L’énigme portugaise edit
2017 aura été l’année du remarquable rétablissement portugais. Elle commence avec la sortie de la procédure pour déficit excessif menée par la Commission Européenne. Elle se poursuit par la hausse sensible du rating de la dette souveraine accordée par S&P et un retour dans les meilleures conditions sur les marchés. Elle se termine par une croissance à 2,6%, une baisse de la dette publique, un taux de déficit des finances publiques à 1,7% et un taux de chômage à 8,5%.
Mieux encore, cette performance est intervenue sous un gouvernement d’alliance gauche-extrême gauche élu sur un programme de dénonciation des diktats de Bruxelles en matière de politiques d’austérité et de réformes structurelles dérégulatrices. Les alliés de M. Costa ne réclamaient rien de moins que la répudiation de la dette, la sortie de l’euro et de l’Otan et la renationalisation de pans entiers de l’économie portugaise.
S’il fallait un symbole à cet alliage improbable de radicalisme politique et de performance économique, il faudrait le chercher chez Mario Centeno, le ministre des Finances qui a porté, du moins en paroles, le plan de rupture avec la logique austéritaire bruxelloise et qui vient d’être porté à la tête de l’Eurogroupe !
Une telle performance a été saluée par les défenseurs allemands de l’orthodoxie budgétaire et par les champions des plans d’ajustement structurel. Elle l’a été aussi paradoxalement par les contempteurs des politiques d’austérité et les défenseurs des politiques domestiques de relance.
Que s’est il donc passé entre 2011, date à laquelle le Portugal prétend d’abord échapper à la crise en se démarquant de la Grèce et de l’Irlande avant de négocier un plan de sauvetage de 78 milliards d’euros, et aujourd’hui ?
1995-2008 : croissance et dette
Pour répondre à cette question et faire le partage entre les interprétations concurrentes des adversaires et des soutiens des stratégies européennes de sortie de crise, il faut combiner l’approche courte, celle du regain européen de 2016/17 et l’approche longue, celle qui court de 1995 à nos jours[1]. C’est à cette date marquée par l’anticipation de l’entrée du Portugal dans la zone euro que démarre, selon Olivier Blanchard, un cycle qui voit alterner le boom de 1995-2001, la chute de 2002-2007 qu’il attribue à un épuisement du cycle de l’investissement et de la consommation favorisé par les faibles taux, les deux crises de 2008-2013 qui révèlent le caractère insoutenable d’une dépense publique financée par la croissance de la dette et la timide reprise de 2014-2021 suite à de profondes réformes et à une dévaluation intérieure. On notera que l’arrivée au pouvoir du gouvernement Costa en octobre 2015 ne constitue en rien une césure.
Revenons plus en détail sur cette séquence et notamment sur les épisodes les plus récents qui voient la Troika prescrire une thérapie de choc mise en œuvre avec discipline par le gouvernement.
La promesse de l’euro, comme anticipé, a littéralement effondré les taux d’intérêts nominaux et réels payés par les Portugais. L’anticipation commune était que ces flux de capitaux qui se déversaient du Nord au Sud devaient accélérer le rattrapage portugais, améliorer la productivité, accroître les exportations et placer le Portugal sur une trajectoire de convergence avec les pays européens les plus avancés. Ce n’est pas le scénario qui s’est réalisé : c’est la consommation qui s’est envolée entrainant dans la foulée les importations. Ce n’est pas la productivité qui s’est améliorée mais les salaires qui ont grimpé détériorant ainsi la compétitivité. Résultat : le déficit de balance courante est passé de -0,2% en 1995 à -10,4% en 2001 et la dette des ménages est passée de 52 à 118% du revenu disponible.
Le retournement de 2002 marque la fin du cycle de rattrapage de la consommation de biens durables financée par une dette à coûts décroissants compte tenu de l’effet euro. Le gouvernement prend le relais de la dépense en laissant filer le déficit et croître la dette publique. Sur sa lancée la dette privée continue de croître dans sa composante ménages comme dans sa composante entreprises : un PIB qui se contracte et une dette qui continue à progresser provoquent l’envolée du ratio dettes/PIB. Le déficit de la balance courante aurait dû se réduire dans un tel contexte mais ce ne fut pas le cas à cause de la hausse des coûts salariaux unitaires et d’une médiocre spécialisation.
2008-2018 : crise et reprise
Les crises de 2008 et de 2010 vont affecter gravement un Portugal déjà en situation de déséquilibre. La hausse continue des déficits budgétaires et des dettes publiques et privées, l’envolée du déficit de balance courante, l’arrêt brutal des flux de capitaux du Nord au Sud, la crise du crédit, vont brusquement fermer au Portugal l’accès aux marchés financiers. Le Portugal devra demander de l’aide à l’UE et au FMI et accepter un plan Troika d’une grande brutalité. Contraction violente de la demande publique, baisse des pensions, des salaires, réformes du marché des biens, du marché du travail, réforme fiscale, réforme des entreprises publiques… le déficit au sens de Maastricht va passer de 9,8% du PIB à un excédent de 2,3% en 2013 et la dette publique s’envoler à 129% du Pib (les 2/3 de l’effort ont porté sur des baisses de dépenses et 1/3 sur une augmentation des impôts). L’effondrement de la demande intérieure et l’amélioration de la compétitivité coûts libèrent un potentiel à l’exportation.
À compter de 2014 la croissance repart, le chômage est orienté à la baisse, la balance courante se stabilise à l’équilibre. L’arrivée au pouvoir d’un gouvernement gauche-extrême gauche dans ce contexte ne va pas se traduire par une répudiation des politiques d’extrême austérité menées depuis 2011 (taux de chômage à 17% au plus haut) mais par un relâchement modéré des contraintes pesant sur la demande intérieure (consommation +2,2% en 2017). En fait le gouvernement va se contenter d’augmenter le salaire minimum et les petites retraites sans revenir sur les coupes et les réformes faites. La reprise de la croissance dans la zone euro contribue au redémarrage du Portugal et à l’atteinte de son double objectif de maintien de la discipline budgétaire (1,7% de déficit/PIB en 2017) et d’accompagnement de la reprise. La transformation du Portugal est mitigée, les indices de libéralisation des marchés des biens et services et du travail s’améliorent, l’indice le plus marquant de l’extraversion réussie est le ratio export/PIB qui passe de 20% du PIB en 1981 à 42% en 2017. Mais la revendication du gouvernement actuel d’une croissance tirée par la seule demande intérieure bute sur les maigres gains de productivité, sur la crise bancaire larvée avec des taux de prêts non performants toujours très élevés, sur la faiblesse des investissements et le poids des dettes publiques et privées.
Les leçons portugaises
Quelles leçons retenir du redressement portugais après l’ajustement brutal consécutif au plan Troika ? D’abord qu’en union monétaire, quand l’ajustement par la dévaluation est exclu et que la restructuration de la dette l’est aussi, la dévaluation intérieure s’impose et elle est brutale, ce qui passe par un cycle de contraction de la croissance, d’effondrement de la demande intérieure et d’envolée du chômage. De ce point de vue l’alliance gauche-extrême gauche a bénéficié du travail fait par le précédent gouvernement, qui avait administré une thérapie de choc au pays. La combinaison d’une compétitivité retrouvée, d’une légère stimulation de la demande et d’une rigueur budgétaire maintenue dans un contexte de reprise européenne et mondiale a permis l’embellie de 2017.
Ensuite que l’arrêt brutal des flux de capitaux au sein d’une union monétaire doit conduire le pays bénéficiaire à en limiter l’importance faute de quoi il s’expose à ses effets délétères. La dévaluation intérieure réussie a permis la relance des exportations, la maitrise de la balance courante et donc un moindre besoin de financements extérieurs. D’autant qu’une excellente saison touristique a facilité l’amélioration de la balance courante.
Enfin que la brutalité des mesures prises et la sous-estimation par le FMI et l’UE des effets de la contraction minent leur crédibilité et ouvrent la voie à la contestation des plans Troika. Le programme radical des alliés de la gauche en 2015 est autant une réaction à la violence du plan d’ajustement structurel négocié avec la Troika que l’expression du radicalisme des communistes et du bloc de gauche.
Au total, la contraction de la dépense publique et les réformes structurelles ont eu cette triple vertu d’améliorer la solvabilité du pays, de restaurer l’équilibre externe et d’éliminer certains obstacles à la croissance. C’est ainsi que la performance portugaise peut être saluée autant par les tenants de la rigueur que par les critiques des politiques austéritaires.
Mais ce n’est pas dans la seule relation Troika-Portugal qu’il faut apprécier les résultats, la dynamique politique interne du pays bénéficiaire compte aussi. Le choc subi par la population portugaise et la bataille électorale de 2015 nourrie par un rejet du plan Troika et la volonté de revenir en arrière de la coalition de gauche, n’ont abouti qu’à des mesures limitées et finalement au respect de la contrainte de finances publiques. Une fois de plus, on ne peut pas vivre au-dessus de ses moyens et faire appel à l’UE quand les marchés se ferment, l’acceptation des conditions posées par les créanciers est inévitable même si les peuples ne veulent pas en entendre parler : la souveraineté limitée du pays en difficulté trouve ainsi à s’illustrer.
Comme le rappelle Olivier Blanchard, il y a toutefois un coût à cette stratégie, lorsque la priorité économique est donnée à la reprise salariale et aux dépenses de redistribution, c’est l’investissement et les dépenses pour préparer l’avenir qui souffrent. Or le Portugal a un problème de capital humain, de spécialisation et d’innovation : il ne peut différer à l’infini ces dépenses-là.
L’ancrage européen du Portugal aura été vertueux. La reprise actuelle, tirée par les exportations vers l’UE, l’action de la BCE, la vertu retrouvée de la dette portugaise et la qualité de la gouvernance… tout contribue à une reprise durable et à une transformation progressive de l’économie portugaise.
[1] PIIE 17-8 Boom, Slump, Sudden stops, Recovery and Policy Options : Portugal and the Euro, Olivier Blanchard and Pedro Portugal, July 2017.
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