays occidentaux sur lesquels l’Inde avaient jusque-là misé pour développer son industrie – et créer des emplois dans un pays qui en manque cruellement (ce qui est d’autant plus problématique que la population augmente encore de 10 millions de personnes par an).

En réponse, les diplomates chinois changèrent de ton. L’ambassadeur de Chine en Inde a multiplié les appels du pied à l’égard de New Delhi, se disant désireux de voir l’Inde investir davantage dans son pays et la collaboration scientifique et technique entre les deux pays s’intensifier[2]. Le 10 avril, S. Jaishankar, le ministre indien des Affaires étrangères, se félicitait encore du réchauffement des relations sino-indiennes.     

C’est dans ce contexte qu’est intervenue la guerre de mai 2025 à l’occasion de laquelle la Chine a soutenu le Pakistan d’une façon bien plus nette que lors des conflits précédents. En effet, de la guerre de 1965 à celle de 1999 en passant par celle de 1971, la Chine avait fait preuve d’une certaine retenue. Cette fois, elle s’est manifestée d’une façon très claire dès que l’hypothèse de représailles massives de la part de l’Inde est devenue crédible. Le ministre chinois des Affaires étrangères, Wang Yi, a alors déclaré (nous citons en anglais d’après la traduction officielle) : “As an ironclad friend and an all-weather strategic cooperative partner, China fully understands Pakistan’s legitimate security concerns and supports Pakistan in safeguarding its sovereignty and security interests[3]. Au cours du conflit, la Chine a, d’après des sources indiennes, aidé le Pakistan en termes de défense aérienne et en lui procurant des images satellites[4].  

Comment expliquer ce parti pris inhabituel ?

Premièrement, le Pakistan est devenu un client important pour les marchands d’armes chinois, 80% de son arsenal étant de fabrication chinoise. Non seulement le Pakistan est un marché intéressant pour la Chine, mais il permet aussi à cette dernière de tester sur le champ de bataille des armes qu’au demeurant les deux pays ont parfois mis au point ensemble.

Deuxièmement, la Chine a énormément investi au Pakistan, le China Pakistan Economic Corridor représentant, avec 68 milliards de dollars d’investissements directs, le vaisseau amiral des nouvelles Routes de la Soie, et ce malgré les tensions récurrentes qui opposent Pékin et Islamabad, qu’il s’agisse des retards de paiement du Pakistan ou des attaques d’ingénieurs chinois par des séparatistes baloutches. En outre, une partie de ces 68 milliards ont servi à construire des routes, des chemins de fer, des centrales électriques dans des zones revendiquées par l’Inde comme le Gilgit Baltistan.

Troisièmement, la Chine a sans doute voulu saisir l’occasion de donner une leçon à l’Inde alors que deux pommes de discorde ont (re)surgi depuis l’arrivée au pouvoir de Narendra Modi. D’abord, ce dernier, comme le veut l’idéologie nationaliste hindoue, se montre volontiers révisionniste en affichant sa volonté de restaurer « la grande Inde », Akhand Bharat, dont ferait notamment partie la fraction du Ladakh conquise par la Chine lors de la guerre de 1962. Ensuite, l’Inde cherche à résister à la poussée de la Chine dans les autres pays d’Asie du sud, à commencer par le Bangladesh, le Sri Lanka et le Népal.

Quatrièmement, l’Inde s’est aliéné la Chine en poursuivant son rapprochement avec les Etats-Unis, comme l’attestent les bonnes relations entre Modi et Trump et l’invitation indienne faite aux entreprises américaines de relocaliser leurs usines chinoises en Inde.

Si la Chine fait plus que jamais figure de « all weathers friend » du Pakistan, l’Inde peut-elle s’en détourner pour autant ?

En fait, Pékin apporte un soutien sans faille à l’ennemi public numéro une de l’Inde au moment où celle-ci se révèle plus dépendante que jamais de la Chine en termes économiques, industriels et commerciaux.

En 2024-25, les exportations de la Chine vers l’Inde ont représenté un record de 113,5 milliards de dollars, alors que celles de l’Inde vers la Chine, en baisse, sont tombées à 14,3 milliards de dollars, d’où un déficit commercial de 99,2 milliards de dollars. Ce chiffre reflète non seulement la faiblesse de l’industrie indienne qui ne parvient pas à concurrencer les biens manufacturés chinois, mais aussi sa dépendance par rapport aux fournisseurs chinois.                         

En effet, les produits finis ne représentent qu’une petite partie des importations indiennes en provenance de Chine (6,8% en 2023-24), l’essentiel de ces achats est fait de biens intermédiaires (70,9%) et de biens de production (22,3%) dont l’industrie et les services de l’Inde ont besoin pour produire… et exporter[5]. De sorte que plus l’Inde exporte, plus elle importe aussi, de Chine. Cette logique est en particulier à l’œuvre dans le secteur de l’électronique et de la pharmacie : si l’Inde exporte un nombre croissant de smartphones, à commencer par l’iPhone, elle en importe les composants de Chine ; si l’Inde est devenue « la pharmacie du monde » grâce à ses exportations de médicaments génériques, bien des principes actifs viennent de Chine. En fait, l’Inde ne fait guère valoir qu’un avantage comparatif : ses faibles coûts de main d’œuvre, mais ses entreprises ne sont plus guère compétitives lorsqu’il s’agit de ne plus seulement assembler, mais aussi concevoir et même produire.

À noter que la dépendance de l’Inde par rapport à la Chine est encore plus grande que ce que les statistiques donnent à voir car l’Inde importe bien des produits fabriqués par des firmes chinoises basées en Malaisie ou au Vietnam – où elles se sont d’ailleurs délocalisées pour contourner les barrières tarifaires ou les quotas d’importation mis en place par de nombreux pays dont l’Inde. Les panneaux solaires sont, à cet égard, un cas d’école qui rend l’Inde extrêmement dépendante de la Chine pour sa transition énergétique.

Dans ce contexte, la crise d’avril-mai entre l’Inde et le Pakistan a donné l’occasion à la Chine de mettre la pression sur New Delhi. Le 28 avril, la presse indienne s’est fait l’écho de délais supplémentaires dans les livraisons vers l’Inde de pièces détachées d’iPhones imposés par les Chinois[6]. Peu après, c’est l’accès aux terres rares que la Chine a décidé de rendre plus difficile, mettant le secteur automobile indien en difficulté – d’où l’idée émise par New Delhi d’envoyer une délégation à Pékin pour négocier un régime d’exception pour l’Inde[7]

Au début de juin 2025, le gouvernement indien a annoncé que l’Inde faciliterait les investissements chinois sur son sol, revenant ainsi sur la décision qui avait été prise en 2020 au lendemain de la confrontation entre les soldats des deux pays[8].  Au même moment, le 5 juin, l’ambassadeur de l’Inde était reçu par le vice-ministre des Affaires étrangères chinois, Sun Weidong, les deux parties s’engageant à « jointly implementing the leaders’ important consensus, fostering people-to-people exchanges & win-win cooperation, and driving China-India relations forward on a healthy and stable path ». 

Temps long et court terme

La dynamique du triangle Inde-Chine-Pakistan ne se comprend que si l’on combine des perspectives structurelles et conjoncturelles, le temps long et le court terme. Seule une telle approche permet de saisir l’accélération de l’histoire à laquelle on assiste : un tournant géopolitique, de fait, n’intervient le plus souvent que lorsque la situation est mûre pour cela. La crise du printemps 2025 aura soudain révélé les effets d’une évolution structurelle dont l’origine remonte au siècle dernier. D’une part, la relation entre le Pakistan et la Chine s’est approfondie au point que Pékin apporte aujourd’hui à Islamabad un soutien politique et militaire complet face à l’Inde. D’autre part, la dépendance de l’Inde par rapport à la Chine – sur fond d’infériorité stratégico-militaire – a pris de telles proportions que New Delhi ne semble pas en mesure de se rebiffer contre l’appui chinois au Pakistan.

Cet état de fait est naturellement alimenté par l’isolement de l’Inde qui ne trouve ni en Donald Trump ni en Vladimir Poutine des partenaire suffisamment fiables pour durcir le ton vis-à-vis de Pékin. Cette variable – l’isolement indien – n’est bien sûr pas irréversible, mais prégnante à court terme.

Dans ces conditions, la dynamique à l’œuvre dans ce triangle risque de ne pas servir les intérêts de l’Inde en raison d’une collaboration sino-pakistanaise toujours plus intense qui pourrait se manifester de trois façons.

Par la vente d’armes toujours plus sophistiquées – comme l’avion de chasse - J-35A - de la Chine au Pakistan. A noter que ce phénomène a attiré l’attention de pays amis du Pakistan intéressés par ces matériels et qui pourraient passer par Islamabad (et Rawalpindi) pour se familiariser avec eux – c’est le cas de l’Arabie Saoudite dont l’homme fort, MBS, en juin, a invité le Premier ministre pakistanais à l’occasion d’une fête religieuse très prestigieuse. Cela obligera l’Inde à importer davantage d’armes aussi – et notamment des S-400 de Russie.

Par un activisme diplomatique accru de la part du Pakistan où l’armée a profité de la récente guerre éclair pour retrouver un certain prestige et faire taire les opposants. Suite à la médiation chinoise entre Islamabad et Kaboul, alors que l’Inde avait reçu l’appui des Talibans pendant la confrontation du mois de mai, les Pakistanais viennent d’ouvrir une ambassade à Kaboul (où ils ne disposaient plus de représentation diplomatique depuis 2021). En parallèle, le Pakistan profite du départ de Sheikh Hasina pour renouer avec le Bangladesh, notamment en termes de coopération militaire. L’Inde craint aussi que les groupes jihadistes basés au Pakistan ne prennent pied au Bangladesh à la faveur d’un retour en grâce des islamistes.

Par une nouvelle guerre de l’eau. D’un côté New Delhi, en se retirant du traité de l’Indus réglementant le partage des eaux de ce fleuve et de ses affluents entre l’Inde et le Pakistan, à la construction de barrages et de canaux qui pourraient priver son voisin de ressources hydrauliques vitales pour son agriculture et sa population. D’un autre côté, la Chine a laissé entendre qu’elle pourrait faire la même chose car le cours du Brahmapoutre traverse en effet le plateau tibétain avant de pénétrer en Inde[9].

Que la guerre de l’eau prenne le relais de la guerre tout court n’est toutefois qu’une des hypothèses envisageables, la probabilité d’un nouvel attentat restant haute, en raison, notamment, de tensions persistantes au Cachemire.

Dans ce contexte, New Delhi, on l’a dit, se retrouve à la fois relativement isolée et vulnérable face à la Chine, les Etats-Unis ne l’ayant pas soutenu dans la crise récente autant que l’Inde pouvait l’espérer et Moscou pas davantage (comme en témoignent les ventes d’armes au Pakistan annoncées par Poutine en juin dernier).

Une opportunité pour les Européens

Cela devrait amener Narendra Modi, son ministre des Affaires étrangères S. Jaishankar et son ministre du Commerce Piyush Goyal à se tourner vers la France et les Européens d’une façon plus générale, à la fois sur un plan géoéconomique et géopolitique.

Au plan géoéconomique, c’est le moment de revenir vers les Indiens pour traiter des « points durs » de la négociation du Traité de libre-échange car New Delhi aura sans doute tellement à cœur d’aboutir, pour manifester sa proximité de Bruxelles, que le gouvernement Modi sera peut-être prêt à faire davantage de concessions. Ce traité, de toute façon, n’aboutira à un résultat substantiel que s’il est porté par une volonté politique permettant de surmonter les réticences des groupes d’intérêt qui exercent des pressions multiformes sur les délégations de négociateurs depuis des mois. Sinon, ce sera une coquille vide.

Au plan géopolitique, le caractère imprévisible de la politique étrangère de Donald Trump, dont l’Inde a fait les frais lors de la crise de mai dernier, crée les conditions d’un approfondissement de la relation franco-indienne et, au-delà, européano-indienne, New Delhi ayant besoin de garanties de sécurité supplémentaires par rapport à la Chine. Cette dynamique peut prendre la forme d’une coopération militaire plus poussée avec la France, notamment dans le domaine maritime, et, en parallèle, de la construction d’un dispositif faisant pendant au Quad et réunissant, cette fois, d’un côté trois pays européens ayant de plus en plus l’habitude de parler stratégie ensemble, la France, l’Allemagne et la Grande Bretagne, et, d’un autre côté, trois pays  de la région, l’Inde, l’Indonésie et le Japon. Une telle initiative permettrait aussi de montrer que l’Inde, pas plus que la France, ne souhaitent voir l’OTAN s’impliquer dans l’Indo-Pacifique mais que les Européens peuvent y jouer un rôle stabilisateur face aux aléas de la politique américaine. Cette option a d’autant plus de chance d’être bien reçue par les Indiens qu’ils apprécient en général le format dit « minilatéral ».

Que les Européens s’impliquent ainsi dans l’Indo-Pacifique, aux côtés de pays de la région dans – au premier rang desquels figurerait l’Inde -, pourrait être, en effet, une façon de renforcer la stabilité régionale en raison de l’autonomie stratégique que les Européens prônent de plus en plus et qui est appréciée par tous les acteurs de la région, y compris la Chine. La crédibilité d’une telle démarche passe toutefois par une européanisation accrue des stratégies des Européens dans l’Indo-Pacifique tant en termes d’interopérabilité que de coopération industrielle. C’est le moment de mener des exercices conjoints entre européens et de proposer des projets d’infrastructures associant des champions allemands, français et autres dans le cadre des Global Gateway.

Au sein de l’Indo-Pacifique, la sous-région Asie du Sud est aujourd’hui celle où l’isolement de l’Inde préoccupe New Delhi le plus, la Chine ayant pris des positions chez chacun de ses voisins immédiats. La perte du Bangladesh, un partenaire important jusqu’au départ de Shaikh Hasina, constitue ici une source d’inquiétude majeure, surtout qu’outre la Chine, le Pakistan est en passe d’y reprendre pied. New Delhi apprécierait à n’en pas douter une initiative européenne ou française comparable à celle décidée par Paris vis-à-vis du Sri Lanka, à savoir la création d’un Centre Régional d'Études Maritimes ayant vocation à former des personnels civils et militaires.  

 

[1] Biswajit Dhar, "Is India ready to welcome Chinese capital again?", The New Indian Express, August 8, 2024.

[2] "China wants more Indian investment, ambassador says," Zonebourse, Sept. 20, 2024.

[3] https://www.dawn.com/news/1906958

[4] https://www.bloomberg.com/news/articles/2025-05-18/china-gave-pakistan-satellite-support-indian-defense-group-says

[5] "China's share in India's imports: an analysis which focuses on intermediate and capital goods"

[6] Surajeet Das Gupta, “China import delays may put Apple’s India plans in jeopardy”

[7] https://www.livemint.com/news/china-restricts-rare-earth-exports-will-it-put-the-brakes-on-indias-ev-ambitions-11749035241465.html

[8] https://www.financialexpress.com/money/process-of-chinese-fdi-streamlined-3864827/

[9] https://www.india.com/news/world/this-can-happen-with-india-china-issues-warning-over-brahmaputra-in-support-of-pakistan-threatens-to-block-river-flow-into-india-northeast-over-indus-water-treaty-7853086/