Le phénomène Trump edit

19 mai 2025

Trump est dangereux, pour la démocratie américaine, pour l’ordre mondial, pour l’économie aussi bien aux États-Unis que dans le reste du monde, pour le développement et la santé dans les pays pauvres, bref pour tout ce qui a été construit depuis au moins 1945. Dénoncer ses décrets quotidiens, ses mensonges, la corruption qui profite à lui-même, à sa famille et à ses alliés, est une œuvre de salut public à laquelle sont consacrés des milliers d’articles. Cela dit, il est aussi nécessaire de comprendre ce phénomène, qui paraît la négation même de ce qui a fait des États-Unis non seulement la première puissance mondiale, mais aussi la source de contributions majeures à tous les arts, à la science et à une vision largement altruiste de l’exercice de la responsabilité qui incombe à une société uniquement dynamique et influente. On ne reconnaît plus ce dont parlait Tocqueville et qui semblait toujours largement valide le 19 janvier dernier. Or, il est impossible qu’un seul homme puisse détruire aussi efficacement le vieux monde sans raison. Après la sidération, puis la colère et les critiques virulentes, il est temps de comprendre le pourquoi de cette révolution.

Comme toujours face aux révolutions, il ne manque pas de raisons pour lesquelles le vieux monde s’écroule. Trump met le doigt sur ces raisons. Les solutions qu’il propose sont presque toutes vouées à l’échec parce que mal conçues et mal préparées. La nature du populisme est l’extrême simplisme des solutions censées résoudre des vrais problèmes. Ceux auxquels Trump s’attaque existent bien, et souvent depuis longtemps. Ils ont été négligés, parfois niés, parce qu’ils sont complexes à analyser et difficiles à résoudre. La montée des populismes, partout dans le monde, incrimine des manquements du vieux monde qui a choisi de ne pas s’en préoccuper. Un jour ou l’autre, la marmite devait déborder. Nous y sommes. Quelques exemples peuvent illustrer la situation.

Les droits de douane imposés par Trump sont un cas d’école. Les problèmes avancés comme justification sont presque tous inexistants. Il n’y a aucun problème avec le déficit commercial des États-Unis (en partie compensé par un surplus dans les services). Déprécier le dollar ne servira à rien, parce que la cause du déficit n’est pas une perte de compétitivité mais le fait que les Américains, y compris le gouvernement fédéral, dépensent plus qu’ils ne produisent. Les revenus des droits de douane seront, au mieux, symboliques, surtout avec le creusement du déficit budgétaire qui se prépare. Le rôle international du dollar est un atout pour les États-Unis tout comme il assure le fonctionnement de l’économie mondiale. Là où Trump a raison, c’est que la pauvreté mondiale a reculé parce que des pans entiers de la production globale ont été transférés des pays riches, dont les États-Unis, vers les pays en développement. Des dizaines de milliers d’employés, souvent concentrés dans des régions aujourd’hui sinistrées, ont été mis sur la touche. La mondialisation a aussi causé des vastes transferts de revenus, non pas des pays riches vers les pays pauvres, mais à l’intérieur des pays riches. La solution n’est pas de détruire l’ordre économique et financier mondial, mais de compenser généreusement dans chaque pays riche les perdants, ce qui peut demander de ponctionner les gagnants. Faute de l’avoir fait en temps voulu, on a laissé monter le mécontentement, ce qui a ouvert un boulevard aux populistes, comme on le voit aux États-Unis, mais aussi en Europe, par exemple avec la montée du RN dans le nord de la France.

Il en va de même avec l’immigration. Les avancées technologiques modifient en profondeur les emplois. Elles se produisent dans des secteurs bien précis, alors que d’autres secteurs, comme les services à la personne ou la production industrielle de base, ne sont guère affectés. Dans les premiers cas, les salaires augmentent. Dans les seconds cas, les salaires ne peuvent suivre que parce que les employés changent d’activité, lorsqu’ils le peuvent, et en augmentant les prix. L’immigration fournit une main d’œuvre qui peut aider cette évolution. De plus, en raison de leur démographie déclinante, les pays riches bénéficient d’un apport de main d’œuvre qui aide à financer les retraites. Si l’immigration est donc utile, elle est aussi source de problèmes, ne serait-ce que parce que le nombre d’arrivées peut dépasser les besoins. Tout cela signifie que l’immigration doit être accompagnée de mesures spécifiques. Un bon exemple est le Canada qui a fait de l’immigration la clé de sa croissance économique. Les autorités ont établi des quotas, en termes de nombre d’entrées et d’accompagnement, qui favorisent l’intégration des nouveaux venus. Mais on a « oublié » de construire les logements nécessaires. La pénurie a fait exploser les prix des logements, ce qui affecte l’ensemble de la population, d’où une vague d’hostilité à l’immigration. De diverses manières, les pays riches n'ont pas su prendre toutes les mesures nécessaires. Pour des raisons à la fois morales et politiques (dépenser de l’argent pour le « confort » des immigrés n’est pas facile à expliquer face à des besoins insatisfaits), la tendance générale a longtemps été de largement ignorer la problématique de l’immigration. Trump a, bien sûr, fait de l’immigration un argument politique. Mais la solution qu’il met en œuvre n’est pas d’accompagner l’immigration, ce qui exige une politique subtile et coûteuse. Expulser les immigrés est bien plus simple et moins cher, et immédiatement visible, donc apprécié par ses électeurs.

Mais la méthode Trump ne se limite pas à des questions économiques. Son vice-président a choqué les Européens quand il les a accusés de brider la liberté d’expression. Cela n’empêche pas l’administration américaine, sous couvert de lutter contre l’antisémitisme, d’arrêter et de chercher à déporter des étudiants étrangers parce qu’ils ont pris des positions critiques à l’égard d’Israël, ni d’exercer un chantage sur les cabinets d’avocats qui ont défendu des cas que Trump juge hostiles à son égard. De manière spectaculaire, Trump a ordonné l’arrêt du financement des recherches conduites dans les universités les plus prestigieuses, en partie en raison des manifestations pro-Palestine qui ont parfois pris tournures antisémites, en partie parce que certains cours reflètent des approches que l’on peut génériquement appeler woke, qu’il s’agisse de l’interprétation du colonialisme et de l’histoire américaine, de l’étude des genres, ou encore de l’encouragement à la diversité. Ces mesures sont scandaleuses. Mais, depuis quelques années, nombreuses sont les universités où les étudiants woke sont parvenus à bloquer des conférences, et parfois des cours, au prétexte qu’ils développaient des idées qui leur paraissaient inacceptables. Nombreux sont les enseignants qui indiquent qu’ils sont devenus très prudents dans leurs cours, de crainte de susciter l’hostilité de ces étudiants et sachant qu’en cas de conflit, ils ne seront pas soutenus par la direction de leurs universités. Encore un cas où Trump a voulu briser ce qui était devenu un incroyable tabou. Sa réponse est aussi insupportable que le tabou, mais pourquoi avoir laissé le tabou s’installer et proliférer ?

Autre exemple : deux guerres, en Ukraine et à Gaza, font l’objet d’intenses angoisses. Jusqu’à l’élection de Trump, les pays occidentaux ont cherché à soutenir militairement et financièrement l’Ukraine. En parallèle, tout en déplorant la désastreuse condition qui règne à Gaza, ils n’ont pas développé des initiatives susceptibles d’y mettre un terme. Trump avait promis de régler ces deux conflits dès son arrivée à la Maison Blanche. Trois mois plus tard, il découvre toute la complexité des ces conflits et n’a pas tenu promesse, mais il a profondément changé la situation et, peut-être favorisé la fin des hostilités.

Sur l’Ukraine, il ne parle que de cessez-le-feu. Depuis l’été 2023, il est clair que l’Ukraine ne peut pas gagner la guerre et devra céder une part des territoires conquis par la Russie. En soutenant l’Ukraine tout en se gardant de lui fournir les armes susceptibles de renverser la situation, les Occidentaux ont prolongé un conflit meurtrier qui reproduit les combats de tranchées largement inutiles qui ont caractérisé la première guerre mondiale. Trump a fait voler cette stratégie en éclats. Certes, son parti-pris favorable à Poutine est révoltant et immoral, et son traitement insultant de Zelensky est indéfendable. Mais les termes du débat ont changé. La fiction d’une victoire ukrainienne est abandonnée, y compris à Kiev. Désormais le débat porte sur les conditions d’un cessez-le-feu, et non plus sur la poursuite indéfinie des hostilités. Trump a correctement identifié que l’Ukraine « n’a pas de cartes en main », le grand déni occidental. Mais il paraît loin de réussir parce qu’il n’a su avancer les termes d’un accord acceptable par les deux parties, qui sera forcément complexe.

À Gaza, son idée de vider le territoire de sa population pour y créer un paradis touristique ferait sourire si l’on ignorait la cruauté d’un nettoyage ethnique et si elle ne révélait pas une totale ignorance de l’histoire de la région. Mais, encore une fois, il a mis le doigt sur un aspect essentiel du conflit largement ignoré : la responsabilité du Hamas dans la poursuite des hostilités. Non seulement le Hamas n’a rien fait pour protéger la population, en fait utilisée comme bouclier humain, mais, cyniquement, il utilise les drames humains comme outil de propagande, alors qu’il est prêt à prolonger indéfiniment les combats pour préserver son pouvoir. Alors qu’il a perdu la guerre qu’il a déclenchée avec le pogrom du 7 octobre, le Hamas devrait s’inspirer du 7 mai 1945, le jour où l’Allemagne a signé sa reddition, et comprendre pourquoi le Japon a suivi quelques mois plus tard. Comme toujours, la solution proposée par Trump est irréaliste et simpliste. Mais que dire des (rares) efforts internationaux pour mettre un terme aux combats, qui n’ont aucune chance de succès ?

La liste de problèmes non traités est longue. Elle inclut les errements créés par une approche devenue discriminatoire du soutien à la diversité, l’équité et l’inclusion (DEI), le pouvoir excessif de la banque centrale qui n’a pas été irréprochable face à la bouffée d’inflation après le Covid, la juridisation excessive de la vie privée et de celle des affaires, ou encore les pouvoirs acquis par des administrations parfois pléthoriques mais peu soucieuses de servir l’intérêt général. Il faut reconnaître que Trump a le courage de dénoncer ces dysfonctionnements, dont certains existent depuis longtemps. À ce jour, ses efforts continuent de recevoir l’assentiment de larges segments de la population qui se sentaient désarmés. Mais, dans chaque cas, les solutions qu’il met en œuvre sont au moins aussi malsaines que les errements qu’il dénonce. Mis bout à bout, elles vont créer de nouveaux errements douloureux et Trump finira par être répudié par l’opinion publique. Comme dans le passé, aux États-Unis et ailleurs, l’ère du populisme viendra à son terme, mais à quel prix ! La faute originale est celle des gouvernements qui préfèrent ignorer les difficultés de leurs citoyens. C’était aussi le message de l’explosion des gilets jaunes en France.