La guerre et la honte edit

L’accord préliminaire entre Ursula von der Leyen et Donald Trump conclu à Turnberry le 28 juillet a fait l’objet en Europe de deux séries de réactions : les uns ont dit qu’on avait évité le pire, c’est-à-dire les droits de douane généraux de 30% dont Trump menaçait l’UE, ainsi que les droits prohibitifs sur certains secteurs clés comme l’acier et l’automobile ; que cet accord donnerait de la visibilité aux opérateurs européens dans l’univers chaotique résultant de la politique commerciale américaine ; et qu’enfin, les Européens restaient maîtres de leurs normes, fiscales et réglementaires, notamment dans le domaine du numérique et de l’IA, alors que Trump, poussé par les GAFAM, cherchait à les traiter comme des obstacles non-tarifaires et à les limiter ou à y opposer des contre-mesures, auxquelles il avait renoncé.
En sens inverse, on a fait valoir que l’accord était, dans le fond et dans la forme une humiliation calculée pour la présidente de la Commission, convoquée à Turnberry, où Trump a consacré plus de temps à son parcours de golf qu’à négocier avec elle ; que l’accord, inégal et discriminatoire, était le produit de l’incapacité des Européens à s’entendre sur des contre-mesures efficaces contre les mesures unilatérales américaines alors qu’ils en avaient pleinement la capacité ; que cet accord n’en était d’ailleurs pas un, les comptes-rendus des deux parties divergeant fortement, et que les « engagements » européens sur les achats d’armes et de GNL américains, comme sur les investissements aux États-Unis, sortaient du champ des compétences de l’UE et n’avaient aucune valeur.
Il est difficile de départager ces deux thèses, et l’on peut, au passage, relever que la France, le pays européen le plus unanimement critique de l’accord, n’était pas la mieux placée pour le faire, ses échanges commerciaux avec les États-Unis étant limités et à l’équilibre, à la différence de pays fortement excédentaires comme l’Allemagne et l’Italie qui avaient davantage à perdre qu’elle dans une politique de fermeté.
Dans ces colonnes, on a pu lire une rare défense française de l’accord, présenté par Maxime Lefèvre comme résultant d’une « politique du dos rond », qui évitait la confrontation avec l’Amérique, sans pour autant représenter une capitulation.
Les pratiques diplomatiques de Trump rendent cependant assez difficile de tracer la limite entre la politique du dos rond et la capitulation : ne pas céder à des demandes extravagantes, pour se satisfaire d’un accord qui reste néanmoins manifestement déséquilibré, est-ce très différent d’une capitulation ? D’autant que l’UE s’est rendue sans combattre : elle n’a mis en œuvre aucune des contre-mesures purement commerciales, d’ailleurs limitées, qu’elle avait laborieusement préparées ; quant à utiliser les instruments « anti-coercition » dont elle disposait, au-delà du commerce au sens strict, dans les domaines des services, de la la propriété intellectuelle et des investissements, il n’en a jamais été sérieusement question.
Au-delà de ces arguments qu’ont fait valoir, justement, les opposants à l’accord, il nous semble que celui-ci s’éclaire d’un jour encore plus défavorable si on le sort du cadre commercial pour le replacer dans le champ général de la politique étrangère américaine et des équilibres politiques euro-américains et mondiaux.
Le commerce représente, dans ce contexte élargi, trois choses essentielles pour l’UE. Il est d’abord le domaine d’action extérieure où elle est supposée être institutionnellement la plus unie et la mieux à même de parler d’une voix ; c’est le – seul- compartiment de la puissance économique où elle fait jeu égal avec les plus grands et est supposée parler d’égal à égal avec les États-Unis; c’est un domaine où elle parle non seulement pour elle-même et dans la défense de ses intérêts mais en faveur d’un ordre international légalement organisé autour de l’OMC et de quelques grands principes – la non-discrimination, la transparence et la prévisibilité, la réciprocité, etc.
Sur ces trois plans, l’accord du 28 juillet est une défaite pour l’UE : son incapacité à faire émerger une position de fermeté face à Trump est patente. Elle signale les limites criantes de la méthode communautaire dans un univers marqué par des rapports de force désinhibés et le mépris des normes et des institutions internationales. Elle est un argument formidable pour les forces hostiles à l’UE, à ses pratiques et à ses institutions, à commencer par les extrême-droites européennes.
Alors que l’UE avait, sur le fond, la puissance économique et les instruments juridiques pour tenir tête aux États-Unis, qu’elle n’avait pas plus à perdre qu’eux à une escalade commerciale, elle a choisi d’assumer une issue structurellement inégale : l’accès sans droits à l’UE pour les produits américains, un tarif de base universel de 15% pour les produits européens. C’est un régime de tribut, auquel est désormais conditionné l’accès au marché américain pour les pays européens. L’ayant accepté une fois, comment pourront-ils s’en défaire ?
L’argument du « dos rond » suppose que, la tempête passée, des forces bienfaisantes permettent un retour à la normale : quels arguments ces forces – si elles existent aux Etats-Unis – vont-elles utiliser pour le plaider auprès de l’opinion et des électeurs américains, à qui Trump pourra dire : « vous voyez bien que cela marche ». Alors même que la base juridique de ses tarifs est contestée devant la justice américaine, l’accord avec l’UE fournit à l’exécutif l’argument qu’ils procèdent d’une responsabilité de conduire la politique étrangère qui relève de lui et non du Congrès.
Enfin, dans les considérations qui ont conduit l’UE à l’accord du 28 juillet, y a-t-il eu place de sa part pour la défense du système commercial multilatéral, de l’OMC et de ses principes, alors que l’UE se flatte de les défendre et, plus généralement, d’incarner le multilatéralisme ? Le principe de la nation la plus favorisée, l’égalité de traitement, la transparence, parmi d’autres principes cardinaux du commerce international, ont été foulés aux pieds, et la méthode Trump – les droits de douane comme instruments d’extorsion et de chantage politique – validée.
La perte de crédit de l’UE auprès de tous ceux qui sont attachés aux principes du commerce international et à l’ordre international libéral est immense. L’UE était la seule force qui pouvait s’efforcer de les défendre ; elle y avait tout intérêt, et elle y a renoncé alors que rien ne l’y obligeait. On renverra pour s’en convaincre, à l’éditorial navré du Financial Times à la veille de l’accord de Turnberry : « L’UE n’a pas besoin d’un accord avec Trump ; elle a les moyens de lui résister. »
Le recul de Turnberry peut-il au moins garantir à l’UE la paix et éviter la guerre commerciale dont le menace Trump ? Rien n’est moins sûr : ce qui a été convenu entre Ursula von der Leyen et Trump est peu clair, et l’expérience montre que les difficultés avec l’administration Trump ne cessent pas avec la conclusion d’un accord ; enhardi par son succès et le mépris que lui inspire l’UE, Trump risque de lui demander toujours plus, en particulier sur le chapitre de la régulation du numérique et de l’IA que l’UE se flatte imprudemment d’avoir exclu de l’accord : d’ailleurs, pourquoi s’en priverait-il ?
De cette triple défaite, l’UE peut-elle se relever ? Cela supposerait trois conditions : qu’elle prenne conscience de la réalité du phénomène Trump, qui est une force hostile à l’Europe bien au-delà des intérêts commerciaux, une menace pour la démocratie et pour l’ordre international ; qu’elle assume que, dans l’épreuve de force qu’il lui impose, les vieilles recettes d’une négociation civilisée – gagner du temps, faire le dos rond – garantissent la défaite ; qu’enfin, l’UE recouvre un peu de son amour-propre et se souvienne qu’à préférer la honte de Turnberry à la guerre commerciale, elle risque fort d’avoir les deux : la guerre et la honte.
Nous verrons bien, même si l’expérience n’incite pas à l’optimisme sur la possibilité de voir se réaliser ces conditions. S’il est une chose sur laquelle partisans et adversaires de l’accord de Turnberry s’accordent, c’est qu’il n’est qu’une étape et que rien n’est définitivement réglé. De nouvelles péripéties, des surprises, et – pourquoi pas ? – un sursaut européen sont possibles. Pendant les travaux, le chaos continue !
Vous avez apprécié cet article ?
Soutenez Telos en faisant un don
(et bénéficiez d'une réduction d'impôts de 66%)