Le grand réalignement transatlantique edit

16 juin 2021

L’élection de Joe Biden a tourné la page Trump. Alors que son prédécesseur critiquait l’OTAN et menaçait de s’en retirer, le nouveau président américain réactive le lien transatlantique. Invitation de Tony Blinken au Conseil affaires étrangères et de Joe Biden au Conseil européen. Invitation de Jens Stoltenberg, secrétaire général de l’OTAN, au Conseil affaires étrangères et à la Commission européenne. Participation de Josep Borrell et de Stefano Sannino, respectivement chef et secrétaire général du service diplomatique européen, au Conseil atlantique. En attendant le sommet de l’OTAN et le sommet UE/Etats-Unis, le dernier semestre a déjà marqué les grandes retrouvailles transatlantiques.

Le monde selon Biden s’annonce beaucoup plus clair que le monde selon Obama ou le monde selon Trump. Clarté idéologique : le camp de la démocratie libérale contre le camp des régimes autoritaires (les Américains préparant un sommet des démocraties). Clarté géopolitique : les Etats-Unis s’acheminent vers une nouvelle guerre froide avec la Chine pour l’empêcher d’accéder à la prééminence mondiale, suivant la logique du « piège de Thucydide », sans qu’il n’y ait là aucune différence entre l’administration Biden et l’administration Trump. Clarté diplomatique enfin : les Etats-Unis structurent leurs alliances à la fois en Europe contre la Russie (c’est le rôle de l’OTAN), et en Asie contre la Chine (c’est le rôle du format Quad associant les Etats-Unis, le Japon, l’Inde et l’Australie ; ce format lancé informellement en 2007 a tenu sa première réunion ministérielle à la fin de l’administration Trump et son premier sommet au début de l’administration Biden).

En Europe, la relation entre les Occidentaux et la Russie n’a cessé de se tendre depuis l’accession de Vladimir Poutine au pouvoir, mais c’est surtout la crise ukrainienne en 2014 qui a provoqué la rupture avec l’imposition de sanctions occidentales contre Moscou suite à l’annexion de la Crimée et à l’insurrection du Donbass. En conséquence, l’UE et l’OTAN ont adopté deux déclarations en 2014 pour 2016 pour développer leur coopération. Bien que l’Europe ait fait avancer sa politique de sécurité et de défense commune depuis 2013 par diverses initiatives, la réalité est que l’OTAN a confirmé sa prééminence pour garantir la défense de l’Europe, notamment en organisant une présence renforcée pour protéger les Etats baltes et la Pologne contre la Russie. Les Européens semblent d’ailleurs avoir mis en sourdine leur revendication d’ « autonomie stratégique » depuis l’élection de Joe Biden.

Est-ce pour autant que la relation transatlantique va retrouver le cadre simple de la guerre froide, dans lequel l’OTAN garantissait la sécurité de l’Europe occidentale face au bloc soviétique, et les Européens n’étaient pas parvenus à développer une identité européenne de sécurité et de défense malgré l’UEO (Union de l’Europe occidentale) ? En vérité, la situation est différente à de nombreux égards.

Premièrement, le rapport de forces transatlantique s’est modifié au bénéfice des Etats-Unis. Par exemple, le rapport des dépenses militaires françaises aux dépenses militaires américaines était de 1 à 10 à la fin de la guerre froide, il est de 1 à 15 aujourd’hui. En outre, l’ensemble européen est moins homogène, plus alourdi. Les pays de l’Est sont en général alignés sur les Etats-Unis. En matière militaire, c’est la garantie américaine de sécurité dans le cadre de l’OTAN qui protège l’Europe. En matière diplomatique, c’est la combinaison de Paris et Berlin (par exemple dans la crise ukrainienne) ou de Paris, Berlin et Londres (dans la crise iranienne) qui peuvent constituer le moteur d’une action autonome, mais le format E3 est affaibli par le départ du Royaume-Uni de l’Union. Il n’a d’ailleurs jamais été évident pour les Européens de s’accorder sur une action commune : on l’a vu dans le passé dans les guerres de Yougoslavie ou dans la crise irakienne de 2003, et on le voit aujourd’hui en Libye. Tout cela joue à l’avantage de Washington.

Mais, deuxièmement, le centre de la confrontation géopolitique mondiale est désormais en Asie et non plus en Europe. En Asie, les Européens ne peuvent faire que de la figuration stratégique. En Europe, la menace russe est réelle mais n’est pas comparable à ce que représentait la menace soviétique. Pour les Etats-Unis, le théâtre européen est périphérique, il peut servir à aligner les alliés face à la Russie et à évincer la Chine (comme on le voit dans la remise en cause du format « 17 + 1 » créé par Pékin avec l’Europe orientale), mais Washington a d’abord les yeux braqués vers l’Asie, vers l’endiguement de la Chine, vers la sécurisation de Taiwan ou de la Corée du Sud, vers la préservation de la liberté de navigation aux abords de la Chine.

Comme l’ont montré le retrait d’Afghanistan ou la réticence à s’immiscer dans le conflit de Gaza, le « retrait stratégique » entamé par les Etats-Unis avec Obama, et poursuivi par Trump, va se poursuivre avec Biden. Or les Européens sont confrontés à des menaces (la stabilisation de leur voisinage méridional, la lutte contre le terrorisme, la pression migratoire) qui sont d’un intérêt stratégique secondaire pour Washington et qui les obligent à se prendre en main. La Russie est aussi une problématique qui regarde les Européens au premier chef : du temps de la guerre froide, ils avaient contribué à la Détente ; aujourd’hui, ils ont un rôle à jouer pour orienter la relation vers la confrontation (quand elle est nécessaire) ou une forme de coexistence réaliste. Tous ces éléments devraient pousser les Européens, malgré leurs faiblesses et leurs divisions, à affirmer davantage leur puissance, leurs capacités, leur volonté d’agir.

Troisième élément à prendre en compte : l’accession de la Chine au premier rang de l’économie mondiale devrait intervenir avant la fin de la décennie (calculé en parité de pouvoir d’achat, le PIB chinois a déjà dépassé le PIB américain en 2014). Il n’est pas certain que la politique américaine de durcissement, de sanctions, de restrictions, puisse empêcher ce phénomène de rattrapage économique et technologique. Si la Chine devenait la première puissance économique, si l’Inde dépassait les principales économies européennes et même le Japon, si le total de l’économie du camp occidental démocratique (en gros les pays de l’OCDE) était dépassé par les pays non occidentaux, le monde pourrait connaître un effet de bascule et l’ordre libéral occidental pourrait se retrouver sur la défensive, peut-être même se disloquer. Le fait que les Etats-Unis soient au centre d’un empire bienveillant, reposant sur la confiance et la liberté, pourrait ne pas suffire à contrecarrer la force d’aimantation de la puissance chinoise. C’est une perspective qui nourrit des craintes légitimes mais qui n’en représente pas moins une pente forte.

Quatrième et dernier élément : l’opposition tranchée entre un Occident élargi, libéral et démocratique, et un monde autoritaire, pourrait aussi se relativiser. Ce camp autoritaire n’a certes pas la cohésion idéologique qu’a pu avoir le camp communiste pendant la guerre froide (et qui était au demeurant relative, comme l’a montré la rupture sino-soviétique après 1960). Mais un puissant courant illibéral a pris forme dans le camp occidental, en Hongrie, en Pologne, avec les mouvements populistes en France ou en Italie, avec l’élection de Trump, avec le Brexit. C’est le retour du nationalisme qui porte ces mouvements « illibéraux », comme il porte aussi les régimes autoritaires en Chine, en Russie, en Turquie, en Iran, en Egypte, en Inde. Ce nationalisme répond à un besoin d’identité, de cohésion, de protection et d’efficacité, et les systèmes politiques libéraux ont du mal à défendre leur supériorité. Le libéralisme a repris le dessus avec l’élection de Joe Biden, mais les populistes restent en embuscade. Conjuguée à la redistribution des cartes géopolitique, la montée partout du nationalisme pourrait devenir profondément déstabilisatrice.

C’est dire que le renouveau transatlantique, en dépit du confort et de la sécurité qu’il paraît apporter, est plus fragile qu’on ne croit. Le risque que l’Europe se transforme en proie à défaut d’avoir su s’affirmer comme puissance reste grand. Conjurer ce risque par l’union, la volonté, l’action, la coopération, est le grand défi qui reste posé aux responsables européens.