Guerre tarifaire: et si on parlait d’économie? edit

6 août 2025

Deux articles récents parus sur Telos (par Maxime Lefebvre et par Gilles Andréani) analysent l’accord du 28 juillet entre l’UE et les États-Unis pour aboutir à des conclusions parfaitement opposées : stratégie du moindre mal pour l’un, honte pour le second. Le point commun de ces deux articles est de se focaliser sur les aspects politiques, sans mobiliser l’analyse économique. Je ne veux pas commettre l’erreur inverse et prétendre que c’est une question qui ne relève que de l’économie, mais il est utile de rappeler quelques principes et quelques faits.

Tout d’abord, une guerre tarifaire est perdant-perdant. En imposant des droits de douane élevés, Trump taxe les consommateurs et les entreprises américaines. Il est fier des revenus déjà collectés par l’État fédéral et, nul doute, l’appétit vient en mangeant. Face à un profond déficit budgétaire, aggravé par le « big beautiful » budget qu’il a fait avaler à un Congrès pour le moins ambivalent mais finalement docile, ces rentrées lui permettent de se donner des allures responsables alors que c’est tout le contraire qu’il impose. Il est quasiment impossible d’évaluer les revenus qui seront collectés car tout va dépendre des réactions des consommateurs et des entreprises américaines et de celle des exportateurs étrangers. De plus, on ne sait rien du point d’arrivée d’un président qui cultive les changements de pied, élevés au rang d’art de la négociation. Les derniers résultats du Budget Lab de Yale, la référence en la matière, estiment que ces rentrées fiscales supplémentaires seront de 2200 milliards sur dix ans, soit une moyenne de 220 milliards par an entre 2026 et 2035. Ceci représenterait 0,55% du PIB, soit le dixième du déficit actuel. C’est peu de chose, sauf que cet impôt affecterait les citoyens en fonction inverse de leurs revenus, parce que les ménages à bas revenus consomment tout ce qu’ils gagnent alors que les riches ne dépensent qu’une petite fraction de leurs revenus.

Au-delà de ces calculs incertains, le point essentiel c’est que ce sont les Américains qui paient les droites de douane, pas les exportateurs, même si ces derniers peuvent dans un premier temps réduire leurs prix. À terme, pour rétablir leur profitabilité, ils relèveront leurs prix ou cesseront d’exporter vers les États-Unis. De plus, les entreprises américaines qui importent des produits intermédiaires verront leurs profits baisser ou relèveront leur prix, toujours aux frais des consommateurs. Déclencher une guerre tarifaire heurte avant tout ceux qui le font.

L’UE aurait-elle dû se rebiffer et adopter des représailles, c’est-à-dire imposer à son tour des droits de douane sur les importations en provenance des États-Unis ? Le même raisonnement s’applique. Ce sont les consommateurs et les entreprises européennes qui auraient été taxées. Certes, les représailles sont destinées à décourager la partie adverse en réduisant les exportations américaines. On rentre alors dans une épreuve de force. À ce jeu, l’UE est loin d’avoir l’avantage. Comme les exportations européennes dépassent largement les exportations américaines, la punition imposée à la partie adverse est plus lourde pour l’UE. D’où l’idée de cibler des produits américains pour concentrer la punition sur des secteurs « sensibles », comme le bourbon ou les motos Harley-Davidson, ou bien les services de haute technologie. Mais les représailles appellent des contre-représailles, et des contre-contre-représailles, etc. Trump peut cibler les vins (français) et les voitures (allemandes). Si nous pouvons nous passer de bourbon et de motos Harley-Davidson, nous ne pouvons pas fonctionner sans la technologie des GAFAM.

La hausse des coûts des produits qui continueront à être importés va exercer une pression inflationniste aux États-Unis. Les produits de substitution fabriqués localement seront aussi plus chers. Ainsi l’inflation en Europe sera plus basse qu’aux États-Unis. À terme, cela redonnera un avantage commercial à l’UE, d’autant plus que la Fed sera amenée à remonter son taux d’intérêt pour réprimer l’inflation. Des représailles supprimeraient cet avantage.

De plus, la conduite des représailles est hautement asymétrique. Alors que Trump décide tout, tout seul, en Europe nous devons nous mettre d’accord avec des intérêts rapidement divergents, comme le soulignait récemment François Godard sur Telos. Tactiquement, c’est un désavantage majeur à court terme. Stratégiquement, c’est un avantage à long terme, car cela limite les erreurs du côté européen alors que l’inspiration économique de Trump est pour le moins douteuse.

De manière plus générale, l’expérience des guerres tarifaires n’est pas de nature à encourager les représailles. Durant les années 1930, la réponse aux hausses de droits de douane déclenchée par la loi Smoot-Haley avait provoqué une chute catastrophique du commerce mondial, avec des effets politiques désastreux. Cette expérience a démontré de manière convaincante que tout le monde perd dans une guerre tarifaire.

Les conséquences de cet épisode historique ont joué un rôle majeur dans l’ouverture commerciale mise en place après la Seconde Guerre mondiale. La création du GATT, ultérieurement transformé en OMC, a permis la mise au point de règles du jeu en matière de concurrence internationale. Trump a renié tous ces engagements et la Chine a largement triché depuis son admission à l’OMC, mais les principes de l’OMC restent valables. En particulier l’adoption de droits de douane punitifs viole le principe essentiel de l’OMC, la clause de non-discrimination. Remettre en cause ce principe achèvera la destruction de l’OMC. Cela ne servira à rien d’utile et rendra compliqué le retour à un système qui, malgré ses défauts, a bien servi des milliards de personnes durant des décennies.

Les critiques adressées à la Commission adoptent volontiers un langage militaire, et ce n’est pas par hasard. Les guerres, qu’elles soient militaires ou tarifaires, reposent sur le pari que l’on écrasera l’ennemi, et que ce pari justifie des sacrifices, les morts et les destructions dans un cas, le chômage et l’inflation dans l’autre cas. Or, sur le plan économique, des représailles ont peu de chance de profiter à l’UE. Inversement, avec sa guerre tarifaire, Trump est en train de se tirer dans ses pieds. Les effets néfastes de ses actions, qui vont bien au-delà de la politique commerciale, vont progressivement apparaître. Ce n’est pas une question de jours, il va falloir des mois pour que les électeurs américains en perçoivent toutes les conséquences. Il y aura, bien sûr, des conséquences pénibles en Europe, mais la « capitulation » de la Commission évite d’aggraver la situation. Quel prix les citoyens européens sont-ils prêts à payer pour ne pas « capituler » ? La question doit être posée.