Philip Roth et nous edit
Le livre que Marc Weitzmann consacre au grand écrivain américain Philip Roth n’est pas une biographie. C’est à la fois l’histoire d’une amitié d’une vingtaine d’années entre les deux hommes et par conséquent l’histoire également de la rencontre entre deux mondes, deux univers culturels et politiques, celui de l’Amérique et celui de l’Europe. C’est aussi une réflexion sur la judéité, puisque les deux hommes sont juifs et réfléchissent tous deux à la place des juifs dans la société moderne et à la question de l’antisémitisme.
Le livre se présente donc comme un jeu de miroir entre la vie intellectuelle française, essentiellement parisienne, et le bouillonnement culturel américain dont Roth fut un des principaux artisans. Du côté français, Marc Weitzmann fait notamment la chronique des rapports mouvementés qu’il a entretenus avec le magazine Les Inrockuptibles, revue culturelle et politique classée à gauche, jusqu’à sa rupture à l’occasion d’une tribune au Monde où il souligne la parenté qu’il décèle, malgré leur opposition politique, entre Les Inrocks et Michel Houellebecq, révélant « un conformisme et un désarroi commun ». Rapprochement inacceptable pour le directeur du magazine qui le congédie sur le champ.
Houellebecq justement est une autre figure de la vie culturelle française sur laquelle s’attarde Marc Weitzmann, avec un mélange de fascination et de répulsion. Son antilibéralisme foncier pouvait le rapprocher de la gauche, mais offrir à ses lecteurs « la démission et la médiocrité assumées comme seuls abris souhaitables aux réfugiés de la brutalité capitaliste » n’avait évidemment rien de glorieux et de séduisant.
Cette figure d’une mentalité française, oscillant entre romantisme et nihilisme et portée par la haine de soi et le désir de destruction, est véritablement, comme l’écrit Weitzmann, « l’anti-Roth », celui qui comme Houellebecq « adoptait le parti de la masse contre l’individu d’exception ».
Roth, contrairement à Houellebecq, croit à l’intégration, il l’a voulue pour lui-même et la défend pour les juifs américains. Cela lui a valu des déboires et même des accusations d’antisémitisme (!), dont le livre fait l’historique dans des pages tout à fait passionnantes et très actuelles. La polémique s’est développée à l’occasion de la sortie de son livre, Goodbye, Colombus, un recueil de nouvelles publié en 1959 qui passe au scalpel les rapports des juifs à la société américaine et dans lequel il se moque de leur bigoterie, de leur rigidité et de leur esprit de corps. À la suite de cette publication, il est violemment attaqué, notamment par un professeur de science politique de la Yeshiva University, Emanuel Rackman, qui va jusqu’à demander qu’on le « réduise au silence ».
Voilà les propos de Roth, rapportés par Marc Weitzmann, lors d’un débat organisé par la Yeshiva University en 1962 sur le thème « conflit de loyauté chez les écrivains issus des minorités » et dans lequel il veut s’expliquer au sujet des accusations dont il est l’objet : « Prétendre qu’il y a des sujets sur lesquels il ne fallait pas écrire ni attirer l’attention du public parce qu’ils risqueraient d’être mal compris par des esprits faibles ou mal intentionnés revient à mettre les malveillants et les esprits faibles en position de déterminer ce qu’il est ou non licite d’exprimer. Dans ces conditions on ne combat pas l’antisémitisme, on s’y soumet ; on se soumet à un rétrécissement de la conscience, parce qu’être conscient et parler franc, c’est trop risqué ». Ces quelques phrases closent magistralement le débat sur les dangers qu’il y aurait à explorer des sujets politiquement explosifs, comme ceux sur l’antisémitisme.
Roth s’élève contre le « narcissisme victimaire » concernant les juifs, à l’occasion de la polémique l’opposant à Emanuel Rackman ; il refuse que les juifs se « cantonnent dans le rôle de victime au sein d’un pays (les Etats-Unis) où rien ne les y oblige. » Il parle à ce sujet de « l’hystérie des assiégés ».
Aussi bizarre que cela puisse paraître, en lisant ces lignes, on ne peut s’empêcher de faire le parallèle avec les musulmans d’aujourd’hui dans la société française auxquels certains tentent, comme le faisait Emanuel Rackman avec les juifs américains, d’inoculer cette mentalité d’assiégé et cet état d’esprit victimaire. Mais, jusqu’à présent, on n’a pas vu se lever un Roth musulman.
Le livre de Marc Weitzmann n’est pas un compte rendu bibliographique exhaustif, mais il parle évidemment des ouvrages majeurs de Philip Roth. Parmi ceux-ci il fait une place à La Tache, paru en 2000 aux États-Unis ; un livre prémonitoire dont le héros est un renégat qui a répudié sa propre identité (noire) au profit d’une autre, à l’époque plus avantageuse, l’identité juive, subterfuge autorisé par ses caractéristiques physiques. Mais c’est un renégat qui sera lui-même piégé par la question identitaire et l’émergence du wokisme et de la cancel culture (termes alors absents du débat politique) qui le conduiront au bannissement quand, ironiquement, il sera accusé de racisme à l’encontre de deux étudiants noirs, lui qui a caché ses propres origines. Un très grand livre sur la question de l’identité et de ses pièges.
Le livre de Marc Weitzmann est aussi l’histoire d’une amitié, et d’une complicité intellectuelle ; une amitié pas facile, car Roth, tel que le décrit Weitzmann, est une personnalité d’une extrême exigence, l’exigence d’une sincérité totale, « l’ami le plus inflammable que j’ai pu avoir » dit-il. Il est évidemment sensible à l’intelligence du romancier, « sophistiquée mais jamais cérébrale, toujours connectée à sa sensibilité, et ponctuée d’hilarités sauvages, d’un sens tragique de l’existence, d’ironie, et aussi pour étonnant que cela puisse paraître, des jeux et des grandes naïvetés de l’enfance ». Les deux amis partagent également, bien sûr, une « judéité ashkénaze », une « judéité historisée, et non plus religieuse ».
Les amateurs de littérature américaine aimeront ce livre, car il est un plaidoyer pour cette littérature, une littérature qui, comme les romans de Roth (c’est sa part sauvage), « dynamite tout, conventions sociales, lieux communs idéologiques, tout jusqu’au moindre soupçon d’académisme ou de cérébralité », à l’inverse de la littérature française « qui n’aime rien tant que les manifestes, les écoles, les catégories et les groupes ».
Philip Roth est lié à l’Europe par son origine, l’histoire de sa famille (ses grands-parents sont des immigrés juifs de Galicie dans l’actuelle Ukraine), mais avec les membres de sa génération, cette Amérique attachée à l’Europe, à son histoire, à sa culture est en train de disparaître. Marc Weitzmann en fait le constat amer à la fin de son livre. Roth s’en rend compte lui-même lorsqu’il constate que sa dernière femme, « an American woman » (« et cela voulait dire : individualiste, généreuse, combative, jamais une victime ») est totalement ignorante de l’histoire européenne lorsqu’il la lui raconte depuis 1933, l’année de sa naissance. Elle ignore tout : « son Amérique à elle lui était aussi étrangère que, pour elle, le Manhattan artistique et littéraire qu’il lui faisait découvrir ».
Marc Weitzmann, La Part sauvage, Grasset, 2025
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