La gauche radicale et l’extrême-droitisation de l’adversaire edit

7 novembre 2023

La question se pose de savoir pourquoi, dans les démocraties libérales, la gauche a tendance à diaboliser l’adversaire plus que la droite ne le fait. Plus, c’est-à-dire avec plus d’intensité polémique, en mobilisant tout l’éventail des passions négatives (haine, peur, mépris, ressentiment, esprit de vengeance, etc.). C’est particulièrement le cas de l’extrême gauche radicale, notamment dans sa version « woke », qui préfère se définir comme « progressiste ». Pourquoi ceux qui se disent progressistes font-ils preuve d’autant d’intolérance, voire de haine à l’égard de ceux qui ne pensent pas comme eux ? Pourquoi se comportent-ils souvent comme des partisans inconditionnels de leur cause, au point d’apparaître comme des fanatiques ? Le philosophe conservateur britannique Roger Scruton esquissait une explication : « Les gens de gauche trouvent très difficile de s’entendre avec les gens de droite parce qu’ils pensent qu’ils sont maléfiques. Alors que je n’ai aucune difficulté à m’entendre avec les gens de gauche parce que je pense tout simplement qu’ils se trompent[1]. » À droite, on a tendance à penser l’opposition entre droite et gauche comme une confrontation entre le vrai et le faux, alors qu’à gauche, on tend à l’interpréter comme un combat entre le bien et le mal, voire entre le pur et l’impur.

Nous sommes en présence de deux représentations distinctes de l’adversaire ou de l’ennemi : disons, pour simplifier, qu’à droite, on pense avant tout qu’il se trompe, alors qu’à gauche, on tend à le percevoir comme l’incarnation du mal. Accuser d’erreur l’adversaire n’empêche nullement d’engager la discussion avec lui, en vue de lui faire admettre qu’il se trompe, qu’il sombre dans l’erreur ou baigne dans l’illusion. Mais l’accuser d’être un représentant ou un agent des forces du mal, c’est l’exclure de tout débat, ce qui revient à interdire tout débat avec un représentant supposé du mal. On ne discute pas avec le diable et ses doubles. La gauche radicale voit le monde en noir et blanc, elle est manichéenne. Et elle prend ses rêves d’un avenir à la fois nouveau et meilleur pour une preuve de vertu. Prétendant monopoliser la vertu en politique, cette gauche manichéenne rejette spontanément la droite dans l’enfer de la faute et du vice. La droite devient le camp maudit des coupables ontologiques.  

Au contraire de cette gauche, la droite peut paraître naïve, ouverte et relativement généreuse dans sa vision de l’adversaire politique. En percevant ce dernier comme égaré dans l’erreur, elle ne le traite pas a priori comme un « salaud[2] » qui, indigne de participer à une discussion, ne peut être que récusé et dénoncé. Elle apparaît donc comme plus tolérante que la gauche, qui se caractérise par son intransigeance idéologique, laquelle entretient un aveuglement sans fin sur la réalité sociopolitique. Dans De l’urgence d’être conservateur, Roger Scruton notait dans ce sens : « La pire erreur en politique est celle de Lénine – l’erreur de détruire les institutions et les procédures qui permettent de reconnaître les erreurs[3]. » Non sans ironie, Scruton lançait aux « belles âmes » de gauche : « Robert Conquest a énoncé un jour les trois lois de la politique et la première affirme que tout homme, dans les sujets qu’il connaît bien, est à droite[4]. »

Mais il faut reconnaître que, dans les extrémismes de droite et de gauche, cette différence psychopolitique et rhétorique s’efface : le manichéisme se banalise et la diabolisation devient la règle commune, ouvrant un espace idéologico-politique régi par la rivalité mimétique des intolérances. La question de fond reste cependant à poser : l’extrême gauche se trompe-t-elle simplement, faute d’informations vérifiées et en raison de divers biais idéologiques, ou bien trompe-t-elle délibérément son public, avec cynisme, en masquant ses arrière-pensées et ses véritables objectifs ?

Comme les communistes depuis la révolution d’Octobre, mais en n’ayant pris le pouvoir médiatique et culturel que dans certains secteurs des démocraties libérales, les wokistes se réclament du parti du bien (justice, égalité, etc.) et font le mal au nom du bien, en criminalisant leurs adversaires et en cherchant à les éliminer par divers moyens, qui varient avec les circonstances. Ils se comportent ainsi comme des ennemis réels du pluralisme, alors même qu’ils professent le culte de la différence, de la diversité, du pluriel. Il faut rappeler que les communistes avaient montré la voie, en expérimentant les modes les plus efficaces d’exclusion, de stigmatisation, d’effacement et de liquidation des contradicteurs et des opposants. On en connaît les principales étapes : diabolisation, campagnes de diffamation et chasses aux sorcières, délation de masse, isolement et marginalisation, persécutions, mort sociale, procès et condamnations, incarcération, extermination physique. Dans le wokisme comme dans le communisme, mutatis mutandis, on rencontre une perversion des grands mots et des nobles idéaux, au service d’une politique de purification ou d’épuration de la population. 

Il faut ajouter au tableau, dans le vertuisme wokiste, l’opposition hyper-morale entre bourreaux et victimes : au nom des droits et de la défense des victimes, tout est possible et tout est permis. Il suffit de désigner les bourreaux, selon les besoins du moment. Dans la culture victimaire, la victimisation permet à n’importe quel groupe humain d’incarner une valeur positive socialement reconnue. Être une victime est une vertu, alors qu’être un « privilégié », notent Bradley Campbell et Jason Manning dans The Rise of Victimhood Culture, relève du vice[5]. Dénoncer le « privilège blanc », c’est accuser les Blancs d’être les bénéficiaires de la « suprématie blanche », ce qui revient à les accuser de « racisme », accusation idéologique la plus criminalisante. Être victime est perçu comme un « statut moral », et ceux qui peuvent s’en prévaloir sont « hissés sur un piédestal[6] ». Pour les militants woke, les bourreaux ne peuvent qu’être blancs et les victimes non-blanches : « Les Noirs par définition ne peuvent jamais être racistes ni les Blancs victimes de racisme[7]. » 

Dans l’imaginaire victimaire, c’est l’identité raciale ou ethno-raciale et l’identité genrée qui définissent le statut de l’individu. Dérivé de la « théorie critique de la race », spécialité universitaire jouant le rôle d’un mode de légitimation, le néo-antiracisme woke redonne ainsi une nouvelle vie au critère de la couleur de peau, en y ajoutant le critère religieux, qui se réduit le plus souvent, dans le discours militant, à l’opposition entre adeptes du judaïsme et du christianisme d’une part, et adeptes de l’islam d’autre part, les premiers stigmatisés pour leur appartenance au monde des dominants, donc des bourreaux, au moins potentiels, les seconds célébrés pour leur appartenance au monde des dominés, donc des victimes, la supposée « religion des faibles » étant en même temps religion des « opprimés » et des « victimes ». C’est cette centration sur les catégories identitaires (race, genre, etc.) qui a conduit Yascha Mounk à baptiser « synthèse identitaire » plutôt que « wokisme » cette nouvelle idéologie aux composantes hétéroclites[8].    

Ce dualisme manichéen simpliste organise les jugements et les engagements des militants wokistes, héritiers de l’idéologie décoloniale. Il permet de transfigurer les actes terroristes perpétrés au nom du jihad en actions héroïques de « résistance » aux dominants, aux oppresseurs, aux « racistes » et au « colonialistes ». C’est ainsi que les islamo-gauchistes des années 2000 se sont transformés insensiblement en gaucho-islamistes, comme s’ils avaient troqué le prophète Marx pour le prophète Mohammed. En témoigne le comportement des diverses mouvances néo-gauchistes (NPA, Parti des indigènes de la République, LFI, Révolution permanente, etc.) qui se sont refusées à condamner les attaques terroristes lancées par le Hamas contre Israël le 7 octobre 2023, voire à simplement les qualifier de « terroristes ». Le Hamas, rappelons-le, qui se définit lui-même comme un « mouvement de résistance islamique ». 

L’un des topoï de la rhétorique néo-gauchiste est la dénonciation des « sociétés prétendument démocratiques[9] » de l’Ouest. Car, pour ces guérilleros disciples des maîtres du soupçon, les nations occidentales qu’ils accusent d’être « dominantes » et « néocoloniales » ne sauraient être vraiment démocratiques. Ce qui laisse entendre qu’il y a dans le « Sud global » des sociétés prétendument illibérales ou autoritaires, que nombre de prétendues autocraties ou dictatures sont aussi légitimes que respectables, et que des « mouvements de résistance » comme le Hamas ou le Hezbollah sont également « prétendument terroristes ».    

Dans le néo-gauchisme wokisé, la « radicalité » fonctionne comme valeur-norme positive et comme donnant son orientation générale à un programme politique d’esprit contestataire ou révolutionnaire. La politologue d’extrême gauche Réjane Sénac[10], spécialiste des études de genre et militante wokiste (mais refusant toute pertinence au concept de wokisme), présente ainsi les résultats de son « enquête » empathique sur les « mobilisations contemporaines contre les injustices » illustrant selon elle le « concept » de « convergence des luttes » :  « Ce qui ressort de cette recherche c’est, d’une part, l’affirmation de la nécessité d’être radical, c’est-à-dire d’avoir une lecture courageuse qui aborde les inégalités à travers leurs causes pour pouvoir les dépasser. Le diagnostic commun est celui de la dénonciation d’un système capitaliste à la fois sexiste, raciste et écocidaire, qu’il est nécessaire de reconnaître comme tel pour agir efficacement[11]. »

Et la politologue engagée d’ajouter, dans le jargon wokiste : « Dans l’articulation entre un “contre” les injustices et un “pour” une société émancipatrice, ce qui est revendiqué ce n’est pas une politique de l’identité, mais une politique de l’égalité pour tou·te·s dans la réhabilitation de la dignité de chacun·e. »  Cette bouillie rhétorique témoigne, d’une façon comique, de la confusion de cette « chercheuse » engagée, déversant les clichés du catéchisme néo-révolutionnaire. Quant au mot « wokisme », il se réfère selon elle, en la masquant, à la condamnable « résistance de celles et ceux qui ne souhaitent pas que le diagnostic des faillites du modèle républicain soit établi ». Il ne s’agirait donc, pour la politologue en lutte contre ce qu’elle pense être l’imposture républicaine, que d’un terme polémique destiné à tromper le public sur ce qu’il est censé désigner.

Pour les nouveaux bien-pensants de la gauche radicale institutionnelle, ceux (et même celles) qui critiquent le wokisme ne peuvent qu’être atteints de cette maladie psychopolitique contagieuse qu’est la « panique morale », moteur passionnel de la redoutable « offensive réactionnaire[12] » qu’ils prétendent décrypter. La notion floue mais suggestive de « panique morale » est l’arme utilisée spontanément désormais par les intellectuels néo-gauchistes pour tenter de disqualifier leurs adversaires politiques ou simplement ceux qui osent critiquer leurs thèses[13].  Les universitaires « woke » y recourent régulièrement, en postulant que le phénomène wokiste n’existe pas réellement et qu’il se réduit à une invention des droites conservatrices, réactionnaires et extrémistes. Dès lors, les intellectuels ou les chercheurs qui osent soumettre à un examen critique le phénomène wokiste sont droitisés, voire extrême-droitisés, donc soupçonnés notamment de « racisme » et surtout d’« islamophobie », dans un contexte où les wokistes, se ralliant à un antisionisme radical islamisé, se transforment en adeptes d’un islamo-wokisme dénonçant la France « réac-publicaine ».

Les adeptes du wokisme ont pour ainsi dire professionnalisé la bonne conscience et les bonnes intentions (antiracisme[14], féminisme, justice sociale, écologisme, cause palestinienne, etc.), ce qui leur donne le sentiment d’une supériorité morale. Ce sentiment les rend sourds aux critiques les mieux fondées et incapables de percevoir la bêtise idéologisée de leurs positions et de leurs convictions. Leurs certitudes bétonnées conduisent souvent ceux qui les dénoncent et les combattent à perdre leur temps en multipliant les articles et les essais visant, par exemple, à réaffirmer l’existence des deux sexes ou à prouver que le Hamas est une organisation islamiste et terroriste. S’il est vrai, en reprenant une suggestion de Sartre, que le « salaud » est celui qui s’est installé dans la bonne conscience, alors tout militant wokiste apparaît comme un « salaud ». 

Face à cette entreprise de diffamation visant les critiques du wokisme, il est temps, en France, de mener une véritable contre-offensive intellectuelle, dans le sillage des travaux publiés ces trois dernières années[15]. Ce qui est sûr, c’est que cette vague déferlante de bonnes intentions polymorphes aux nombreux effets pervers risque de résister aux tentatives de l’endiguer. Car il s’agit d’une mode intellectuelle bénéficiant de multiples canaux de diffusion et de nombreuses sources de légitimation dans les sociétés démocratiques occidentales. Or, comme l’a souligné le penseur jusqu’ici trop méconnu qu’était le prince Philippe, « la mode n’est pas seulement une affaire vestimentaire, elle s’exerce aussi dans le domaine des idées et quand une idée est à la mode, elle est aussi difficile à changer que la longueur des jupes[16] ». Il est probable, comme le suggère Yascha Mounk, que « le débat sur le wokisme va structurer la vie intellectuelle en Amérique du Nord et en Europe pendant les trente prochaines années[17] ». Les influenceurs et les communicants auraient-ils remplacé les guides spirituels et les maîtres à penser ?

[1] « Sir Roger Scruton obituary », The Times, 13 janvier 2020 ; cité par Laetitia Strauch-Bonart, De la France. Ce pays que l’on croyait connaître, Paris, Perrin/Les Presses de la Cité, 2021, pp. 197-198 ; id., « De Trump à Zemmour : les “woke” de droite, ça existe aussi », 7 octobre 2023.

[2] Sur le « salaud » au sens sartrien, voir Jacques Ellul, Métamorphose du bourgeois, Paris, Calmann-Lévy, 1967, pp. 35-42. Sartre n’hésitait pas à affirmer : « De droite, pour moi, ça veut dire salaud ».

[3] Roger Scruton, De l’urgence d’être conservateur. Territoire, coutumes, esthétique, un héritage pour l’avenir [2014], tr. fr. et préface par Laetitia Strauch-Bonart, Paris, Les Éditions du Toucan, 2016, p. 178.

[4] Ibid., p. 20.

[5] Bradley Campbell & Jason Manning, The Rise of Victimhood Culture: Microagressions, Safe Spaces, and the New Culture Wars, New York, Palgrave Macmillan, 2018, p. 22.

[6] Ibid., pp. 23-24.

[7] Ibid., p. 25.

[8] Yascha Mounk, Le Piège de l’identité. Comment une idée progressiste est devenue une idéologie délétère [2023], tr. fr. Benjamin Peylet, Paris, Éditions de l’Observatoire / Humensis, 2023.

[9] Paul B. Preciado, « Si nous ne sommes pas coupables », Libération, 28-29 octobre 2023, p. 21.

[10] Pour un exemple d’approche marquée par l’empathie et la complicité du « chercheur » avec les acteurs faisant partie de son champ d’études, voir Réjane Sénac, Radicales et fluides. Les mobilisations contemporaines, Paris, Presses de Sciences Po, 2021.

[11] Réjane Sénac, « Le débat sur le wokisme sert à éviter de parler des inégalités et de leurs causes » (propos recueillis par Nastasia Hadjadji), L’ADN, 3 décembre 2021.

[12] Voir par exemple Alex Mahoudeau, La Panique woke. Anatomie d’une offensive réactionnaire, Paris, Textuel, 2022.

[13] Francis Dupuis-Déri, Panique à l’université. Rectitude politique, wokes et autres menaces imaginaires, Montréal, Lux Éditeur, 2022.

[14] Pour une analyse critique du néo-antiracisme, voir Pierre-André Taguieff, L’Antiracisme devenu fou. Le « racisme systémique » et autres fables, Paris, Hermann, 2021 ; Douglas Murray, Abattre l’Occident. Comment l’antiracisme est devenu une arme de destruction massive [2022], tr. fr. Julien Funnaro, Paris, Les Éditions du Toucan/L’Artilleur, 2022.   

[15] Pierre-André Taguieff, L’Imposture postcoloniale. Science imaginaire et pseudo-antiracisme, Paris, Éditions de l’Observatoire, 2020 ; Jean-François Braunstein, La Religion woke, Paris, Grasset, 2022 ; Nathalie Heinich, Le Wolkisme serait-il un totalitarisme ?, Paris, Albin  Michel, 2023 ; Pierre Valentin, Comprendre la révolution woke, Paris, Gallimard, 2023. 

[16] Cité par Anne Toulouse, Wokisme. La France sera-t-elle contaminée ?, Monaco, Éditions du Rocher, 2022, p. 194.

[17] Yascha Mounk, « Le wokisme va structurer la vie intellectuelle occidentale des trente prochaines années » (propos recueillis par Thomas Mahler et Laetitia Strauch-Bonart), 2 novembre 2023.