Le spectre du trumpisme: à propos de la Stratégie nationale 2025 des États-Unis edit

11 décembre 2025

La stratégie de sécurité nationale américaine publiée le 5 décembre est un manifeste du trumpisme en politique étrangère. Comme lui, elle n’a ni cohérence, ni rigueur. Mais le style et les instincts sont là, qui dessinent une relation de l’Amérique et du monde placée sous le double signe de l’intérêt et de la force. Opportuniste, prédatrice, cette stratégie se signale par l’absence de tout repère de droit ou de principe, et de toute référence positive à la démocratie et à la liberté.

Ce texte est, en outre, remarquable par sa partie sur l’Europe, qui se situe à part dans le texte : unique partenaire des États-Unis à y faire l’objet de critiques vives, à la différence de la Russie ou de la Chine, l’Europe y est dépeinte comme frappée d’un déclin civilisationnel, que les États-Unis se proposent d’inverser par une politique singulière.

Elle vise à restaurer la confiance en soi et la souveraineté des États européens en les libérant de l’emprise délétère de l’Union européenne, en renforçant les « nations saines » d’Europe et en misant sur les partis d’extrême droite (dits « patriotiques »).

On s’est tellement habitué aux outrances et au cynisme de Trump qu’on a tendance à ne plus reconnaître l’invraisemblable lorsqu’il est sous nos yeux. Il est là, dans cette stratégie nationale de sécurité, et plus particulièrement dans sa partie européenne, stupéfiante de naïveté, de condescendance et de complicité avec les ennemis de la liberté.

Le style et les instincts     

La stratégie de sécurité nationale est un exercice obligé pour tout président américain. Dans celle de 2025, comme dans tout ce qui émane de Trump, il faut d’abord faire le tri entre le vrai et le faux, le sérieux et l’outrance, la propagande et le programme.

Mettons de côté les platitudes (« la stratégie définit une relation entre les moyens et les fins »), l’hyperbole nationaliste (« la nation la plus accomplie de l’histoire humaine »), le bilan imaginaire (« en huit mois, nous avons réglé huit conflits qui faisaient rage ») ou les proclamations d’intention vides de sens (« être musclé sans être faucon, être retenu sans être colombe »).

Passons sur les contradictions du document, nombreuses et évidentes : il célèbre le soft power américain alors que Trump vient de détruire deux de ses principaux instruments, US Aid et la Voix de l’Amérique ; il se réclame d’un « réalisme » qui doit dissuader l’Amérique de chercher à promouvoir la démocratie ou le changement social chez les autres, alors qu’il préconise justement de le faire en Europe ; il veut réaliser la paix par la force, ce qui laisse supposer que l’Amérique tiendra tête aux forts, alors qu’elle se montre indulgente envers la Russie et accable les faibles, comme l’Ukraine ; il  propose de renforcer un alignement anti-chinois qui inclue l’Inde, tout en la frappant de droits de douane prohibitifs qui la jettent dans les bras de la Chine.)

Ce tri effectué, il reste des 30 pages de ce document, non pas une stratégie, mais principalement un style et des instincts.

Le style est le prolongement à l’extérieur de ce qu’est la présidence Trump à l’intérieur : le refus des contraintes, le mépris du droit et des institutions, les opposants traités en ennemis, le point de vue des opposants et leur personne tournés en dérision, l’outrance et le mensonge comme rhétorique ordinaire, le compromis et l’accord de bonne foi ignorés.

Les instincts du Trumpisme, c’est une combinaison de ploutocratie et d’aspiration à la domination. L’argent est la mesure de toute chose, et notamment de ce qui sépare les vainqueurs et les losers, terme qu’affectionne Trump – il l’avait employé, lors de son premier mandat, pour désigner des soldats d’un cimetière américain de la Première Guerre mondiale qu’il avait refusé de visiter. Rapporté de source fiable, le propos a été démenti par Trump.

Ces instincts lui inspirent une vision des rapports internationaux comme un jeu à somme nulle : on ne gagne, dans les affaires comme en politique, qu’aux dépens de quelqu’un. Il faut donc dominer. Outre les forces armées, les États-Unis doivent maintenir leur dominance dans les secteurs clés de l’énergie, de la finance et des normes de l’IA et de la tech. Le changement climatique n’est mentionné que comme une « idéologie » néfaste, conçue pour la ruine de l’Amérique. Des menaces transnationales, le terrorisme, la prolifération, le crime organisé, il n’est plus question.

Instinct de domination et cupidité sont les deux axes d’une politique étrangère qui vise ainsi à maximiser l’intérêt de l’Amérique entendu dans le sens le plus étroit et le plus immédiat, au détriment des autres États. De consolider les institutions et les règles du système international, il n’est à aucun moment question dans le texte : elles n’y sont évoquées que comme des menaces contre la souveraineté de l’Amérique, des instruments sournois pour saper sa dominance dans le domaine de l’IA ou de la tech, et des causes du déclin de l’Europe.  

Le mercantilisme, axe central de sa politique étrangère, s’entend chez Trump comme un principe politique autant qu’économique : l’échange n’est pas une source d’enrichissement mutuel, mais l’occasion de marquer des points. Les alliances ne vont jamais sans profit ni sans contrepartie : les références au burden sharing abondent dans le texte, de même que la volonté de lier le commerce et la sécurité.

Tout cela se ramène à un slogan, America first, dont Trump ne se soucie pas qu’il ait été celui des isolationnistes et des pro-fascistes des années 1930. Mais il s’accompagne, dans un document à la tonalité triomphante, d’étranges signes d’inquiétude : la mention fréquente de la nécessité de protéger la « souveraineté » américaine, l’évocation de la « manipulation de l’immigration pour former des blocs électoraux loyaux aux puissances étrangères », etc.   

À l’exception de l’immigration, dont l’arrêt est la première priorité du document (« l’ère des migrations de masse est terminée »), ses objectifs proprement stratégiques sont peu novateurs et rejoignent ceux des stratégies nationales précédentes : moindre propension à l’intervention, réduction des engagements extérieurs américains, priorité à l’économie, tout cela figurait déjà dans la stratégie de George W. Bush en 2002. Il faut néanmoins se souvenir que l’année suivante c’était l’intervention en Irak ; de même, en dix mois de présidence, Trump a bombardé l’Iran, menacé d’intervenir au Venezuela, recouru à la force pour lutter contre le trafic de drogue dans le Golfe du Mexique, présidé à la mise en œuvre d’un lourd plan de stabilisation de Gaza. On verra ce qu’il en adviendra.    

L’Europe: le mépris et la subversion

C’est, à juste titre, le chapitre sur l’Europe qui a le plus retenu l’attention dans la stratégie nationale de sécurité de Trump. Elle est la troisième priorité géographique de la politique étrangère américaine (sans surprise, car la priorité à l’Amérique latine et le « pivot vers l’Asie » figuraient dans les éditions précédentes). On y trouve trois éléments : un mépris affiché pour l’Europe ; un programme politique de subversion active de la démocratie en Europe ; le souci de régler au plus vite l’affaire ukrainienne. Réservons ce dernier point pour le considérer ensemble avec l’indulgence dont le document fait montre envers la Russie et revenons aux deux premiers.

Dans un chapitre intitulé « promouvoir la grandeur de l’Europe », l’Europe est décrite comme déclinante économiquement (25% du PIB mondial en 1990, 14% aujourd’hui[1]) et démographiquement (en réalité ce qui rend la démographie américaine plus dynamique que celle du vieux continent est principalement l’immigration, que Trump se fait fort d’arrêter, une contradiction de plus du document).

Ce déclin économique, se double d’un « effacement civilisationnel » dû « à l’action de l’Union européenne et d’autres organes transnationaux qui sapent la liberté politique et la souveraineté, aux politiques migratoires qui transforment le continent et y sèment la discorde, à la censure de la libre expression et à la répression de l’opposition politique, à l’effondrement de la natalité et à la perte des identités nationales et de la confiance en soi. (…) Sur le long terme, il est à craindre que certains alliés de l’OTAN deviennent majoritairement non-européens ».

Après le diagnostic, le programme : « nous voulons que l’Europe reste européenne, recouvre confiance en sa civilisation, et abandonne sa foi dans l’étouffement réglementaire. (…) La diplomatie américaine doit continuer de défendre la démocratie authentique, la liberté véritable et la célébration sans complexe du caractère individuel et de la grandeur des nations européennes et la montée des partis patriotiques européens est à cet égard une forte cause d’optimisme. » Suivent des actions plus précises qu’on peut classer en trois grands objectifs.

Le premier est de voir les Européens prendre la responsabilité première de leur défense dans un continent qui aura retrouvé la stabilité grâce à la paix en Ukraine en même temps qu’aura été restaurée la stabilité avec la Russie.

Le deuxième est d’encourager la résistance à la trajectoire actuelle de l’Europe, notamment en renforçant les « nations saines » du centre, de l’est et du sud : la Slovaquie de Fico, la Tchéquie de Babis, la Hongrie d’Orban et l’Italie de Meloni, peut-on présumer (NB : une nation « saine » c’est une terminologie qui renvoie au pire pour tout lecteur ayant un minimum de culture historique).

Le troisième est d’ouvrir l’Europe aux biens et services américains et de l’encourager à lutter contre ses pratiques économiques hostiles.

Le vieux et le neuf

On ne peut que célébrer le souhait que les Européens prennent une part première dans leur sécurité compte tenu de l’absence totale de fiabilité d’un allié tel que Trump. Ce souhait coexiste néanmoins dans les faits avec les pressions des Américains pour que les Européens achètent des équipements tels que les F35 qui les maintiendront dans leur dépendance, après avoir, pendant des décennies, lutté à l’OTAN contre ce qu’ils appelaient « les duplications inutiles » c’est-à-dire les capacités de renseignement et de commandement qui font aujourd’hui défaut aux Européens.

Pour le reste, il y a à la fois du vieux et du neuf : le mépris de l’Europe n’est pas nouveau de la part des États-Unis, où l’on s’est toujours plu à célébrer une Amérique plus authentique, plus virile, tournant le dos aux afféteries de l’Europe décadente. Lors de la dernière grande crise transatlantique, en 2003, Robert Kagan disait ainsi que les Américains étaient de Mars et les Européens de Vénus, et l’on identifiait les critiques de la guerre d’Irak à une attitude munichoise atavique de l’Europe, qui laissait aux Américains seuls le poids du combat pour la liberté.

L’idée règne depuis toujours en Amérique qu’elle est une terre de liberté individuelle et d’initiative personnelle, où l’on compte d’abord sur soi-même (le self-help), à l’opposé d’une Europe à l’économie percluse par la solidarité collective et sa dépendance envers l’Etat : idée qui a sa part de vérité, mais que peuvent relativiser tous ceux qui ont eu affaire à la bureaucratie ou au syndicalisme américains, l’une et l’autre guère moins sclérosants que leurs équivalents européens.

Ce qui est nouveau, dans la stratégie nationale de sécurité de 2025, c’est d’abord que ces préjugés anti-européens s’expriment dans un document officiel, et non dans des pamphlets ou les articles de journaux ; c’est ensuite le fond, qui ne porte pas sur la politique étrangère, sur l’insuffisante solidarité des Européens avec les États-Unis, mais qui est une critique existentielle de la trajectoire civilisationnelle de l’Europe.

Comme souvent aux États-Unis, derrière le mot civilisation il y a une dimension raciale, qui vise ici une Europe en voie de devenir moins blanche. Il est tentant d’y voir le reflet des craintes des Américains MAGA pour eux-mêmes : la stratégie nationale de sécurité s’alarme de ce que, dans plusieurs pays européens, la population européenne soit bientôt minoritaire, alors que ce phénomène, qui reste encore hypothétique et lointain en Europe, va se produire de façon inéluctable et proche aux États-Unis, où la population blanche non-hispanique est passée de 70 à 58% de la population entre 2000 et 2025 et sera minoritaire en 2045[2].     

Il y a surtout une ignorance profonde du double sens du mot civilisation pour l’Europe : une culture propre qui s’enracine dans un même fond de religion, mais aussi une aspiration qui remonte aux Lumières, celle d’un progrès de la civilité, de la substitution de rapports de commerce au sens classique, c’est-à-dire fondés sur l’échange civil pacifique, aux rapports fondés sur la domination et la force.

Or, par rapport à cette aspiration héritée des Lumières, que les Européens ont longtemps partagée avec les Américains, le trumpisme est une formidable régression. À l’image du président américain, dont la personnalité et le discours sont dominés par la confrontation, la violence du ton et la transgression, comme chez ses affidés, Vance et Hegseth, le trumpisme ignore et méprise la civilité (Hegseth revendique par ailleurs pour les États-Unis une culture guerrière qui fasse fi au besoin du droit de la guerre).

La conception que les Européens se font, depuis la guerre, de la politique étrangère s’inspire pour le meilleur de cet idéal de civilité, au point d’avoir fait appeler l’Union européenne une « puissance civile ». On peut estimer que c’est insuffisant dans un monde revenu aux rivalités de puissance ouvertes, mais cela reste fondamental : dans la conception européenne de la civilisation, c’est contraint et à regret qu’il faut délaisser la civilité pour le combat, à l’inverse du trumpisme pour lequel il est une condition naturelle et une morale.

Pour lui, dans toute interaction, politique ou économique, il faut qu’il y ait un vainqueur et un loser. Ce faisant, il vérifie les vieux stéréotypes européens sur la brutalité, le matérialisme et le culte de l’argent de la vie américaine, tels qu’ils ressortent, par exemple, des Scènes de la vie future de Georges Duhamel. Trump dit qu’il veut la paix, mais la paix qu’il veut, c’est la guerre continuée par d’autres moyens, une « paix par la force », comme dit la stratégie nationale de sécurité, c’est-à-dire fondée sur l’intimidation, le chantage et le rapport des forces : on est bien éloigné de Montesquieu !

La deuxième nouveauté, outre la critique, c’est la promesse d’une politique active des États-Unis qui vise à corriger les égarements d’une Europe qui a dévié de sa trajectoire civilisationnelle, politique qui identifie deux appuis, le groupe d’Etats déjà cités du centre et du sud de l’Europe, et les « patriotes » européens.

Dans le premier, on reconnaît la « nouvelle Europe » que l’administration Bush opposait à la « vieille Europe » critique de la guerre d’Irak, l’Italie de Meloni remplaçant l’Espagne d’Aznar. Mais ce que George W. Bush célébrait dans la « nouvelle Europe » en 2003 est le contraire de ce qui suscite aujourd’hui l’espoir chez Trump : c’était, pour Bush, la vaillance dans la défense de la liberté, qu’il identifiait –  hélas à tort – à l’intervention en Irak, alors que, pour Trump, c’est l’exemple de ce qu’il appelle une « vraie démocratie », en réalité le rejet de la démocratie libérale et de l’intégration européenne, au profit du nationalisme, de la corruption et de la démagogie, ainsi que la complaisance envers Poutine. 

Quant à l’extrême droite européenne, elle peut se flatter de bénéficier à présent du soutien conjugué de la Russie et des Etats-Unis. Il n’est pas sûr, cependant, que le soutien ouvert de l’Amérique de Trump lui soit si bénéfique : une majorité relative des Européens (48%) le regarde comme un ennemi de l’Europe[3]  et les trois quarts en moyenne en ont une opinion défavorable[4], tout particulièrement les Allemands (79%).

La politique ukrainienne de Trump rationalisée

Sur l’Ukraine, évoquée dans le chapitre sur l’Europe, la stratégie de sécurité américaine critique les Européens à la fois pour leur pusillanimité envers la Russie et pour leurs « attentes irréalistes » sur l’issue du conflit ukrainien.

Sur le premier point, il est dit dans un paragraphe peu clair que les Européens, qui disposent de toute la puissance dure (sauf les armes nucléaires) pour faire face à la Russie, en sont venus, par manque de confiance en soi, à considérer la Russie comme une menace existentielle, ce qui oblige maintenant les États-Unis à intervenir diplomatiquement dans les relations entre l’Europe et la Russie pour restaurer la stabilité et éviter un conflit.

Sur le second, on lit que les États-Unis veulent parvenir à une paix « expéditive » malgré les « attentes irréalistes » de « gouvernements minoritaires instables qui foulent aux pieds les principes démocratiques de base pour étouffer leur opposition », alors qu’« une large majorité des Européens veut la paix ». Ainsi les États-Unis espèrent-ils gérer la relation entre l’Europe et la Russie, pour restaurer la stabilité stratégique sur le continent et éviter l’extension ou l’escalade du conflit.

Faisons une traduction libre des deux points considérés ensemble : « en surestimant la menace russe, et en faisant des demandes excessives dans le règlement du conflit ukrainien, les gouvernements européens font courir au continent un risque de guerre. Ce sont des gouvernements illégitimes qui musèlent leur opposition et ignorent les aspirations majoritaires à la paix de leurs citoyens. » C’est du Poutine dans le texte.  

Dans ces deux points, la stratégie nationale de sécurité évoque la stabilité. Par rapport à la crise transatlantique sur l’Irak, où la stabilité stratégique était au centre du débat, la critique s’inverse. C’est l’Europe qu’en 2003, les néo-conservateurs accusaient d’être obsédée par la stabilité au point d’oublier la cause de la liberté, qui exigeait de prendre des risques et de modifier un statu quo favorable aux régimes tyranniques au Moyen-Orient.

Aujourd’hui, ce sont les Américains qui accusent les Européens de compromettre la stabilité sur le continent européen et qui s’en réclament pour justifier leur recherche d’une paix, même d’apaisement, entre la Russie et l’Ukraine et le retour de la Russie. Russie que la stratégie nationale de sécurité ne critique à aucun moment, pas plus qu’elle ne rappelle ses responsabilités dans le déclenchement et la poursuite de la pire guerre qu’ait connu le continent depuis 1945.

 

Un spectre hante l’Europe, le spectre du Trumpisme. Hélas, il faut vite arrêter de détourner le Manifeste de Marx, car on ne peut écrire la phrase qui suit : « Toutes les puissances de la vieille Europe se sont unies en une Sainte-Alliance pour traquer ce spectre. » Car, plus unie qu’on ne le dit sur la perception du danger, l’Europe reste divisée sur la façon d’y répondre.

Elle n’a pas encore formé de sainte-Alliance en réponse au trumpisme. L’Europe reconnaît le danger, elle sait que l’Internationale des gouvernements illibéraux, des nationalistes et des partis d’extrême droite européens, la complaisance de Trump envers les autres régimes ploutocratiques-autoritaires, à commencer par la Russie, menacent le projet européen et plus fondamentalement, les valeurs dont il est porteur.

Le changement d’attitude de l’Allemagne à l’égard des Etats-Unis, l’aspiration partagée avec la France à se libérer de l’emprise stratégique d’une Amérique qui a perdu ses repères, témoignent heureusement de cette prise de conscience. Elle est largement partagée en Europe.

Cette conviction, cependant, n’est pas une réponse stratégique au trumpisme. Les Européens sont divisés sur la réponse à lui apporter. La nostalgie de la protection américaine, la crainte, honorable, que la résistance à ses vues n’exaspère Trump vis-à-vis de l’Ukraine, l’espoir d’un après-Trump plus conforme au génie historique de l’Amérique, le déséquilibre des forces et le réalisme, ont détourné jusqu’ici l’Europe d’une confrontation avec lui.

Comme on l’a vu avec Xi Jinping, Trump est dur aux faibles et recule quand on lui résiste : il ne serait pas mauvais que l’Europe l’envisage sérieusement. Et, d’ici là qu’elle se batte sur le champ qui devrait lui être le plus naturel, celui des convictions et des idées.

La stratégie nationale de sécurité cite, pour justifier l’idée que les nations ont droit à une existence souveraine distincte, une phrase tirée de la Déclaration d’indépendance américaine ; elle se garde d’aller jusqu’au bout de cette phrase, qui mentionne « le respect dû à l'opinion de l'humanité », « the decent respect to the opinion of mankind. » Cette idée, étrangère au trumpisme, qu’il puisse y avoir une opinion commune qui commande le respect, n’est pas encore morte, y compris aux États-Unis. Pour commencer, il serait bon que l’Europe dénonce les extravagances, les prétentions éhontées et les oublis de ce triste document qu’est la stratégie nationale de sécurité de Trump.

[1] Le document a retenu une mesure du PIB européen en PPP ; selon la même mesure le PIB américain est passé dans le même temps de 19% à 15% du PIB mondial, sous l’effet, tout comme l’Europe, non d’un quelconque déclin, mais de la montée de la Chine.)

[2] Voir par exemple William H. Frey, « The US will become ‘minority white’ in 204 : census projects youthful minorities are the engine of future growth », Brookings Institution, 14 mars 2018. 

[3] Jean-Yves Dormagen, « Ce que les Européens veulent vraiment : le dernier sondage Eurobazooka », Le Grand Continent, 4 décembre 2025.

[4] « How popular is Donald Trump in Europe? November 2025 », YouGov, 1er décembre 2025.