Insultes en politique: une désinformation émotionnelle edit

L’une des questions les plus surprenantes dans le discours politique actuel est le recours croissant aux insultes par certains dirigeants. Bien que l’insulte comporte une composante subjective qui peut soulever des doutes (une personne peut par exemple se sentir insultée par un qualificatif qu’une autre considérera comme une simple description de la réalité), il est évident que les insultes reconnaissables par tous, c’est-à-dire les insultes-mots, se diffusent dans tous les domaines du discours politique. Ce phénomène n’est pas nouveau en soi, et même la tradition parlementaire, plus formelle que d’autres contextes, offre des exemples clairs de recours à l’insulte dès le XIXe siècle, même si le lexique peut nous sembler aujourd’hui éloigné, fleuri ou désuet.
Qu’y a-t-il donc de si surprenant ? L’une des caractéristiques les plus marquantes est peut-être l’expressivité négative qu’implique l’appartenance de ces injures au cadre plus large du discours de haine, un ensemble compact qui dépasse l’insulte occasionnelle d’autrefois. En ce sens, le discours de haine apparaît comme la dimension affective de la désinformation, par opposition à la dimension rationnelle que supposent les mensonges et les rumeurs. Dans ce discours, l’animosité colérique phagocyte la raison argumentée de la politique. Et étant donné la prédilection de la rhétorique populiste pour les schémas narratifs — fragmentant le « nous » politique en « moi » (le leader sauveur) et « vous » (le peuple victime) —, insulter un leader d’un autre parti permet d’activer les clichés conspirationnistes pour centrer le discours sur un coupable évident, devenu presque un « joker » face à tous les maux possibles. Cette tendance correspond également à une époque où les politiciens parlent davantage d’eux-mêmes que du bien commun.
Dans cette dimension expressive négative, l’acte d’insulter reflète, d’une part, le manque d’arguments, une rupture du dialogue délibératif due parfois à l’incompétence discursive ; nous dirions que l’insulte dans la sphère publique cache toujours une incapacité. D’autre part, cette dimension expressive suppose quelque chose de différent de la liberté d’expression dont se réclament ses auteurs, car elle ajoute à l’acte de parler une action agressive, une attaque ; insulter n’est jamais seulement s’exprimer. N’ayant rien d’autre à dire, l’insulteur brise le jeu et transforme le discours en un levier d’activation des émotions, qu’elles soient de nature morale (l’ethos qui vise à introniser l’émetteur) ou sentimentale (le pathos qui tente d’émouvoir le récepteur) ; simultanément, celui qui insulte traite le contenu rationnel comme un simple accessoire, ou bien l’élimine complètement par des insultes vides proches de l’interjection, du cri. Parmi les types identifiés par l’analyse du discours, les insultes identitaires, les insultes par projection (un parti qui bloque le renouvellement du pouvoir judiciaire traite un autre parti d’anticonstitutionnel) et les insultes délégitimantes (en Espagne, traiter d’okupa le président démocratiquement élu) sont les plus fréquentes dans notre environnement récent ; c’est-à-dire celles qui semblent les plus rentables dans ce que Gérald Bronner appelle le marché cognitif de la sphère politique.
Deuxièmement, les insultes politiques se caractérisent par leur asymétrie idéologique, ce qui nous oblige à utiliser avec prudence le terme de polarisation, car dans l’introduction de l’émotivité négative, l’un des pôles tend la corde beaucoup plus souvent et plus intensément que l’autre. En Espagne, ce sont les discours de droite qui monopolisent ce type d’activité verbale, et il s’agit d’un domaine dans lequel les conservateurs classiques rivalisent — avec emphase — avec l’extrême droite, au point qu’un parti théoriquement ancré au centre-droit peut transformer certaines insultes contre un président démocratiquement élu en quelque chose qui s’apparente à une image de marque. Ces insultes ne se contentent pas de remplacer un autre type de discours véritablement politique, elles empêchent également son développement.
Dans cette même veine, le troisième élément important est la diffusion médiatique dont bénéficie le discours insultant. Ces dirigeants savent parfaitement que plus leur insulte est virulente, plus elle sera relayée par la presse et la télévision, qui se contentent souvent de se faire l’écho de la (présumée) nouvelle selon laquelle telle personne a dit telle chose, sans autre commentaire. Ensuite, le passage des médias aux réseaux sociaux et à la messagerie instantanée illustre la facilité avec laquelle les contenus négatifs peuvent devenir viraux. Ainsi, la visibilité publique des dirigeants qui insultent et attaquent augmente considérablement pour des raisons qui n’ont rien à voir avec leur idéologie et, surtout, avec leurs propositions et leurs décisions politiques, dont on ne parle pas autant. Il ne fait aucun doute que la couverture médiatique des populismes réactionnaires représente un énorme défi pour les démocraties, en particulier à un moment où ils déclarent sans aucune inhibition leur intention de s’emparer des institutions et de renverser par tous les moyens des gouvernements démocratiquement élus. Mais comme l’écosystème communicationnel actuel réagit davantage à la surprise (le clash de Christian Salmon) qu’à la rationalité, le circuit de l’attention continue de récompenser les insultes et les propos excessifs. Les ressources hyperboliques et sensationnalistes auxquelles recourt la presse pour attirer les visiteurs sur son site web — compte tenu de son infériorité par rapport aux pamphlets numériques gratuits — expliquent en partie pourquoi cette couverture n’est pas toujours responsable.
Enfin, un quatrième facteur déterminant de l’insulte politique actuelle concerne sa relation avec les citoyens. Et ce, dans deux sens. D’une part, même si nous avons tendance à penser à des dirigeants qui insultent d’autres dirigeants, il est également important de noter que, parfois, certains dirigeants insultent (une partie) des citoyens, par exemple lors d’une manifestation contre certaines lois ou à la suite d’un résultat électoral. Dans ces cas, l’insulte et la disqualification évitent aux politiciens de se demander pourquoi les préférences politiques de la population qu’ils insultent sont ce qu’elles sont. Dans leur version la plus radicale, et en restant dans le contexte espagnol où c’est la droite qui a recours à ces tactiques, ces insultes conduisent à la déshumanisation de populations entières, qu’il s’agisse des habitants de Gaza, des immigrants qui sont arrivés ou tentent d’arriver en Europe et aux États-Unis, ou des mineurs étrangers non accompagnés. Et bien que nous fassions référence ici à l’insulte lexicale, véhiculée par certains mots, il convient de noter que le discours politique peut également offenser les citoyens par d’autres types de messages, voire par le silence résultant d’une absence éloquente ou de conférences de presse sans questions. Dans un autre sens, il convient également de souligner que, tandis que certains secteurs de l’électorat rejettent le discours insultant, d’autres sont non seulement prêts à accepter que leurs représentants injurient et attisent les passions, mais ils les applaudissent et les soutiennent, allant même jusqu’à consacrer du temps et de l’énergie à répéter des imprécations contre un dirigeant comme s’il s’agissait d’un slogan idéologique. L’asymétrie dans la diffusion des insultes correspond à une asymétrie dans leur réception et leur tolérance.
En définitive, l’insulte politique révèle avant tout l’incapacité à argumenter rationnellement sur le bien commun. De plus, sa dimension affective facilite l’instauration d’une négativité émotionnelle qui favorise à la fois la méfiance des citoyens et la réponse mimétique d’une partie de l’électorat, tandis que sa dimension transgressive offre aux auteurs des insultes une énorme visibilité médiatique pour des raisons étrangères à la politique. Pour ces raisons, l’insulte constitue à la fois un outil électoral et un déni de la politique.
La version espagnole de cet article est publiée par notre partenaire Agenda pública.
Vous avez apprécié cet article ?
Soutenez Telos en faisant un don
(et bénéficiez d'une réduction d'impôts de 66%)