Que s’est-il passé à Istanbul ? edit

20 mai 2025

L’échec du lancement des négociations entre la Russie et l’Ukraine ne peut étonner que ceux et celles qui n’ont pas compris ou pas voulu comprendre les objectifs initiaux et inchangés de Vladimir Poutine. Les acteurs politiques, eux, savaient parfaitement que cette tentative n’avait rien à voir avec l’ouverture de véritables négociations, mis à part Donald Trump lui-même dont il est toujours très difficile de comprendre ce qu’est son appréhension de la réalité.

Les enjeux de ce simulacre de rencontre étaient tout autres. Pour Volodymyr Zelensky et les dirigeants européens, qui ne pouvaient pas ne pas savoir que Vladimir Poutine ne se rendrait pas à Istanbul, il s’agissait de convaincre Donald Trump que le dictateur russe ne négocierait jamais avec le pouvoir actuel en Ukraine et qu’il fallait donc poursuivre l’aide à ce pays. Le déroulement de la rencontre entre Russes et Ukrainiens a montré que le désir de Poutine de ne pas rompre totalement le fil avec Trump ne pesait pas lourd si la condition pour le satisfaire était d’engager de véritables négociations avec Zelensky. Au moins, désormais les choses sont claires. Il n’y aura pas de négociations entre la Russie et l’Ukraine, Poutine ayant mis des conditions inacceptables par Kyiv, et donc pas de trêve. Vladimir Medinski, conseiller présidentiel russe et négociateur en chef, a ainsi déclaré : « Nous ne voulons pas la guerre, mais nous sommes prêts à nous battre pendant un, deux, trois ans, aussi longtemps que nécessaire. Nous avons combattu contre la Suède pendant vingt-et-un ans [sous le règne du tsar Pierre Ier le Grand]. Peut-être que quelqu’un à cette table perdra encore plus d’êtres chers. La Russie est prête à se battre pour toujours. » Pour les Russes, il n’existe qu’une seule option pour le pouvoir ukrainien, la capitulation sans conditions. La guerre va donc durer.

L’attitude de Poutine et de ses sbires face à Zelensky nous montre à quel point la liquidation du régime ukrainien est centrale dans leur stratégie internationale. Ils considèrent que l’existence de ce régime constitue pour la Russie une menace existentielle, car l’Ukraine fait partie des « terres russes ». Le régime ukrainien actuel est la pointe avancée de l’agression occidentale contre la Russie. Le soutien occidental à l’Ukraine en est la preuve. La Russie, menacée, est en guerre contre l’Occident, une guerre défensive. Dans la vision paranoïaque de ses dirigeants cet Occident est un ennemi mortel. Il ne s’agit pas seulement d’un conflit à propos des territoires mais plus largement d’une guerre de civilisation. L’Occident est décidé à liquider la civilisation russe.  

C’est ce que montre Françoise Thom dans son remarquable ouvrage Poutine ou l’obsession de la puissance (Litos, 2022) : « Les adeptes russes de la géopolitique sont persuadés que l’URSS a implosé parce que Moscou n’avait pas réussi à installer son contrôle sur le Rimland du continent, c’est-à-dire sur les pays ouest-européens. L’idée d’une Russie-civilisation débouche sur celle de l’inévitable conflit géopolitique avec l’Occident. » Elle cite à l’appui de cette idée le sociologue russe Alexandre Bovdunov (on notera le vocabulaire employé) : « Le solution finale d’un conflit civilisationnel ne peut être que l’anéantissement de l’une des parties. Notre but est donc d’anéantir l’Occident sous sa forme civilisationnelle actuelle. Par conséquent lorsque nous utilisons des réseaux déjà existants, nous devons donner la priorité à ceux qui visent d’une manière ou d’une autre à la destruction de l’identité civilisationnelle de l’Europe d’aujourd’hui » (pp.157-158).

La haine de l’Occident est donc chez les dirigeants russes solide et inextinguible. Elle se concentre tout particulièrement sur la personne de Zelensky, les injures qu’ils lui adressent et le mépris qu’ils lui témoignent trahissant une véritable envie de meurtre. Il suffit de citer Sergueï Lavrov, le ministre des Affaires étrangères russe, qui vient de le traiter d’« homme pathétique » lorsqu’il a exigé que Vladimir Poutine soit présent à Istanbul ou la porte-parole de la diplomatie russe, Maria Zakharova, qui, Zelensky, ayant qualifié de pure façade la délégation russe, s’est interrogée ainsi : « Qui utilise le mot «pure façade» ? Un clown, un raté, une personne sans aucune formation. Mais qui est-il ? » Il est vrai qu’il n’a pas la formation probablement considérée sans doute par elle comme la meilleure, celle d’agent du KGB. Avant l’ouverture de la réunion, elle déclarait : « Cela fait bientôt vingt-quatre heures que notre délégation est là. Nos négociateurs attendent que le clown Zelensky ait fini de parler, que les hallucinogènes le libèrent et qu’il permette les négociations qu’il a empêchées pendant trois ans. » (La propagande russe présente inlassablement Zelensky comme un drogué.)

Poutine s’est convaincu qu’il pouvait gagner cette guerre. Rencontrant de graves difficultés pour élargir son occupation des territoires ukrainiens, il compte de plus en plus sur une politique de terreur consistant à cibler systématiquement et continument la population civile ukrainienne… que par ailleurs il considère comme une composante de la nation russe. Cette guerre est en réalité la guerre de Poutine et il a mis la barre si haut que seule la capitulation des Ukrainiens peut lui éviter de voir à terme son pouvoir mis en danger. En militarisant la société russe, il s’apprête à une guerre longue où il peut se permettre d’utiliser sa propre population comme de la chair à canon dans la mesure où la vie de ses soldats l’indiffère totalement. La guerre sera donc de plus en plus meurtrière et nul aujourd’hui ne peut affirmer qu’il ne la gagnera pas. On comprend donc pourquoi la rencontre d’Istanbul ne pouvait être qu’un simulacre. La présence de Poutine n’aurait pu qu’apparaître comme un grave échec puisqu’il ne reconnaît ni le régime ukrainien, né selon lui d’un coup d’État, ni Zelensky, son leader totalement illégitime. On peut donc avancer sans grand risque de se tromper que l’échec d’Istanbul marque la fin des tentatives pour lancer de véritables négociations.

Comme nous l’avons dit le véritable enjeu de la rencontre d’Istanbul pour Zelensky et les dirigeants européens concernait non pas Poutine mais Trump. Il s’agissait de mettre le président américain en situation de reconnaître clairement que toute tentative de négocier avec Poutine était vouée à l’échec. Le problème est que l’échec d’Istanbul signe le sien propre, compte-tenu de son engagement résolu d’arrêter la guerre par ces négociations. Certes, cette prise de conscience était nécessaire pour amener à une réorientation de la stratégie trumpienne, si stratégie il y a. Mais comment le président américain réagira-t-il à cet échec personnel ? Il peut soit se désengager en cessant son soutien à l’Ukraine soit rallier le camp occidental en redoublant son aide à celle-ci. Zelensky et les Européens ont marqué un point en faisant apparaître l’entière responsabilité de Poutine dans cet échec et la fin des espoirs de négociations. Mais pour autant, la question centrale de l’aide à l’Ukraine reste pendante. Si Trump se désengage, les Européens devront réexaminer l’ampleur de leur aide et se reposer la question d’une participation plus directe au conflit. Le premier acte du drame ukrainien s’achève mais le second ne s’ouvre pas sous de meilleurs auspices. L’incertitude ne fait même que s’accroître.