Le nationalisme, Janus et Phénix edit

14 octobre 2025

Dans les débats politiques contemporains, en France comme dans d’autres démocraties occidentales, l’expression « extrême droite » fonctionne comme un mot-valise et un opérateur d’illégitimation. Cette expression constitue une arme symbolique pour disqualifier tout adversaire politique situé à droite ou n’étant pas clairement situé à gauche. En l’employant contre une personne, on vise à l’intimider et à la faire taire. Être dit « d’extrême droite » revient à être traité de fasciste. Un groupe ou un individu ainsi « fascisé » devient absolument infréquentable : il doit être évité, isolé, marginalisé, accusé, dénoncé, condamné. « L’extrême droite » s’avère la plus démonisée des variétés d’extrémisme.

Le débat sur la question a récemment rebondi à la suite des déclarations faites le 18 septembre dans Le Monde par Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, visant la chaîne de télévision CNews : « Il faut admettre que CNews est un média d’opinion. Qu’ils assument d’être une chaîne d’extrême droite ! » L’accusation a été aussitôt retournée contre l’accusatrice par les cibles journalistiques désignées, affirmant que les médias de service public, loin de respecter les obligations de neutralité, d’impartialité et de pluralisme, privilégient les opinions de gauche et d’extrême gauche. Un dialogue de sourds a occupé ainsi le champ des débats, qui ont pris l’allure et l’intensité de combats pour l’existence médiatique dans la médiarchie qu’est devenue la France politique et culturelle.

Le contenu oublié de «l’extrême droite»: le nationalisme

Or, quand on s’interroge sur le contenu idéologico-politique de l’expression « extrême droite », on rencontre avant tout le nationalisme, tel qu’il est aujourd’hui, d’une façon consensuelle, rejeté et stigmatisé en tant que source de divisions et de conflits. Il apparaît en conséquence que lutter contre l’extrême droite, c’est lutter contre le nationalisme. Mais l’idéologie politique appelée « nationalisme » est elle-même loin de pouvoir être clairement et distinctement définie : elle n’a jamais cessé de susciter de vifs débats dans le monde savant comme dans le champ politique.

En outre, le fascisme étant souvent considéré comme un hypernationalisme ou un « ultranationalisme populiste », l’amalgame polémique entre nationalisme et fascisme s’est installé comme une évidence dans le discours militant ou nombre de travaux universitaires. Tout nationaliste, déclaré ou imaginé, peut être perçu et dénoncé comme un fasciste. Ainsi que l’a noté l’historien Robert O. Paxton : « Le mot “fasciste” est devenu la plus banale des épithètes qui soient. Nous sommes tous le fasciste de quelqu’un[1]. »

Lorsqu’on prend le risque de se lancer dans des recherches sur le nationalisme, on ne tarde pas à se retrouver dans un marécage idéologique et discursif où nagent, se croisent et se mélangent des monstres aux figures mal définies tels que la xénophobie (plus ou moins confondue avec l’ethnocentrisme), le racisme et l’antisémitisme. S’y ajoutent souvent les monstres idéologiques nommés « impérialisme », « expansionnisme » et « bellicisme » ou « militarisme », et bien sûr aussi « l’extrême droite » et « le fascisme », ces démons aux mille visages. Le nationalisme est ordinairement dénoncé comme une idéologisation du culte du « nous exclusif et « supérieur », comprenant un programme politique de « purification » de la population nationale et de lutte pour la prédominance dans l’arène mondiale où rivalisent entre elles les nations, grandes ou petites. D’où les accusations qui s’enchaînent : égoïsme national, chauvinisme, volonté de conquérir et de dominer (expansionnisme, impérialisme), rejet de tout ce qui est étranger (xénophobie), haine et mépris des autres (racisme), goût de la violence et réduction du droit au droit du plus fort (darwinisme social). Le nationalisme est ainsi diabolisé : on ne l’analyse pas, on le dénonce.

Les deux faces du Janus nationaliste

Pour comprendre le nationalisme, il est de bonne méthode de convoquer deux figures de la mythologie antique : le dieu Janus et l’oiseau phénix. Par sa capacité à renaître de ses cendres, par son pouvoir de résurrection, il est un phénix[2]. Par son ambiguïté et son ambivalence, et parce qu’il est tourné à la fois vers le passé et vers l’avenir, le nationalisme est un Janus bifrons. Ce Janus présente deux faces : l’une, bienveillante, rayonnante, attirante, est une promesse de liberté (d’autonomie, d’auto-détermination, d’émancipation), d’égalité, d’unité et de solidarité ; l’autre, menaçante, inquiétante et repoussante, est porteuse d’ethnocentrisme ou de « nostrocentrisme », de xénophobie, voire de racisme, ainsi que d’autoritarisme, d’impérialisme et de bellicisme. On peut voir à l’œuvre dans le nationalisme des logiques d’émancipation autant que des logiques d’exclusion, des appels à la fraternité autant que des manifestations d’hostilité. Au principe d’intégration et d’inclusion s’oppose le principe de sélection et d’exclusion.

Cette structure oppositionnelle, comme on le sait, a été interprétée dans le cadre du système binaire dominant dans la culture politique française (« droite vs. gauche »), pour justifier la distinction entre un « nationalisme de gauche » et un « nationalisme de droite », celui-ci dénoncé comme obéissant à une logique raciste ou fasciste, celui-là célébré en tant que mouvement de libération des peuples. Le premier nationalisme est dit souvent « républicain », le second « anti-républicain », « contre-révolutionnaire », « réactionnaire » ou « d’extrême droite ». Le modèle interprétatif se transforme ainsi en un modèle évaluatif et hiérarchisant simpliste, qui illustre une vision manichéenne opposant un « bon » nationalisme, allant dans le sens du Progrès ou de l’Histoire, à un « mauvais » nationalisme en lutte contre l’optimisme progressiste ou les Lumières et associé à la xénophobie, voire au racisme.

C’est dans une perspective voisine que l’historien Michel Winock, dans une étude portant sur « les nationalismes » dans la culture politique française, a distingué un nationalisme « ouvert », « issu de la philosophie optimiste des Lumières et des souvenirs de la Révolution »,  et un nationalisme « fermé », « fondé sur une vision pessimiste de l’évolution historique, l’idée prévalente de la décadence et l’obsession de protéger, fortifier, immuniser l’identité collective contre tous les agents de corruption, vrais ou supposés, la menaçant[3] ».  Dans cette perspective, le rejet de l’immigration de masse, censée être un facteur de délinquance et d’insécurité, constitue aujourd’hui un trait majeur du nationalisme « fermé ».

Ce modèle d’intelligibilité vaut certes pour analyser les extrêmes, mais ne tient pas compte de la zone d’ambiguïté existant entre les deux pôles, ni des basculements, dans certains contextes (crises, guerres, etc.), du nationalisme « ouvert » dans le nationalisme « fermé », marqué notamment par des orientations ou des passions politiques xénophobes. Ceux qui dénoncent « l’extrême droite » visent principalement les tenants de ce nationalisme xénophobe anti-immigrés, mais aussi les élus ou les citoyens ordinaires qui exigent légitimement, dans une perspective républicaine, un contrôle et une maîtrise des flux migratoires.

Le phénix nationaliste: une puissance de métamorphose

On note aussi et surtout que, comme l’oiseau phénix, le nationalisme, toutes les fois qu’on le croit évanoui ou disparu, renaît de ses cendres. Les prédictions ou les prophéties de sa mort, de sa désuétude ou de son dépassement (dialectique ou non) ont toutes été démenties par l’expérience historique. Ce phénix est doté d’une puissance de renaissance et de métamorphose qui désespère ceux qui le haïssent et le craignent. Il ne leur reste plus, face au monstre apparemment impérissable, qu’à s’indigner, déplorer, tempêter, maudire. Ces antinationalistes n’argumentent pas, ils profèrent des imprécations. Ils expriment ainsi leurs passions négatives en dénonçant ce qu’ils appellent les « haines nationalistes », en postulant que le nationalisme se réduit à l’expression et à l’exploitation politique de ces haines, qui seraient toujours et nécessairement des haines de l’autre ou des autres. Ils s’imaginent ainsi faire reculer lesdites haines, alors même qu’ils les nourrissent. Ils prouvent surtout qu’ils ont eux aussi leurs « autres », les détestables « nationalistes ». L’existence du bon « nationalisme de gauche » est alors oubliée ou niée : il n’y a plus que « le nationalisme », ontologiquement condamnable.

La criminalisation du nationalisme pris comme un bloc conduit à sa diabolisation dans le discours « antifasciste » ritualisé de l’après-1945, ce néo-antifascisme postulant une continuité entre « droite », « extrême droite » (ou « droite radicale ») et « fascisme ». Toute droite est soupçonnée de tendre, par sa logique profonde, à se « droitiser » ou à se « radicaliser ». Il y a là une illustration du modèle de la « pente glissante », qu’on rencontre souvent, associé à la logique du soupçon, dans les argumentations idéologiques productrices d’amalgames polémiques. Fonctionnant comme une évidence, la vision militante « antifasciste » est la suivante : de la droite au fascisme, en passant par l’extrême droite, on glisse insensiblement vers le pire. Dans cet imaginaire idéologique, tout individu ou tout groupe politique situé à droite est tenu pour suspect : les néo-antifascistes, se faisant extra-lucides, voient et dénoncent les « fascistes masqués » et la subtile « fascisation » qu’il accomplissent.

En sombrant dans une vision paranoïaque et complotiste de l’adversaire traité comme un ennemi absolu et démoniaque, contre lequel toutes les accusations, aussi calomnieuses soient-elles, sont légitimes, les dénonciateurs professionnels de ce qu’ils appellent « nationalisme », « extrême droite » et « fascisme » (ou « néofascisme ») ne font guère qu’imiter les attitudes et les comportements des fascistes historiques, disparus après la Deuxième Guerre mondiale en dépit de quelques survivances carnavalesques qui réjouissent les amateurs de curiosités. Il faut pointer en outre l’extension indéfinie du champ référentiel de la catégorisation criminalisante, sur la base du modèle suivant, illustrant un sophisme : « X (individu ou groupe), situé à l’extrême droite, soutient la thèse Y ; vous aussi ; donc vous êtes d’extrême droite ».        

Faisant intervenir les passions autant que les convictions idéologiques et les stratégies politiques, la question relève ainsi de la psychologie autant que de la politique. À l’intolérance supposée et dénoncée chez l’adversaire plus ou moins fantasmé, répond une intolérance n’ayant rien à lui envier. Comme le notait Anatole Leroy-Beaulieu dans sa conférence sur l’antisémitisme prononcée le 27 février 1897, « l’intolérance provoque l’intolérance ». Telle est la force de l’imitation et de la contagion. De la même manière, la haine provoque et alimente la haine. Et la colère toujours plus de colère. Comme, dans les comportements, la violence appelle la violence, toujours plus de violence. Le cercle vicieux des passions négatives demeure un obstacle qui résiste aux initiatives portées par la bonne volonté et l’appel à des comportements rationnels. Nous vivons sous la menace du mauvais infini des passions contagieuses, qui vont par couples, chaque « isme » faisant naître un « anti-isme ».

L’intolérance n’est pas le destin

On pourrait en conclure que l’esprit d’intolérance s’avère la chose la mieux partagée au sein du genre humain, qu’il serait insurmontable et constituerait ainsi une constante socio-anthropologique. Mais ce serait s’abandonner au désespoir, autre passion négative, qui s’offre à certains comme un refuge confortable, surtout s’il s’agrémente de nostalgie (la musique douce du « C’était mieux avant »). D’où le surgissement d’un imaginaire social qui peut être ainsi décrit : la perte de sens du passé et l’effacement de l’avenir nous laissent face à la misère du présent. Un présent sans héritages ni horizons d’attente. On en fait de la littérature à deux sous, parfois de la philosophie à quatre sous.

Il ne faut pourtant pas oublier l’essentiel : le goût de la tolérance, impliquant la curiosité à l’égard des « autres » et le désir de dialoguer avec eux pour les comprendre et se faire comprendre, peut également être considéré comme un invariant socio-anthropologique. C’est là une forte raison de croire que les chocs entre nationalismes ne sont pas plus insurmontables que les violentes réactions antinationalistes.

[1] Robert O. Paxton, « Les cinq phases du fascisme », in Michel Dobry (dir.), Le Mythe de l’allergie française au fascisme, Paris, Albin Michel, 2003, p. 334.

[2] Pierre-André Taguieff, La Revanche du nationalisme. Néopopulistes et xénophobes à l’assaut de l’Europe, Paris, PUF, 2015, pp. 195-218.

[3] Michel Winock, Nationalisme, antisémitisme et fascisme en France [1990], 2e éd., Paris, Le Seuil, 2014, p. 7.