Tuer pour Gaïa? edit

29 mai 2025

Le jeudi 24 avril 2025, un lycéen de seconde dans un lycée privé de Nantes, Justin P., âgé de 16 ans, poignardait à cinquante-sept reprises une condisciple de 15 ans, Lorène, et en blessait plusieurs autres, avant d’être mis hors d’état de nuire.

Dans l’intranet du lycée, il avait diffusé auparavant un manifeste de treize pages qui doit retenir l’attention.  Le procédé de revendication préalable d’un crime est devenu si commun, de Unabomber à Anders Breivik et Brenton Tarrant, que ces textes se ressemblent, par leur pathos répétitif comme par leur ésotérisme. Celui-ci porte en frontispice un Y inversé, vraisemblablement une rune de l’alphabet de Tolkien, le Cirth. Comme l’inversion d’une rune la rendrait néfaste, les sympathies nazies affichées par Justin P. ne peuvent que renforcer cette hypothèse. La couleur vert vif de ce symbole semble apporter un indice complémentaire : à un enquêteur qui lui demande si ses idées sont « inspirées par une idéologie particulière » Justin répond : « Peut-être l’écologie profonde ». La rune verte et funeste pourrait bien ainsi symboliser l’écocide dénoncé par le Manifeste pour justifier la violence.

Inspiré par une idéologie radicale qui assimile l’Anthropocène à un Capitalocène,  un courant de pensée promeut un « terrorisme climatique », qui va du sabotage[1] à d’autres formes d’action violente ; Andreas Malm déclare ainsi « nous avons ardemment besoin d'une haine de classe écologique ». Cette haine peut-elle conduire au meurtre ? Lorène, première victime de Justin P., n’était en rien complice des industries extractives.

Revenons au Manifeste et à ce passage qui en souligne les attendus idéologiques : « Si l’on accepte de considérer la Terre comme un organisme vivant, ce que soutiennent depuis longtemps certaines traditions philosophiques, mais aussi certaines disciplines scientifiques comme la biogéochimie ou la théorie de Gaïa, alors les bouleversements climatiques, les catastrophes dites “naturelles”, les pandémies, les extinctions massives ou encore les flux migratoires peuvent être compris non comme des événements isolés, mais comme les manifestations d’un processus immunitaire ».

La mention de Gaïa semble révélatrice. Après les premières alertes à la fin des années 1950, comme l’article de Charles D. Keeling qui alertait dans Tellus en 1960 sur la concentration croissante en dioxyde de carbone dans l’atmosphère, les industries polluantes exploitèrent deux réponses. La première, au nom du progrès scientifique, mit en garde contre le catastrophisme et culmina dans l’Appel de Heidelberg de 1991, signé par 4000 scientifiques, dont 79 prix Nobel, et publié juste avant le sommet de Rio — on apprit plus tard qu’il avait été adroitement rédigé par un lobbyiste de l’industrie de l’amiante et relayé par d’autres industries polluantes.

La seconde fut l’exploitation d’une ressource mythique propre à accréditer l’autoconservation de la Terre : ce fut « l’hypothèse Gaïa », nouvelle divinisation de la Terre-Mère, ainsi nommée depuis Hésiode. Elle n’avait rien de très nouveau : issue de religions moyen-orientales du néolithique, cette figure mythique connut dans divers avatars, de la Shekina du judaïsme cabalistique à la Vierge auxiliatrice qui en Amérique du Sud se superposa à la Panchamama, déesse amérindienne de la fécondité.

Elle connut maints avatars ésotériques. La Déesse-mère réapparut sous la figure d’Isis dans la théosophie si féconde à la fin du XIXe siècle[2] qu’elle donna naissance à l’ariosophie nazie, où elle prend la figure de la Mère patrie ; mais aussi à l’anthroposophie « écologique » du théosophe Rudolf Steiner, si florissante à présent[3] ; enfin au New Age, où la prière à Grande Déesse, écrite par une théosophe est récitée depuis un siècle par des centaines de sectes[4].

Par ailleurs, elle avait reparu, drapée d’une autorité spéculative, dans la Naturphilosophie allemande inspirée de Schelling, qui dépassait la rationalité par un vitalisme et un organicisme transcendant. Ainsi des auteurs comme Gustav Fechner, connu pour être fondateur de la psychophysiologie, n’hésiteront pas à considérer la Terre comme un grand être vivant. Ce thème passera dans le cosmisme russe, qui étend cette philosophie de la nature à l’ensemble de l’Univers[5].

Au tournant des années 1960, la Déesse mère connut un autre avatar avec ce que l’on a nommé « l’hypothèse Gaïa ». Un ingénieur visionnaire, James Lovelock, revivifia le mythe en lui conférant un vernis scientifique — malgré les contestations d’auteurs majeurs comme Stephen Jay Gould et Richard Dawkins.

Voici comment Lovelock procéda, bien qu’il ne soit pas le premier, mais un des derniers à refigurer l’image de Gaïa.  En 1966, dans une note commanditée et financée par le pétrolier Shell pour faire diversion au changement climatique déjà menaçant, Lovelock décrit la terre comme un système en équilibre permettant de maintenir les conditions de la vie, même menacée par les activités humaines. Cette faculté providentielle ne pouvait que satisfaire les commanditaires[6]. En 1980, faisant le bilan de sa collaboration avec Shell, Lovelock écrit à un cadre de l’entreprise : « De mon point de vue, le résultat le plus intéressant, et espérons-le le plus utile de notre association aura été l’hypothèse Gaïa »[7].

Si toutefois Gaïa venait à ne plus pouvoir conserver son équilibre providentiel, il faudrait trouver une planète de rechange. Dès cette période, Lovelock était aussi financé par la NASA et de ses programmes d’exobiologie, discipline d’autant plus énigmatique qu’elle situe son objet dans un monde interplanétaire. À la fin des années, 1980 Lovelock prit ainsi part aux élaborations scientifico-mythiques qui non seulement présentent la Terre comme un vaisseau spatial, un life-support system planétaire, mais préparent les conditions d’une colonisation d’autres planètes.

Soutenu par des mécènes comme le pétrolier Ed Bass, le projet Biosphère 2 réunit aussi avec Lovelock des représentants du New Age comme John Allen et d’autres exaltés comme… Steve Bannon (alors employé par Goldman Sachs) pour construire dans le désert d’Arizona une biosphère artificielle expérimentale et préparer l’aventure spatiale. Promue aujourd’hui par les plus grands pollueurs, vantée par des oligarques influents comme Elon Musk, l’utopie solutionniste de la planète de rechange n’a fait que prospérer depuis. Sans contredire le principe d’autoconservation de Gaïa, elle garde un évident pouvoir de diversion et s’appuie sur des croyances cosmistes vivaces.

Dans la pensée contemporaine, avec des auteurs comme Bruno Latour, Philippe Descola et bien d’autres, Gaïa a poursuivi sa carrière, favorisée par l’inquiétude générale sur les changements climatiques. Toutefois, en rupture avec l’image irénique d’un naturisme renouvelé, une vision polémique et même guerrière se dessine.

Dans Face à Gaïa (2015) puis Où atterrir ? (2017), notamment, Latour oppose les Terrestres (ou « Terrestriens »), humains et non-humains, aux Modernes qui sont responsables des dévastations écologiques, et même d’un écocide (ce terme criminalisant manifestement calqué sur génocide est maintenant courant, chez Descola, notamment). Latour écrit : « Gaïa, c’est une injonction pour rematérialiser l’appartenance au monde. [...] Gaïa est le signal du retour sur Terre [...] c’est le seul moyen de faire à nouveau trembler d’incertitude les Modernes « (op. cit., 2017, p. 283).

Dans un geste caractéristique d’un nouveau millénarisme, Latour récuse la modernité, car nous serions dans un Nouveau régime climatique, qui appelle bien entendu un nouveau régime politique. S’appuyant sur le juriste nazi Carl Schmitt, auteur d’une théologie politique, il reprend sa définition du politique comme combat entre l’ennemi et nous[8].  Il s’y réfère pour évoquer la guerre, essence du politique pour Schmitt, car elle seule permet de poser « la question politique en termes de vie et de mort » (Latour, op. cit., 2015, p. 293). Et Schmitt, catholique radical, a selon Latour, le mérite de n’avoir n’a jamais cru « s’être débarrassé définitivement de la religion » (2015, p. 298)[9].

S’inspirant en outre de l’ouvrage de Schmitt Le Nomos de la Terre, Latour fait de ce Nomos la loi d’une « géopolitique » devenue « théologie géopolitique » dictée par Gaïa : cette loi se résume à une guerre permanente entre « des entités radicalement étrangères [qui] pratiquent la “négation existentielle” les unes des autres » (Latour, op. cit., 2015, p. 308) et des conflits, non plus entre États, mais entre territoires.

Ils prennent le tour d’une guerre sainte : « Si Gaïa pouvait parler, ajoute Latour, Elles [sic] diraient comme Jésus, “Ne pensez pas que je sois venu pour porter la paix sur terre : Je ne suis pas venu porter la paix, mais l’épée” (Matthieu, 10 : 34). Ou, plus violemment encore, comme dans l’Évangile apocryphe de Thomas : “J’ai répandu le feu autour du monde, et regardez, je le garde jusqu’à ce qu’il s’embrase”. » (op. cit., 2015, p. 190).

Ainsi, pour Latour, rejoignant Stengers et Viveiros de Castro, « une autre fin du monde est possible ». Tout aussi violent, le Manifeste de Justin P. est évidemment moins chrétien, mais non moins apocalyptique. En effet, Gaïa va se défendre et défendre les vivants contre l’écocide ; et Justin P. appelle à combattre « la cause inévitable de l’écocide globalisé : une aliénation spirituelle, une déconnexion radicale du vivant. »

Il ajoute : « Si l’humanité persiste dans son hubris, ces mécanismes (pour maintenir l’équilibre et contrer les excès humains) s’imposeront comme des corrections implacables ». Les agents de ces corrections implacables connaîtront la grâce de « retrouver la place que la Terre nous réservait avant que nous la trahissions ».

Le Manifeste de Justin P. est tissé de références à l’idéologie Blut und Boden, de l’évocation des « racines » à la haine de la cybernétique, comme chez Heidegger par exemple. Or, quand on évoque les racines, l’ontologie n’est pas loin, et Heidegger confiait en privé que Seyn (l’Être) était chez lui un « mot couvert » (Deckname) pour Patrie (Vaterland). Pour l’écologie radicale, dépouillée des précédents nationalistes du nazisme agraire, la Patrie s’est étendue à la Terre, comme en témoigne l’ouvrage de d’Edgar Morin, Terre-Patrie[10]. L’ouvrage se veut un « évangile de la perdition » et transforme allusivement par son titre la Mère Patrie en Déesse-Mère. En 2019, Michel Serres, trente ans après Le contrat naturel, résumait ainsi la situation : « Il y a une guerre mondiale entre l'humanité et la nature aujourd'hui »[11].

Portée à présent par la résurgence du mythe de Gaïa, l’idée d’une vengeance de la Terre, dont Justin P. se dit l’agent, n’est pas vraiment nouvelle : Hitler écrivait dans Mein Kampf : « La Terre éternelle, inexorable, punit toute transgression à ses commandements »[12]. Pour Hitler, le coupable de la transgression, incriminé dans la phrase suivante, était évidemment « le Juif » ; mais depuis la Shoah, tout homme est un juif en puissance et peut être menacé à tout moment[13].

Discrètement porté par des industries extractives et repris par certains courants d’écologie profonde, le mythe de Gaïa a ainsi revêtu toutes les caractéristiques de ce que Georges Canguilhem appelait « une idéologie scientifique » : sous les dehors pseudo-scientifiques d’une « géobiologie », il reste un mythe. Or, comme le soulignait Cassirer dans son ultime livre, quand un mythe entre dans l’histoire, c’est dans un bain de sang. Le crime de Justin P. pourrait alors bien être, en France, le premier meurtre gaïen.

L’enquête est en cours. Le Manifeste pourra être attribué à l’IA que Justin P. a utilisée. Puisqu’il fut d’emblée hospitalisé en psychiatrie, il sera peut-être déclaré irresponsable. Il reste que ses propos et ses actes prémédités demeurent parfaitement cohérents avec l’idéologie dont il s’inspire.

[1] Voir Andreas Malm, Comment saboter un pipeline (trad. de l'anglais), Paris, La Fabrique, juin 2020).

[2] Voir l’énorme Isis Unveiled de Helena Blavatsky, 1877.

[3] Voir « La terre en tant qu’être vivant », https://www.sektion-landwirtschaft.org/fr/sv/theme-de-lannee-2024-25-la-terre-en-tant-quetre-vivant

[4] Voir l’auteur, « Le post-féminisme et le retour du mythe archaïque de la Grande Déesse », Cités, vol. 88, no. 4, 2021, pp. 171-187.

[5]  Ce mixte de théosophie et de spéculations cosmologiques a été illustré par les travaux de Nikolai Fiodorov et de Vladimir Vernadski, dont la théorie de la noosphère a inspiré Teilhard de Chardin, puis la sémiosphère de Lotman et l’ethnosphère de Goumilev, idéologue eurasiste à présent bien en cour. D’autres auteurs comme Constantin Tsiolkovski ont juxtaposé le panpsychisme et l’eugénisme, la construction de fusées et les romans d’anticipation.

[6] D’autant mieux sans doute qu’elle consonne avec la théorie économique ultra-libérale des équilibres naturels.

[7] Voir Sébastien Dutreuil, Gaïa, Terre vivante. Histoire d’une nouvelle conception de la Terre, Paris, La Découverte, 2024, p. 160.

[8] Voir Carl Schmitt, La notion de politique, Paris, Flammarion2001 [1950], pp. 64 sq.

[9] Quelle religion ? Schmitt, co-rédacteur de la « constitution » du Reich, comme des Lois de Nuremberg, appuie sa métapolitique sur un passage controversé de la deuxième épitre aux Thessaloniciens. Voir aussi Bruno Latour, « Mutation écologique et cosmologie chrétienne », International Congress of the European Society for Catholic Theology, Osnabrück, août 2021.

[10] Paris, Éditions du Seuil, 1993, en collaboration avec Anne Brigitte Kern. Morin rappelle avec émotion son voyage dans l’Allemagne d’après-guerre pour demander à Heidegger, condamné et suspendu d’enseignement, de collaborer à la revue Les temps modernes.

[11] Voir https://www.radiofrance.fr/franceinter/il-y-a-une-guerre-mondiale-entre-l-humanite-et-la-nature-aujourd-hui-re-ecoutez-michel-serres-5166142. Voir aussi : « Bruno Latour : « ’’L’écologie, c’est la nouvelle lutte des classes’’, propos recueillis par Nicolas Truong », Le Monde, 10 décembre 2021, où Latour évoque « un état de guerre généralisé ».

[12] Je cite la traduction de Charles Appuhn, dans Hitler par lui-même, Paris, Kimé, 2021, p. 39. Le texte original figure dans la cinquième édition de Mein Kampf, 1930, p. 70.

[13] Voir l’auteur, Exterminations et littérature, Paris, PUF, 2019, préface.