Comment criminaliser les juifs aujourd’hui? Idéologues et influenceurs edit

Comment la criminalisation des juifs s’opère-t-elle aujourd’hui dans l’espace médiatique et politico-culturel ? Comment la haine des juifs idéologisée[1] se traduit-elle dans les pratiques militantes et les discours de propagande ? Répondre à ces questions demande de s’intéresser de plus près aux moyens d’agir mis en œuvre par les idéologues et influenceurs d’aujourd'hui.
Ces moyens d’agir sont divers, alors que leur objectif final, rarement défini d’une façon claire, est l’élimination des juifs, après les avoir mis à l’écart, isolés, criminalisés et diabolisés, et ainsi construits comme l’incarnation d’une menace intolérable pesant sur le genre humain. Quand on affirme que la vieille haine des juifs a trouvé dans l’antisionisme son dernier visage en date, on fait référence à l’antisionisme radical, qui peut se définir brièvement par la négation du droit à l’existence de l’État d’Israël ainsi que par le projet et la volonté de détruire cet État-nation jugé illégitime pour le remplacer par un État palestinien ou un État islamique.
Si l’imaginaire d’une extermination vengeresse peut s’appliquer aujourd’hui aux juifs comme « sionistes » ou « prosionistes »[2], c’est parce qu’ils ont été nazifiés d’une façon croissante depuis la création en 1948 de l’État d’Israël. Cette nazification s’accomplit plus précisément par le biais d’une « sionisation » pratiquant la reductio ad Hitlerum de tous les juifs qui défendent le simple droit à l’existence d’Israël. Rappelons à cet égard la déclaration faite en 2004 par l’écrivain chilien antisioniste Luis Sepúlveda : « À Auschwitz et Mauthausen, à Sabra, Chatila et Gaza, sionisme et nazisme se donnent la main[3]. » Mais la propagande soviétique avait préparé le terrain. Dans un article intitulé « Le fascisme sous l’étoile de David », paru en mai 1970, on pouvait lire par exemple : « Le fascisme et le sionisme sont des jumeaux spirituels et politiques. Seuls les symboles ont changé... Sous les drapeaux des nouveaux conquérants de “l’espace vital”, la croix gammée est remplacée par l’étoile de David. Le fond est resté le même[4]. » Ce processus de nazification apparaît comme le moteur de la nouvelle propagande antijuive à thématique antisioniste[5].
Le pogrom du 7 octobre 2023 a été pour les nouveaux antijuifs un événement décisif, qui a fait entrer juifs et Palestiniens dans un nouvel âge historique. L’idéologue et activiste décoloniale Houria Boutledja, célébrant depuis longtemps les jihadistes comme des « résistants », l’a salué à l’automne 2024 comme offrant la preuve que « les Palestiniens existent » et comme annonçant « la fin de l’innocence juive » : « Cette séquence qui s’est ouverte, à l’initiative des forces combattantes d’un peuple écrasé et condamné à la disparition (...) constitue ce que Badiou appellerait un “événement”. Jamais, depuis le 11 septembre, la formule “il y a un avant et un après” n’a été aussi désespérément remplie. (...) Toutes les cartes sont rebattues : la question palestinienne et la question juive. Mais aussi, en miroir, la question blanche[6]. »
Antijuifs modernes et postmodernes
Pour se donner les moyens de comprendre cette grande désorientation suscitant des réorientations observables à l’état d’esquisses ou de tentations, il faut partir d’une importante distinction entre l’antisémitisme de gauche ou de droite classique, dont les acteurs sont des idéologues ou des militants politiques jugés « extrémistes », et le nouvel antisémitisme qui surgit aujourd’hui dans le monde numérique et dont les acteurs sont des influenceurs, difficilement situables sur l’axe gauche-droite, et qui peuvent être perçus, selon les contextes, comme réactionnaires ou progressistes. On peut l’interpréter, en première approximation, comme une distinction conceptuelle entre l’antisémitisme moderne et l’antisémitisme postmoderne[7], en dépit du caractère discutable de cette distinction.
Si l’on s’en tient aux passions antijuives observables dans le champ des gauches qui se veulent « progressistes » ou « révolutionnaires », les acteurs de l’antisémitisme moderne se mobilisent principalement sur la base d’une vision antijuive du monde à dominante anticapitaliste alors que ceux de l’antisémitisme postmoderne se mobilisent principalement sur la base d’une vision complotiste du monde, ce complotisme s’inscrivant dans le régime de la « post-vérité », où la fabrication et la diffusion de fake news sur Israël est la principale occupation des propagandistes. Les deux types d’acteurs « antisionistes » puisent dans la même réserve d’accusations stéréotypées. Les juifs, les Israéliens et les « sionistes », sont accusés de « colonialisme », d’« impérialisme » et de « racisme », et ainsi « extrême-droitisés » ou « fascisés ». Les juifs-sionistes sont alors fantasmés et démonisés comme les véritables et redoutables « maîtres du monde », vieux thème d’accusation qui, longtemps, fixé à l’extrême droite, entame aujourd’hui une nouvelle carrière dans les milieux de la nouvelle extrême gauche en cours de formation.
Dans le premier cas, les acteurs antijuifs sont principalement des idéologues, des activistes ou des militants politiques de divers courant gauchistes qui diffusent des récits d’accusation fondés sur une série d’oppositions idéologiques telles que, pour les principales : dominants/dominés, exploiteurs/exploités, capitalistes/prolétaires, colonisateurs (ou colonialistes)/colonisés, oppresseurs/opprimés, racistes/racisés (ou discriminés). Le message est clair : les juifs sont identifiés comme dominants, exploiteurs, colonisateurs et oppresseurs, et essentialisés en tant que « sionistes », tandis que les non-juifs sont érigés en victimes réelles ou potentielles. Ce message inlassablement diffusé par les propagandistes au moyen de tracts, d’articles de presse ou d’essais pamphlétaires, appelle une mobilisation directe et immédiate contre les « ennemis du genre humain » à l’âge du capitalisme mondialisé ou du « néolibéralisme », ennemis bien connus dont les figures les plus répulsives sont les « juifs riches » et/ou capitalistes (les « financiers apatrides », etc.) et les « sionistes racistes et impérialistes ».
Dans le deuxième cas, celui du néo-antisémitisme sans identité politique immédiatement perceptible qui se propage sur les réseaux sociaux, les récits d’accusation sont principalement fondés sur des représentations et des croyances complotistes, qui dénoncent notamment les juifs comme ayant pris le contrôle des médias ou étant les véritables maîtres (les plus cachés) de « l’État profond ». Mais ces récits antijuifs tiennent aussi leur efficacité symbolique de leur recours à une stratégie de la transgression, consistant à multiplier les provocations anxiogènes (par exemple par l’emploi de croix gammées ou diverses références positives, bien qu’ambigües, au nazisme), destinées à susciter de l’indignation et donc des appels à la censure numérique, ce qui permet aux provocateurs de s’installer confortablement dans une posture victimaire, en s’érigeant en lanceurs d’alertes à figure de martyrs de la liberté d’expression.
Le message antijuif est ici souvent ambigu, en ce qu’il joue à la fois sur la séduction du complotisme (qui fait rêver, dériver et délirer par les cauchemars qu’il inspire), sur l’indignation morale hyperbolique (visant les comportements supposés « génocidaires » des juifs ou des « sionistes », accusés de « tuer des enfants palestiniens ») et sur le goût diffus de la transgression des cadres moraux établis, la transgression maximale étant l’apologie de l’hitlérisme – les flirts avec la thématique négationniste en étant l’une des formes les plus courantes. Ces flots de messages aussi ambigus que provocateurs sont destinés à produire une imprégnation idéologique profonde susceptible de se traduire par des mobilisations indirectes et différées. Ils ont pour effet paradoxal d’habituer à la transgression.
Il faut souligner le fait que la nouvelle guerre psychologique, qui a pris le visage d’une guerre de l’information privilégiant la diffusion de fake news sur les réseaux sociaux, est souvent menées par les services secrets de certains États (la Russie poutinienne au premier chef), visant à déstabiliser les opinions des pays ennemis et à créer des situations de conflits pour affaiblir ces derniers[8]. C’est ainsi que les échos du conflit israélo-palestinien, élargi en conflit israélo-arabe ou judéo-musulman, peuvent être instrumentalisés et exploités pour diviser les citoyens du pays ennemi, par exemple en opposant, au sein des milieux antiracistes, les anti-islamophobes aux anti-antisémites. En outre, cet antisémitisme numérique est lucratif et permet aux influenceurs de gagner en popularité, car Internet récompense le scandale, le choc et la viralité[9].
Dans les deux cas cependant, on observe un recours croissant à des « images choc[10] » censées illustrer et prouver les souffrances des victimes palestiniennes des « sionistes » racistes et cruels, colonisateurs et « génocidaires ». Les arguments idéologico-politiques classiques sont négligés ou peu apparents. Ces images visent à provoquer des réactions affectives fortes : indignation, dégoût, colère, ressentiment, révolte, désir de vengeance, etc., et des identifications sélectives L’objectif est d’inculquer au public le sentiment de l’intolérable. Ces réactions affectivo-imaginaires suscitent des processus de radicalisation sur les réseaux sociaux, touchant principalement les jeunes en tant que personnes isolées. L’engagement et la décision d’agir ne s’inscrivent pas dans une communauté militante dont on peut détecter les projets de type terroriste et prévoir dans une certaine mesure leur réalisation. On observe une individualisation ou une privatisation des projets antijuifs. Il s’ensuit que, dans ce cas, les passages à l’acte sont particulièrement difficiles à anticiper et donc à prévenir.
Sophistications de la criminalisation
Après le pogrom du 7 octobre 2023 et la réaction militaire de l’État d’Israël contre le Hamas, principal responsable des massacres, c’est ainsi que la criminalisation et la diabolisation des Israéliens, des « sionistes » ou des juifs se sont opérées dans les médias et massivement sur les réseaux sociaux, relayant complaisamment la propagande victimaire du Hamas recourant à la diffusion de photos d’enfants en bas âge blessés ou morts[11]. L’objectif des propagandistes était et est toujours d’inspirer des actions terroristes contre des personnes ou des lieux symboliques juifs. Tout juif socialement visible est susceptible d’être fantasmé et criminalisé comme « sioniste », donc « colonialiste », « raciste » et « génocidaire » ou complice des « génocidaires » israéliens. C’est là le résultat observable de la propagande qu’on peut qualifier d’islamo-palestiniste, relayée principalement par les partis ou les associations d’extrême gauche, qui ont privilégié l’agitation dans les universités[12].
Certains pamphlétaires-propagandistes et autres agents d’influence font circuler, outre le vieil amalgame polémique entre « sionistes » et nazis, un amalgame dérivé, consistant à accuser les défenseurs d’Israël, sionistes ou prosionistes, d’être des « négationnistes », en ce qu’ils nieraient le « génocide à Gaza ». L’intellectuel Pascal Boniface commence ainsi son pamphlet intitulé Permis de tuer, publié au printemps 2025 : « Nous avons assisté impassibles [sic] au massacre d’un peuple bombardé quotidiennement depuis le 8 octobre 2023 tout en étant soumis à un blocus. (...) Ces bombardements ont été soutenus activement dans le débat public par certains, mais ils ont été le plus souvent invisibilisés [re-sic]. (...) Ceux qui les ont soutenus ou ceux qui les ont invisibilisés ne peuvent être accusés d’avoir participé à un génocide. Mais ils devront rendre compte devant l’histoire d’en avoir été les négationnistes[13]. » Affirmer que ces bombardements ont été « invisibilisés », alors que les images les donnant en spectacle n'ont cessé de faire le tour du monde des médias, relève clairement du bobard de propagande. L’un des effets sociopolitiques de cette propagande iconique visant à indigner le public mondial a été de multiplier les mobilisations dites propalestiniennes, qui ont souvent dérivé vers des actions antijuives. Le paradoxe tragique est ici que des actions racistes visant des juifs en tant que juifs (ou « sionistes ») sont présentées par les agresseurs comme des réactions « antiracistes » et légitimées comme telles.
Cette intense propagande antijuive par l’image, guerre psychologique se menant dans le monde numérique, s’est accompagnée d’un ensemble de convergences, de croisements et d’alliances entre les milieux islamistes antijuifs et les milieux wokistes les plus radicaux, communiant dans le rejet haineux de l’Occident et d’Israël[14]. La nouvelle judéophobie (mieux nommée « judéomisie ») a opéré sa jonction avec les mobilisations wokistes[15]. Dans cette configuration idéologique émergente, l’antisionisme radical, qui vise la destruction de l’État juif, s’articule avec un anti-occidentalisme non moins radical dont le noyau dur n’est autre que le rejet et la condamnation des « Blancs ». En effet, la civilisation occidentale démonisée, jadis caractérisée comme « gréco-romaine » puis « judéo-chrétienne », est désormais dénoncée comme la « civilisation blanche », celle des « Blancs », dans laquelle règnent la « domination blanche » et le « privilège blanc », une civilisation maudite pointée comme responsable de la crise climatique. Du mariage de l’antisionisme radical et de l’écologie politique paranoïaque est née une nouvelle conviction idéologique, dont le caractère délirant n’empêche nullement la circulation, et qui consiste à accuser Israël d’être responsable de la crise climatique. On en trouve une illustration dans le discours prononcé le 8 avril 2024 par l’idéologue éco-marxiste suédois Andreas Malm célébrant le massacre du 7 octobre 2023 à l’université américaine de Beyrouth : « La première chose que nous avons dite dans ces premières heures n’était pas tant des mots que des cris de jubilation. Ceux d’entre nous qui ont vécu leur vie avec et à travers la question de la Palestine ne pouvaient pas réagir autrement aux scènes de la résistance prenant d’assaut le checkpoint d’Erez : ce labyrinthe de tours en béton, d’enclos et de systèmes de surveillance, cette installation consommée de canons, de scanners et de caméras – certainement le monument le plus monstrueux à la domination d’un autre peuple dans lequel j’ai jamais pénétré – tout à coup entre les mains de combattants palestiniens qui avaient maîtrisé les soldats de l’occupation et arraché leur drapeau. Comment ne pas crier de stupeur et de joie ? Il en va de même pour les scènes où les Palestiniens franchissent la clôture et le mur et affluent sur les terres dont ils ont été chassés[16]. »
C’est cette concentration d’amalgames polémiques qui a fait surgir ce qu’on pourrait appeler la synthèse islamo-wokiste, qui est devenue l’idéologie dominante dans nombre d’universités des sociétés occidentales ou occidentalisées, à commencer par celles des États-Unis[17]. On y rencontre nombre de représentants de l’« antisionisme de la chaire[18] », un antisionisme académique partagé par toutes les « studies », dont les « chercheurs » professent un ensemble de dogmes et d’idéologèmes articulés avec plus ou moins d’habileté rhétorique. La principale leçon administrée est désormais la suivante : « La violence qui frappe Gaza est une violence génocidaire. C’est clair, évident[19]. » Ainsi parlent l’égérie wokiste américaine Judith Butler et ses semblables. La chasse aux intrus peut dès lors s’ensuivre : les intrus accusés de « racisme » et de « colonialisme » sont, d’une part, les « Blancs » partout dans le monde, et, d’autre part, les juifs-sionistes au Proche-Orient ainsi qu’au sein des démocraties occidentales. Mais seuls les juifs-sionistes sont accusés d’actions « génocidaires ».
Si, comme le répètent les influenceurs islamo-palestinistes, nul n’est sioniste ou israélien « innocemment », il ne faut pas oublier la proposition corrélative, qu’on rencontre sous la plume des islamo-décoloniaux : « Nul n’est blanc innocemment[20]. » La formule sloganique est appliquée à toutes les figures de l’ennemi, dont la non-innocence signifie la culpabilité ontologique. Le 24 décembre 2020, Houria Bouteldja avait déclaré au sujet d’April Benayoun, Miss Provence, impardonnablement franco-israélienne et à ce titre visée par des tweets antijuifs : « On ne peut pas être israélien innocemment[21]. »
Le remède contre les délires accusatoires des islamo-gauchistes se trouve dans les diagnostics et les avertissements particulièrement lucides d’un Boualem Sansal. Parlant avec inquiétude de l’antisémitisme dans son pays natal, l’Algérie – devenue « la Mecque des islamistes » après avoir été longtemps « la Mecque des révolutionnaires » après 1962 –, mais aussi, plus généralement, dans les pays musulmans ainsi qu’au sein des populations musulmanes issues de l’immigration vivant dans les sociétés européennes, Boualem Sansal ne cachait pas en septembre 2020 son jugement d’ensemble : « L’antisémitisme, qui métastase à chaque nouvelle pleine lune, a engendré chez nos islamistes et leurs amis d’horribles maladies : l’arriération mentale, la victimisation infantile, le passéisme frénétique, la logorrhée hurlante, la pulsion exterminatrice aiguë. Tout cela empoisonne nos vies et menace spécialement nos enfants, l’antisémitisme nouveau allant de pair avec la salafisation accélérée de la société sur fond de pauvreté galopante et d’incurie gouvernementale crasse. Où, dans quel pays arabe, le ciel est-il dégagé[22] ? »
L’antisémitisme n’est nullement « résiduel[23] », en France comme ailleurs, il a renouvelé son lexique, sa rhétorique et son stock d’accusations, en exploitant d’une façon sélective les événements anxiogènes offerts par le nouveau contexte international, marqué par une chaotisation et une brutalisation croissantes. Les nouveaux antijuifs ont su mettre leur offre idéologique au goût du jour, y compris et surtout dans ses modes de légitimation, en épousant bruyamment la cause « antiraciste » et en se présentant comme les défenseurs irréprochables de la dernière en date de la « victime principale » ou « maximale » : les Palestiniens. Car telle est désormais la figure la plus médiatisée de ce qu’on pourrait appeler la survictime ou l’hypervictime, capable de faire oublier toutes les autres.
Dévoiements de l’antiracisme victimaire
La critique argumentée de la politique de tel ou tel gouvernement d’Israël est une chose. Il en va ainsi, aujourd’hui, de la critique de la politique du gouvernement Netanyahou, qui ressemble à une fuite en avant aveugle, occasionnant des destructions et des souffrances qui pourraient et devraient être évitées. L’exercice de cette critique politique doit être défendu en ce qu’elle respecte les valeurs et les normes de la démocratie libérale pluraliste qu’est Israël, dont le dynamisme et la vitalité ont pour conditions de possibilité la liberté d’expression et le libre débat. Dans la société israélienne divisée et inquiète face à la perspective d’un état de guerre sans fin, c’est la lassitude qui risque de dominer et de pousser les dirigeants politiques à faire preuve de responsabilité pour l’avenir de leur pays. C’est du moins ce qu’on est en droit d’espérer. Car le spectacle des souffrances palestiniennes alimente et renforce la haine, le ressentiment et le désir de vengeance de tous les ennemis d’Israël, et en fait souvent des ennemis des Juifs.
La critique de l’actuelle politique israélienne est donc légitime, et elle est dans l’intérêt même d’Israël et des juifs partout dans le monde. Mais la criminalisation et la démonisation de l’État juif, au point de le nazifier, est une tout autre chose. Aussi critiquable soit-il, Netanyahou n’est pas un nouvel Hitler. Les Israéliens qui approuvent la guerre contre le Hamas ne sauraient être assimilés à des nazis. Nul ne peut rester insensible aux souffrances des Palestiniens de Gaza, comparables à celles des victimes de toute guerre, mais la comparaison avec la situation des juifs pendant la Shoah relève de l’amalgame de propagande, allant dans le même sens que la comparaison trompeuse ritualisée entre la Nakba et la Shoah. Certains influenceurs anti-Israéliens dénoncent une « deuxième Nakba ». Dans ce nouveau récit « antisioniste », la « catastrophe » originelle est devenue une « catastrophe humanitaire », qui, par la « déshumanisation » des Palestiniens, est censée conduire à un « génocide ». L’amalgame sloganisé « Gaza = Auschwitz » résume l’opération de propagande. La comparaison mensongère a été intériorisée, elle est devenue une évidence idéologique.
C’est là peut-être la raison première du fait que la mémoire de la Shoah ne protège plus les juifs des accusations criminalisantes les plus délirantes. La lutte contre l’antisémitisme recourant à la condamnation rétrospective du nazisme et aux commémorations édifiantes a perdu son efficacité symbolique. Mais il faut bien reconnaître qu’il est difficile, pour les défenseurs des juifs-sionistes, de sortir de l’ère victimaire[24]. Il leur faut désormais affronter de nouveaux ennemis en s’engageant dans une guerre politique et culturelle mondiale structurée par la concurrence des victimes. Or, dans leur lutte contre les juifs, les nouveaux candidats au statut de victimes exemplaires, dont les souffrances seraient incomparables, se présentent et sont présentés non seulement comme des héros ou des martyrs, mais aussi comme des « combattants » et des « résistants », en lutte contre les « sionistes génocidaires ». Ce retournement de l’antiracisme contre les juifs-sionistes est un signe des temps qui, plutôt qu’une simple indignation morale, appelle une réflexion critique approfondie, s’appuyant sur l’analyse des faits et de leurs interprétations contradictoires.
Faut-il parler ici de dévoiement, de dérives, de corruption idéologique ou d’inversion perverse de la lutte contre le racisme, c’est-à-dire contre tous les racismes ? De tout cela à la fois, mais en n’oubliant pas l’essentiel, à savoir la centration sur la lutte contre l’« islamophobie » qui caractérise le néo-antiracisme islamisé. On le trouve explicité dans cette folle leçon d’antiracisme assénée par Houria Boutledja en 2024 : « Tout programme contre l’antisémitisme sera voué à l’échec si l’islamophobie ne devient pas pour tous les antiracistes sincères le racisme principal, celui à partir duquel le bloc au pouvoir a lancé son offensive contre les classes dangereuses, la matrice à l’ombre de laquelle tous les autres racismes se redéploient. (...) Lutter contre l’islamophobie, c’est lutter contre la négrophobie, la rromophobie et l’antisémitisme[25]. »
Seule la leucophobie (le « racisme anti-Blancs ») manque ici à l’appel décolonial. Pour les néo-antiracistes, qui sont des pseudo-antiracistes engagés dans l’offensive politico-culturelle islamiste, le racisme ne peut être que « blanc » et « sioniste ». Le dogmatisme et le sectarisme continuent de faire bon ménage avec la pensée-slogan.
Vous avez apprécié cet article ?
Soutenez Telos en faisant un don
(et bénéficiez d'une réduction d'impôts de 66%)
[1] Les divers visages de cette haine sont l’antisémitisme, l’antijudaïsme, « judéophobie », la judéomisie, l’antisionisme ; j’ai forgé aussi le terme « judéomisie » (litt. : « haine des juifs ») il y a quelques années. Voir Pierre-André Taguieff, Sortir de l’antisémitisme ? Le philosémitisme en question, Paris, Odile Jacob, 2022, pp. 25-28.
[2] Voir l’étude fouillée d’Emmanuel Debono, « Ce que l’invective “sionistes” veut dire », 6 mai 2025.
[3] Luis Sepúlveda, Une sale histoire [2004], tr. fr. François Gaudry, Paris, Éditions Métailié, 2005, p. 44. Voir Pascal Bruckner, « Sionisme, ADN criminel de l’humanité », Revue des Deux Mondes, octobre 2020, pp. 47-48.
[4] E. Evseev, « Le fascisme sous l’étoile de David », Komsomolskaïa Pravda, 16-17 mai 1970 ; in Le Sionisme, instrument de la réaction impérialiste. L’opinion soviétique se prononce sur les événements du Moyen-Orient et les menées du sionisme international (mars-mai 1970), Moscou, Éditions de l’Agence de Presse Novosti, 1970, p. 134.
[5] Pierre-André Taguieff, La Nouvelle Propagande antijuive. Du symbole al-Dura aux rumeurs de Gaza, Paris, PUF, 2010, en partic. pp. 137-182.
[6] Houria Bouteldja, « Rendre les juifs à l’Histoire ou la fin de l’innocence », in Judith Butler et al., Contre l’antisémitisme et ses instrumentalisations, Paris, La Fabrique éditions, 2024, pp. 150-151.
[7] Voir notamment Christopher F. Rufo, « The anti-semitic influencer problem », 13 mars 2025.
[8] Voir David Colon, La Guerre de l’information. Les États à la conquête de nos esprits, Paris, Tallandier, 2023.
[9] Christopher F. Rufo, art. cit.
[10] Voir Sébastien Appiotti & Susanne Müller, « “Manipuler” et co-interpréter les images choc : vers une sémio-poïétique sociale ? », Semen. Revue de sémio-linguistique des textes et discours, n° 23, 2023, pp. 109-128.
[11] Pierre-André Taguieff, « Penser et mal penser le méga-pogrom jihadiste du 7 octobre 2023 », in Jean Szlamowicz & Pierre-André Taguieff (dir.), Les Humanités attaquées. Discours militants et sciences de la culture, Paris, PUF / Humensis, 2024, pp. 105-140.
[12] Pierre-André Taguieff, L’Invention de l’islamo-palestinisme. Jihad mondial contre les Juifs et diabolisation d’Israël, Paris, Odile Jacob, 2025, pp. 185-240.
[13] Pascal Boniface, Permis de tuer. Gaza : génocide, négationnisme et hasbara, Chevillly Larue, Max Milo Éditions, 2025, pp. 9-10.
[14] Pierre-André Taguieff, « Israël-Occident : l’ennemi à deux têtes ou les deux Satans », Revue des Deux Mondes, février 2025, pp. 55-61.
[15] Nathalie Heinich, « L’antisémitisme, angle mort du wokisme », 26 juin 2023 ; Samuel Fitoussi, « Wokisme, creuset de l’antisémitisme et de la haine d’Israël », Revue des Deux Mondes, avril 2024, pp. 63-70 ; Dominique Schnapper, « Le wokisme et l’antisémitisme », Telos, 21 octobre 2024.
[16] Andreas Malm, cité par Sylvaine Bulle, « Andreas Malm et l’antisémitisme vert », 11 septembre 2024.
[17] Voir Günther Jikeli, « Pluie de cendres sur les universités américaines », Cités, n° 98, juin 2024, pp. 129-138 ; Pierre-André Taguieff, « Antiracisme wokiste et islamo-palestinisme : Butler & Co face au mégapogrom du 7-Octobre », in Sarah Fainberg & David Reinharc (dir.), 7 Octobre. Manifeste contre l’effacement d’un crime, Lille, ACIL, & Paris, Descartes & Cie, David Reinharc Éditions, 2024, pp. 181-186 ; id., « Croisades wokistes et endoctrinement islamo-gauchiste à l’Université », Cités, n° 100, 2025/1, pp. 77-85.
[18] Gérard Bensussan, Des sadiques au cœur pur. Sur l’antisionisme contemporain, Paris, Hermann, 2025, pp. 25-33.
[19] Judith Butler, « Rendre impossible une parole juive contre la violence d’État », in Judith Butler et al., Contre l’antisémitisme et ses instrumentalisations, op. cit., p. 9.
[20] Houria Bouteldja, « Rendre les juifs à l’Histoire ou la fin de l’innocence », in Judith Butler et al., Contre l’antisémitisme et ses instrumentalisations, op. cit., p. 158.
[21] Houria Bouteldja, 24 décembre 2020 ; citée par Martine Gozlan, « Qui protège Houria Bouteldja ? », 29 décembre 2020.
[22] Boualem Sansal, « L’antisémitisme arabo-musulman et la faillite du monde », 25 septembre 2020.
[23] Rappelons que le 2 juin 2024, Jean-Luc Mélenchon, se sentant visé, a déclaré sur son blog que l’antisémitisme, en France, était « résiduel » : « Contrairement à ce que dit la propagande de l’officialité, l’antisémitisme reste résiduel en France. Il est, en tout cas, totalement absent des rassemblements populaires. »
[24] Voir Iannis Roder, Sortir de l’ère victimaire. Pour une nouvelle approche de la Shoah et des crimes de masse, Paris, Odile Jacob, 2020.
[25] Houria Bouteldja, « Rendre les juifs à l’Histoire ou la fin de l’innocence », in Judith Butler et al., Contre l’antisémitisme et ses instrumentalisations, op. cit., p. 168.