Roumanie: une zone-frontières edit

L’identité de la Roumanie reste plus souvent fantasmée que visitée, alors que son identité-frontière constitue à la fois sa force, mais aussi son paradoxe, avec une vulnérabilité face aux vents contraires d’hier et d’aujourd’hui. Les inquiétudes soulevées par l’issue de la dernière élection présidentielle en témoignent. Certes le maire de Bucarest Dan Nicusor, candidat centriste et pro-européen, l’a emporté le 18 mai dernier au second tour avec 54% des voix, face à son rival national-populiste George Simion. Mais ce dernier était arrivé largement en tête dès le premier tour avec 42% des voix, soit le double du score réalisé par les candidats de la coalition entre le Parti Social-Démocrate et le Parti National Libéral, majoritaires au Parlement. Un résultat qui faisait suite aux 23% obtenus par Calin Georgescu au premier tour des précédentes élections de novembre 2024, annulées pour cause d’ingérence de la Russie dans la campagne de ce candidat pro-Poutine.
Cette percée récente dans l’opinion des idées nationalistes et populistes ne manque pas de surprendre, dans un pays dont le PIB par habitant (soit près de 20 000 dollars) dépasse déjà celui de la Grèce et de la Hongrie, marquant le vingtième anniversaire de son adhésion à l’Union européenne. De fait les principales tensions exprimées lors des dernières élections présidentielle reflètent tous les paradoxes constitutifs de ce que représente la Roumanie comme zone-frontières.
Entre Rome et Byzance
La première tension palpable est celle qui sépare Byzance et Rome, autant dire l’Orient et l’Occident. Le caractère oriental de la culture roumaine semble au premier abord prédominant. L’héritage de Byzance, la seconde Rome qui a dominé la région entre le VIIIe et le XVe siècle, se retrouve déjà dans une religion, le christianisme orthodoxe, auquel les Roumains croyants ou non s’identifient dans leur très large majorité. Lors d’un recensement de 2021, 73,6 % de la population se déclarait chrétienne orthodoxe roumaine, 6,3% protestante (principalement réformée et pentecôtiste), 3,9% catholique roumaine. La population juive ancienne et installée depuis déjà le XIVe siècle, importante avant-guerre avec près de 740 000 personnes, fut en partie massacrée avant et pendant la seconde guerre mondiale par le régime fasciste roumain allié aux nazis. Après 1948, à l’avènement du régime communiste et avec d’autres persécutions, près de 200 000 juifs émigrèrent encore par vagues vers Israël notamment. Aujourd’hui la communauté juive est estimée à moins de 10 000 personnes, principalement concentrées à Bucarest et en Transylvanie.
L’ancrage profond dans la figure byzantine du basileus, à la fois chef temporel et gouverneur des âmes, a pu conduire quelques penseurs, lors de périodes troubles, à rejeter la culture occidentale et le modèle de la démocratie libérale. Sans aller jusqu’à la rhétorique martiale des Croisés de la Garde de Fer, un philosophe majeur tel que Nae Ionescu pouvait déclarer dans l’entre-deux-guerres : « Être roumain, non pas bon roumain mais simplement roumain, signifie aussi être orthodoxe ». Nombre d’écrivains, de poètes et intellectuels se sont rattachés à l’idéal-type du village traditionnel, à la figure du pope-paysan, archétype de cette identité.
Dans l’après-Guerre, avec l’occupation soviétique, les régimes au pouvoir en Europe Centrale et dans les Balkans se tournèrent vers Moscou perçue comme une troisième Rome, toujours plus à l’Est. La Roumanie du stalinien Gheorghiu-Dej fait tout son possible pour détacher son pays de ses liens avec le monde européen et occidental. Outre les populations juives éclairées, il persécute par exemple sans relâche la minorité religieuse gréco-catholique de Transylvanie, soupçonnée d’être à l’origine de l’occidentalisation du pays entreprise depuis le XVIIIe siècle . Puis le régime de Nicolae Ceausescu, avec un virage abrupt en faveur des pouvoirs nationalistes arabes puis surtout vers la Chine de Mao dans les années 1970-1980, précipita davantage cette marche forcée à l’Est.
La télé-révolution de 1989 achevée dans le mystère et le sang, l’hydre totalitaire tombe sous les balles des insurgés avec le couple Ceausescu. La parenthèse soviétique à peine digérée, la Russie redevient vite un point de mire de la société roumaine, plus précisément de ses démagogues et hommes d’affaires. Certes, la question des fournitures vitales d’hydrocarbures compte pour beaucoup dans cette nouvelle inclinaison amorcée par le premier président élu Ion Iliescu (1989-1996), qui n’hésita pas pourtant à mobiliser les mineurs du pays, figures déjà dépassées de l’industrialisation communiste, pour réprimer en juin 1990 dans le sang des manifestations pro-européennes. Mais le leadership de Moscou sur le christianisme byzantin universel, amorcé avec l’intervention de l’OTAN en ex-Yougoslavie à la lisière du nouveau siècle, a aussi joué un rôle important dans ces clivages Est-Ouest.
Le miroir européen en question
Faisant fi de cette tentation de ce « despotisme oriental » présent dans son histoire, la population roumaine soit près de 20 millions de citoyens aujourd’hui est aussi l’une de celles qui semble le plus attachée, selon l’Eurobaromètre annuel du Parlement de Strasbourg, à la construction européenne, notamment depuis sa récente intégration à l’Espace Schengen en 2024. Elle se montre aussi très sensible aux enjeux de l’Alliance Atlantique. Ainsi la Roumanie participe activement à l’intervention américaine en Irak en 2003 puis sert de base à la « War on Terror » des Etats-Unis, envoyant des soldats en Afghanistan. Elle joue d’ailleurs un rôle-clé de tête de pont de l’OTAN aux frontières de la guerre en Ukraine après l’invasion russe de 2022, autorisant une présence active sur son sol des armées françaises, polonaises ou celles des pays baltes. Plus récemment, les Roumains avaient élu un Président de la République appartenant à la minorité allemande (plus précisément saxonne) présente en Transylvanie depuis le XVIIIe siècle, Klaus Iohannis (2014-2024), dans un contexte économique très favorable (comme le taux de croissance s’établissait ces dix dernières années entre 2,5% et 6% par an avec un salaire brut moyen mensuel estimé à 1200 euros) malgré des vagues migratoires considérables de Roumains à l’étranger pour des raisons économiques. Après 1989 près de 5 millions de Roumains, soit alors un quart de la population, ont quitté le pays. Cette vague migratoire s’est paradoxalement intensifiée après l’adhésion à l’UE en 2007 et on estime que plus d’un million de Roumains sont installés en Italie, autant en Espagne, Allemagne et Grande-Bretagne (mais seulement 100 000 en France malgré les liens traditionnels de la francophonie).
Aujourd’hui, les nombreuses incertitudes sont plutôt soulevées par le retour en force, dans les urnes et les esprits, du nationalisme de filiation néo-byzantin. En témoigne l’essor accéléré, depuis quelques années, de mouvements politiques critiques de l’occidentalisation, au premier rang desquels figure l’Alliance pour l’Unité des Roumains (AUR) lancée en 2019 : outre le score très élevé de son fondateur George Simion le 18 mai dernier, ce parti avait déjà obtenu 18% aux législatives de 2024 (contre 9% à celles de 2020).
Cet essor s’explique par de nombreux facteurs : le niveau élevé et persistant de la corruption des élites politico-économiques (derrière la Bulgarie et la Hongrie, la Roumanie reste le troisième pays de l’UE le plus touché par ce fléau), la hausse soudaine des prix de l’énergie liée au conflit ukrainien (avec 5% d’inflation en 2024 la Roumanie a été l’un des États les plus pénalisés par cette hausse), la quasi-absence de renouvellement du personnel politique majoritaire au Parlement) ou encore l’influence majeure d’une Église orthodoxe réticente à l’égard de certaines évolutions des mœurs (notamment les mouvements féministes et LGBTQI+). Ces tendances de fond ont par ailleurs été démultipliées par un phénomène déterminant : l’hyper-activisme des mouvements et influenceurs nationalistes sur les réseaux sociaux, tout particulièrement Tik-Tok, devenu le média numéro 1 pour de nombreuses catégories de population, notamment dans les territoires ruraux plus conservateurs et restés à l’écart du capitalisme néo-libéral. Ces influenceurs ont su jouer sur la peur d’être pris dans le conflit russo-ukrainien, en propageant des fausses nouvelles à ce sujet.
Entre ville globale et village rural
L’autre zone-frontière caractéristique de l’identité roumaine est celle qui sépare, par un fil ténu et poreux, archaïsme et modernité. Sans remonter jusqu’aux récits du Marquis de Custine effaré devant l’ampleur de la misère sociale et de l’illettrisme d’une grande majorité de la population roumaine, sans oublier que le modèle de la démocratie libérale occidentale s’est implanté dans un pays sans suffrage universel ni école obligatoire, on peut rappeler un chiffre : en 1930, la Roumanie comptait encore 43% d’analphabètes et la majorité de la population vivait en milieu rural. Il a fallu toute la violence politique du totalitarisme communiste, par une incitation coercitive à l’exode rural, pour que le pays accomplisse en quelques décennies une concentration urbaine à marche forcée de sa population.
Dans les décennies d’après-Guerre, des millions de Roumains se sont ainsi entassés jusqu’à l’asphyxie dans des blocs de béton de circonstance installés en périphérie des villes, mais aussi jusqu’au cœur de leur centre historique, au détriment d’un patrimoine architectural bien souvent défiguré. Dans un premier temps, ce nouveau mode de vie, marqué par l’eau courante dans les sanitaires, le chauffage collectif et l’électroménager, fut perçu comme un progrès. Mais une grande partie des néo-urbains ont rapidement déchanté, sous l’effet notamment de la politique économique autarcique et dictatoriale de Nicolae Ceausescu. Dès 1965, il avait peu à peu mis en place une politique de « systématisation » des villages pour en raser un tiers puis suivre un modèle chinois afin de mieux assurer le contrôle politique de tout le pays. On assista dans la dernière décennie avant sa chute à une politique génocidaire des campagnes et à une destruction organisée de nombreux centres historiques urbains à commencer par Bucarest.
Aujourd’hui, nombre de Roumains ont retrouvé le chemin de leur village d’origine, qui se sont redéveloppés après les saignées massives de l’époque communiste. Une grande majorité des Roumains résidant en ville ont au moins un parent proche vivant en milieu rural, désormais compatible avec un confort minimal et un partage de connexion internet. Les Roumains éprouvent, de longue date, une forte inclinaison pour une alimentation saine, une médecine la plus naturelle possible et un environnement protégé. Par exemple on assista récemment à un mouvement social massif en faveur de la préservation du site de Rosia Montana mais aussi au succès local du phénomène antivax lors de la pandémie de COVID-19.
L’exaltation des vertus du village roumain trouve aussi ses limites. Car l’archaïsme de la société roumaine, dont certains pans sont encore très éloignés des standards de vie moyens dans l’Union Européenne, se manifeste aussi dans l’état parfois alarmant de délabrement des orphelinats, des hôpitaux psychiatriques, des maisons de retraite et d’un système de soins où règnent encore la corruption et les inégalités face à la mort, mais aussi des transports publics et de la voirie, malgré certains progrès récents réalisés en vue de l’adhésion à l’UE. Et comment occulter la situation préoccupante de nombreux Roms, qui font souvent écho en Europe de cette image d’un pays violent et rétif à toute modernisation (de l’insalubrité jusqu’aux enfants mutilés en vue de la mendicité, etc.) ?
Si la modernisation de la Roumanie reste tardive et inégale, elle n’en a pas moins été intense et accélérée. Le régime communiste, en dépit de ses aspects les plus conservateurs sur le plan sociétal (interdiction de l’avortement, etc.) imprima sa propre conception de la modernité dont ce symbole du Palais du Peuple édifié à Bucarest par Ceausescu et qui reste actuellement le deuxième plus grand édifice public au monde. Sous fond de « socialisme scientifique » devenu matière-phare d’un enseignement universitaire coercitif, le leader communiste dressait alors avec ce bâtiment l’image d’une nation tournée vers le progrès technique. De fait, des milliers d’étudiants plutôt passionnés alors de lettres et d’humanités renoncèrent à leurs affinités électives pour venir grossir des cohortes de centaine de milliers d’ingénieurs fabriqués par un régime soucieux d’alimenter la chaîne d’une industrie lourde et intensive.
En surfant dès son apparition sur la vague de l’informatique, la Roumanie a produit, depuis les années 1970, de très bons spécialistes dans ce domaine-clé. Et cet héritage du passé communiste explique aussi l’avance prise par le pays en matière de transformation digitale de son économie, dont les secteurs de l’audiovisuel, de l’Internet, des télécommunications et de l’intelligence artificielle qui ont aujourd’hui ses fers de lance, malgré un exode aussi massif de ses cerveaux. Désormais, la Somes Valley, qui s’est développée autour de Cluj et son université renommée (près de 2000 étudiants français y sont inscrits chaque année notamment dans le domaine médical pour contourner les quotas médicaux français), attire start up et business angels du monde entier, qui voient dans la Roumanie un nouvel Eldorado dont l’étalon est devenu le bitcoin. Mais au cœur de cette ville de Transylvanie débordante d’énergie entrepreneuriale, l’influence du monde rural, autre composante essentielle de la société roumaine, n’est jamais vraiment loin.
Entre Est et Ouest?
Une jambe à l’Ouest et l’autre à l’Est, la Roumanie déambule en poursuivant son chemin, entre chausse-trappes et grands bonds en avant. Un chemin qui n’est pas donné d’avance mais qui se construit au gré des tentations et opportunismes. Au croisement de toutes ces frontières, les enjeux géopolitiques sont bien présents. La récente élection, vécue comme une série à rebondissement, a fait revenir la figure de Trump et du néo-populisme sur le devant de la scène politique roumaine face aux enjeux européens. Le contexte régional pose en termes plus généraux la question de l’intégration non plus économique mais politique d’une Europe centrale qui avance de manière désorganisée en termes de valeurs démocratiques. La guerre en Ukraine aux frontières du pays, fait ressurgir une autre figure despotique celle de Poutine, interférant dans la Moldavie voisine. Zone-frontières entre Est et Ouest, au cœur de l’Europe centrale, la Roumanie est devenue aujourd’hui une zone stratégique en Europe.
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