Petite sociologie des conversions edit

Les chiffres inédits du nombre des adultes (10384) et des jeunes gens (7400 adolescents de 11 à 17 ans) ayant été baptisés dans le catholicisme au cours de la nuit de Pâques 2025 ont surpris et ils ont été beaucoup commentés : la presse a volontiers relayé l’enthousiasme de prêtres et d’évêques prompts à lire cette nouvelle comme le signe inespéré d’un renouveau catholique en France. Certes, on peut comprendre que l’annonce de cette vague d’adhésions volontaires ait mis quelque baume au cœur d’un clergé confronté depuis des années, dans tous les diocèses, à l’effondrement continu des observances. Personne ne peut évidemment imaginer que cette embellie vienne compenser l’effondrement du nombre des baptêmes d’enfants, qui ne concernent plus en France que moins de 25% des naissances, contre 85% en 1960 et 70% en 1970. Mais la montée du nombre des convertis – en agrégeant sous ce chef les individus qui changent de religion, les individus nés dans des familles de tradition catholique mais n’ayant reçu aucune socialisation religieuse, et les « sans religion » qui choisissent d’entrer dans l’Église romaine – n’en constitue pas moins un fait qui mérite d’être interrogé.
Sans se précipiter d’en conclure, comme cela a été parfois le cas, qu’il apporterait par lui-même un démenti ultime à l’hypothèse de la « sécularisation » inéluctable des sociétés occidentales. Outre que celle-ci a cessé depuis longtemps d’être confondue avec un effacement sans reste de la religion sous les coups conjugués de l’avancée de la rationalité technologique et de l’affirmation de l’individu autonome, on peut considérer au contraire que la poussée des conversions (qui ne concerne pas le seul catholicisme) constitue une dimension typique des recompositions de la scène religieuse en modernité avancée.
Si la montée du nombre des convertis au catholicisme a été notable en 2025, le phénomène n’est pas entièrement nouveau. Au tournant des années 80-90, on soulignait déjà un frémissement significatif du nombre des catéchumènes recensés par le Service national du catéchuménat En 1976, on comptait 890 adultes se préparant au baptême en France. Ils étaient 11 127 en 1996, avec une augmentation moyenne de 12% enregistrée chaque année depuis 1993. Le nombre des catéchumènes ne doit évidemment pas être confondu avec celui des baptêmes, d’une part parce qu’il embrasse tous les participants à un parcours de formation qui dure en moyenne deux ans, et d’autre part parce que ce parcours ne conduit pas systématiquement à la réception du sacrement. Mais cette progression disait déjà quelque chose de la place montante de la figure du converti dans l’ordinaire de la vie des communautés paroissiales, invitées à entourer ces nouveaux croyants, et à les accueillir comme un « don » et un « signe » pour l’Église.
Pourtant, jusqu’au début des années 1960, lorsque le pédo-baptême quasi-généralisé incorporait dans la lignée catholique l’immense majorité des nourrissons, les candidats adultes au baptême étaient reçus avec une certaine circonspection et un peu de méfiance dans des communautés de « vieux chrétiens » où leur trajectoire s’affichait davantage comme un raté de la transmission « naturelle », c’est-à-dire familiale, de l’identité catholique que comme un signe de l’attraction préservée ou renouvelée d’une religion qui, à l’époque, parlait encore – au moins un peu - à tout le monde. Le fait marginal des conversions n’intéressait pas davantage une sociologie du catholicisme préoccupée avant tout par la mesure du déclin de l’institution.
L’explosion d’un christianisme de conversion proliférant en terrain protestant évangélique à partir de la fin des années 1960 a réorganisé les lignes d’analyse de la modernité religieuse, y compris en terrain catholique. On mit en avant la logique d’individualisation, tendanciellement favorable, à l’échelle des familles et de la société toute entière, à la disqualification d’un héritage catholique transmis de génération en génération. On s’intéressa au converti comme à une figure typique du croyant autonome, endossant par choix son appartenance à la lignée catholique. On s’attacha – par-delà la stéréotypie du genre littéraire des récits de conversion – à ce que ces constructions narratives de soi-même témoignant toujours de la force réparatrice de la foi dans des parcours de vie souvent chaotiques, donnaient à entendre d’un besoin massif de conjurer l’incertitude du monde, de « donner un sens » à l’idéal épuisant d’accomplissement personnel prescrit par la culture contemporaine de la performance, et de répondre à un pressant besoin d’émotion collective et d’insertion communautaire.[1]
L’enquête commandée par le journal La Croix[2] sur les motivations actuelles des catéchumènes demandant le baptême – seule véritable enquête disponible à ce jour – montre une grande continuité entre le déclenchement des trajectoires des conversions d’aujourd’hui et de celles des années 1980-1990 : il s’agit toujours, et avant tout, de donner un sens à son existence, de trouver la consolation dans les épreuves de la vie et de rejoindre, dans un monde perçu comme menaçant, une famille d’élection accueillante et bienveillante. Même continuité en ce qui concerne la place des rencontres personnelles, décisives dans la découverte de la foi chrétienne, ou encore l’intensité de l’expérience intime à laquelle donne lieu l’entrée en communauté.
Le sentiment de la transcendance ressenti en découvrant des hauts lieux chrétiens était présent à la marge, comme un tournant crucial de leur expérience, chez les convertis des années 1980-1990. Il était spécifiquement propre alors à des individus dotés d’un capital culturel élevé exprimant – dans la ligne des conversions d’intellectuels et d’artistes au tournant des XIXe-XXe siècles[3] – leur sensibilité à la dimension esthétique du patrimoine chrétien et leur protestation contre l’aridité spirituelle du monde contemporain. Elle est plus fréquemment invoquée aujourd’hui, en lien probable avec la diffusion d’une conscience patrimoniale, associée à un destin national (« les racines chrétiennes de la France »), auquel « l’effet Notre-Dame » a puissamment contribué.
Des prêtres et des laïcs en charge des catéchumènes soulignent néanmoins une différence sensible entre les deux générations : les nouveaux catholiques d’aujourd’hui – surtout les plus jeunes – expriment plus couramment que leurs aînés la demande d’être initiés aux règles pratiques d’une vie croyante « conforme », tant dans le domaine liturgique et dévotionnel que dans le domaine moral. Cette tendance s’est manifestée notamment à l’occasion du carême. Des prêtres ont évoqué leur surprise et leur perplexité lorsque certains de ces nouveaux catholiques – convertis ou recommençants – se sont enquis auprès d’eux, avec un grand souci « d’être bien en règle », des obligations qui leur incombaient en matière de jeûne, de prières obligatoires, de tenue vestimentaire, et même de pratique sexuelle pendant ces quarante jours. On a vu immédiatement dans ce légalisme surprenant quelque chose d’une compétition ascétique et identitaire avec les jeunes musulmans pratiquants concernés au même moment par le ramadan. Ce rapprochement fait songer à l’évocation récurrente de la « contamination évangélique » qui avait cours pour rendre compte de l’émotionnalisme spirituel des convertis des années 1980. Ces jeux d’influence existent et il n’est pas douteux qu’une forme de rivalité mimétique avec l’islam a une part dans le désir de ces jeunes croyants – dont la culture religieuse est, au mieux, embryonnaire, et le plus souvent inexistante – de manifester leur toute fraîche affiliation religieuse à travers des expressions objectives et validées de leur affiliation catholique. Et ceci d’autant plus que les « influenceurs » du net auprès desquels ils ont souvent trouvé la matière première de leur adhésion les y encouragent fortement.
Mais ce goût pour une piété ritualisée et une pratique ostensible est également le fait de jeunes catholiques dits « observants » intensément socialisés dans leur religion depuis leur petite enfance, à travers la famille, l’école catholique et le scoutisme. En reproduisant des gestes, des postures et des pratiques auxquels ils prêtent la vertu de signifier la continuité visible de la Tradition, ils visent la démonstration publique d’une appartenance confessionnelle dont ils sont très conscients qu’elle concerne une part très limitée de leur classe d’âge. Loin de signifier le retour en grâce d’un idéal de chrétienté dans la société française contemporaine, la recherche d’une ritualité virtuose qui diffuse chez les jeunes peut être lue au contraire comme l’expression paradoxale d’une condition minoritaire qu’ils ont pleinement intégrée.
Vous avez apprécié cet article ?
Soutenez Telos en faisant un don
(et bénéficiez d'une réduction d'impôts de 66%)
[1] Danièle Hervieu-Léger, Le Pèlerin et le converti. La religion en mouvement, Paris, Flammarion, 1999.
[2] La Croix, 17 avril 2025.
[3] Frédéric Gugelot, La Conversion des intellectuels au catholicisme en France (1885-1935), Paris, CNRS Éditions, 1998.