Enseignement et recherche: une contribution au débat sur le CNRS edit

Un débat s’est ouvert, qui suscite des levées de boucliers. Que penser de la disposition qui dispense les chercheurs CNRS de l’obligation d’enseignement, tout en leur assurant un emploi à vie et la liberté de décision de production? Pour répondre à cette question, il faut revenir sur les deux piliers institutionnels de la recherche publique, les universités et les organismes de recherche. Chacun de ces piliers est caractérisé par un «contrat social» différent.
Revenons brièvement sur un débat qui a vite pris un caractère polémique. Dans une tribune publiée en novembre 2024 par le journal Le Monde, je m’interrogeais sur cette disposition assez unique (sur le plan international) qui dispense les chercheurs de l’obligation d’enseignement, tout en leur assurant un emploi à vie et la liberté de décision de production[1] et je qualifiais cette disposition « d’anomalie historique »[2].
Un déluge de réactions individuelles et collectives a suivi, critiquant pour l’essentiel un agenda qui viserait à « opposer les acteurs du système de l’enseignement supérieur et de la recherche »[3] et à résoudre la crise de l’enseignement supérieur en ajoutant aux cahiers des charges des chercheurs du CNRS une obligation d’enseignement – en quelque sorte « déshabiller Pierre pour habiller Paul »[4].
J’aimerais ici rebondir sur ces commentaires, quelquefois très polémiques et peu fondés, en réexpliquant mon point de vue.
Tout d’abord, cette tribune ne venait pas de nulle part ou d’une sorte de poussée de fièvre que j’aurais eue un matin en me levant ! Les arguments développés sont déjà expliqués dans mon ouvrage Économie de la connaissance, publié dès 2001, ainsi que dans sa traduction anglaise – The Economics of Knowledge[5]. Il est aussi évoqué dans un chapitre du Rapport 2024 de la DG Recherche de la Commission Européenne[6]. Je le réexpose aussi dans mon ouvrage publié cette année, Innovations – une économie pour les temps à venir[7]. Enfin, plus spécifiquement, j’ai eu l’occasion de discuter longuement de cette question avec Martin Vetterli, président de mon université, l’EPFL, qui présida le comité international d’évaluation du CNRS ; lequel, dans son rapport final, demande que les chercheurs du CNRS enseignent plus, et propose des solutions de transition[8].
Mon propos n’était pas d’opposer universitaires et chercheurs du CNRS, comme ont fait mine de le croire les signataires d’une tribune collective, ni d’offenser les chercheurs qui, individuellement, produisent le plus souvent des travaux de grande qualité. Mon point de vue est analytique. Il est fondé sur les travaux économiques qui s’interrogent sur les institutions de la recherche publique. Il s’agit notamment de Kenneth Arrow – prix Nobel d’économie — dans un article célèbre et énormément cité paru en 1962 puis de Partha Dasgupta et Paul David dans des travaux plus récents[9]. Ces auteurs montrent qu’il ne serait pas possible de justifier ou légitimer une hypothétique institution où chacun et chacune serait totalement libre de ses décisions de production, bénéficierait d’un emploi salarié, garanti à vie, et cela dans un contexte d’incertitude et d’asymétrie d’information qui ne permet pas à l’État ou à ses délégués de contrôler véritablement le contenu du travail et les performances. Or cette institution existe, et est, à bien des égards, unique au monde, c’est le CNRS[10].
Face à cette institution hypothétique qui serait donc injustifiable, la solution, nous disent ces économistes, est de payer le chercheur pour quelque chose d’autre ; quelque chose qui produit des résultats réguliers et tangibles, facilement contrôlables ; quelque chose qu’il ou elle sait très bien faire aussi et qui en outre enrichira son bagage de scientifique. C’est dans cet esprit qu’il faut comprendre la remarque de Kenneth Arrow : « La complémentarité entre l’enseignement et la recherche est, du point de vue de l’économie, quelque chose comme un accident heureux (Arrow, 1962, p.623). Arrow parle ici de la complémentarité entre recherche et enseignement au niveau individuel non pas au niveau institutionnel – laquelle ne résoudrait pas le problème qu’il identifie. Dans l’esprit d’Arrow, on rétribuera donc de façon fixe le scientifique en tant qu’enseignant pour ses services réguliers et constants d’éducation et de supervision des étudiants alors que ses éventuelles (et par nature irrégulières) performances de recherche seront récompensées par des bonus, des prix, une promotion, une réputation croissante. Les tâches régulières d’éducation absorbent en quelque sorte les risques de la recherche et permettent une rétribution régulière, sans rompre le lien entre celle-ci et la performance (évaluée donc en termes de contribution à la formation). On aura ainsi résolu un problème difficile ; celui de l’incitation des individus dans des activités si incertaines, risquées et marquées par de fortes disparités de productivité que l’alignement de la rétribution sur les performances de recherche n’est pas envisageable.
D’ailleurs, on ne peut à la fois réclamer un partage équitable des ressources entre chercheurs, ce qui peut se concevoir[11], et un statut de non-enseignant chercheur car on aurait alors totalement perdu le lien entre rétribution et performance.
On a donc un argument fort et scientifique pour recommander l’association, au niveau individuel, des tâches de recherche et des tâches d’enseignement – un argument qui relève de l’économie moderne des incitations. Un deuxième argument relève lui de l’économie de la connaissance et renforce cette thèse : qui pourrait nier que la recherche et l’enseignement (à partir du niveau master) s’enrichissent mutuellement et que donc « chercher sans enseigner » représente un appauvrissement ou un rabougrissement du métier qui fondamentalement est celui d’enseignant-chercheur ?
C’est donc le contrat social, caractéristique des universitaires. Ceux-ci ont une mission fondamentale, la formation supérieure. Les professeurs et les scientifiques en assument la charge et sont payés pour cela. En échange, ils ou elles sont totalement libres dans leurs décisions de recherche. Voilà pour les universités de recherche.
Les organismes de recherche publique (comme normalement le CNRS) suivent une logique bien différente puisque ce ne sont pas des institutions éducatives. Ces organismes se concentrent donc sur la recherche. Dès lors le problème économique mentionné au début ne peut plus être résolu à la Arrow et le contrat social est différent.
Ces chercheurs, qui n’ont pas d’obligation d’enseignement, sont donc payés pour leur recherche, mais logiquement pas n’importe laquelle. Les chercheurs sont payés pour une recherche « commandée » par l’État (ou la société) à l’institution dans laquelle ils travaillent. Ils sont payés pour une recherche qui obéit à des objectifs stratégiques ou sociétaux déterminés par les « commandeurs » et seront donc évalués en fonction de leur performance vis-à-vis de ces objectifs. Il s’ensuit que la gouvernance d’un organisme de recherche publique est caractérisée par une logique de commande-contrôle, par définition éloignée de la liberté de décision de production qui règne dans les universités[12]. Ce devrait être le cas par exemple du CEA ou d’un organisme de recherche de défense ou de recherche spatiale. Attention ! Le fait que la liberté de décisions de production ne s’applique pas ici n’a rien à voir avec l’autonomie du chercheur dans son travail, qui est évidemment la règle dans toutes ces institutions, comme dans n’importe quel métier composé de tâches complexes et évolutives.
Voilà l’idée générale, et donc un système cohérent de recherche publique est adossé à ces deux piliers institutionnels, chacun caractérisé par un « contrat social » différent. Du coup, le CNRS apparaît comme une institution hybride qui combine liberté dans les décisions de production et liberté de ne pas enseigner. Ça ne peut pas marcher comme ça et il est donc difficile de légitimer socialement une institution qui ne se conforme à aucun des deux contrats sociaux esquissés plus haut[13] !
Les critiques très nombreuses qui portent sur les conditions médiocres de la recherche au CNRS – et donc pourquoi en rajouter ? – sont certainement pertinentes, mais elles ne touchent pas mon propos qui porte non pas sur les cas individuels mais sur le caractère anormal de cette institution du point de vue de l’économie de la recherche publique.
Pour finir, quelques remarques que suscite ce débat.
Premièrement, j’admets que l’option que je présente ne sauvera pas les universités. Elle a pour but de faire avancer la réflexion et suggérer plus de cohérence au sujet d’un système de recherche publique qui est dysfonctionnel (voir mon point théorique plus haut).
Deuxièmement, la manière dont est évaluée la performance générale du CNRS, citée à l’envi dans toutes les réactions à mon propos qui évoquent 55000 travaux publiés en 2023, reflète bien la confusion générale, liée à la nature hybride de cette institution (ni vraiment une université ni vraiment un organisme de recherche publique) et au mécanisme de co-tutelle qui régit la plupart de ses unités. Cette situation obscurcit grandement la question de ses performances. En effet, pour arriver au nombre de 55 000 publications en 2023 que les auteurs citent pour appuyer leur propos, le CNRS ramasse tout et s’approprie des résultats qui ne sont pas les siens ! Telle publication d’un maître de conférence (donc universitaire) est comptée au crédit du CNRS parce qu’il est membre d’une UMR (c’est très bien expliqué grâce à un exemple concret dans un rapport récent de l’OST[14].) Cette manière de faire – qui semble officielle – est incorrecte puisqu’elle ne permet pas d’isoler les performances du CNRS et risque de conduire à un calcul surestimant sa productivité (puisqu’en l’occurrence la tentation est grande de rapporter le nombre total des publications des UMR et autres unités nichées dans les universités au seul nombre total des chercheurs du CNRS alors qu’il faudrait la rapporter au nombre total des chercheurs et enseignants-chercheurs, dont un grand nombre n’ont qu’une affiliation très indirecte au CNRS.
Troisièmement, la complémentarité entre enseignement et recherche est une force – c’est même un élément clé de mon propos en ce qu’elle représente une opportunité pour régler un problème économique difficile et maximiser synergies et spillovers entre les deux tâches (voir plus haut) – mais cette complémentarité doit être assurée principalement au niveau individuel (non pas seulement institutionnel).
Mais est-ce que les vertus de cette complémentarité au niveau individuel ne seraient qu’une illusion car enseigner consomme du temps et ce temps est pris à la recherche, comme le dit Lahire dans son commentaire à mon propos (ibid. p.63) ? Franchement, ce n’est pas un argument très solide. Vingt années de professorat à l’EPFL m’ont convaincu que le temps n’est pas le problème. Cette université technologique n’a pas de chercheurs à plein temps, fait face à des obligations d’enseignement très lourdes et a acquis une réputation internationale pour ses performances de recherche[15]. Bien sûr le temps est un facteur endogène et l’abondance de temps pour la recherche, dans le cas de l’EPFL, est liée aux conditions matérielles et aux ressources allouées par la Confédération – qui se traduisent notamment par la mise à disposition pour chaque professeur d’assistants d’enseignement et de recherche.
Dès lors, s’agissant de l’avenir du système français, on peut préférer le statu quo qui conserve l’anomalie historique et piège le système dans son ensemble dans un équilibre qui associe un niveau faible d’efficience à un niveau faible de ressources, ou bien on corrige l’anomalie pour engager le système sur une trajectoire dynamique de transformation, caractérisée par plus d’efficience et plus de ressources – où la question du temps ne serait donc plus le problème empêchant chacun d’être à la fois enseignant et chercheur[16].
Bruno Latour, déjà en 2009, appelait de ses vœux ce scénario vertueux : « Est-il interdit de se demander s’il ne serait pas temps de reverser enfin progressivement tous ces laboratoires et institutions éparses dans le seul milieu qui permettrait de les faire fructifier : celui des universités compréhensives, enfin dotées des moyens de production de tous les savoirs ?[17] »
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[1] Dans ce texte je substitue la notion de « liberté de décision de production » à celle de « liberté académique » car cette dernière a bien d’autres dimensions qui ne sont pas abordées ici.
[2] Dominique Foray, « Mettre fin à l’anomalie qui dispense les chercheurs du CNRS de l’obligation d’enseigner », Le Monde, 27 novembre 2024.
[3] Collectif, « La crise de l’université et de la recherche ne se résoudra pas en opposant leurs acteurs », Le Monde, 18 décembre 2024.
[4] Bernard Lahire, Savoir ou périr, Seuil Libelle, p. 62.
[5] Dominique Foray, Economie de la Connaissance, La Découverte, coll. « Repères”, 2001, 2018 et Economics of Knowledge, MIT press, 2004, 2006.
[6] Dominique Foray, « The public research system and the issue of directionality: conditions, procedures and policy implications », Science, Reseach and Innovation Performance, Report of DG RTD, chapter 6, European Commission, 2024.
[7] Dominique Foray, Innovations : une économie pour les temps à venir, La Découverte, 2025.
[8] Rapport d’évaluation du CNRS, novembre 2023, HCERES, chapiter 4, recommandation 6.
[9] Kenneth Arrow, « Economic welfare and the allocation of resources for invention”, in The Rate and Direction of Inventive Activities, NBER, Princeton University Press, 1962 ; P. Dasgupta et P. A. David, “The new economics of science”, Research Policy.
[10] Les auteurs de la tribune citent des cas semblables en Espagne, Italie ou Argentine mais ce n’est pas très convaincant car ce ne sont pas de grandes puissances scientifiques. D’autre part, la société Max Planck en Allemagne a une nature bien différente, comme il est expliqué ci-dessous .
[11] Jean-Baptiste Fressoz, « Recherche : la médiocrité de l’excellence », Le Monde.
[12] Partha Dasgupta élabore très clairement ce point sur la nécessaire logique de commande-contrôle, dans le cas des organisations de recherche publiques : « dans le cas des organismes publics de recherche, la décision concernant quoi produire et combien produire est faite par le gouvernement » et il insiste sur le fait que ces deux formes d’organisation (université de recherche et organisme de recherche) représentent différents mécanismes d’allocation des ressources. P. Dasgupta, « The welfare economics of knowledge production », Oxford Review of Economic Policy, 1988.
[13] La société Max Planck est aussi une institution hybride puisqu’elle offre la liberté académique sans les contraintes d’enseignement associées. Cependant elle ne concerne qu’une élite de scientifiques parvenus à un stade avancé de leur carrière et qui bénéficient de ressources importantes (financement, doctorants) pour rayonner dans leur discipline. Contrairement au CNRS, ce n’est pas une organisation de masse et on n’y commence pas sa carrière.
[14] OST, « Structures de recherche et publications communes des universités : le cas de l’Île de France ».
[15] Récemment, une news de l’EPFL évoquait le professeur Alexis Berne – spécialiste de la télédétection environnementale – et sur le point de partir en mission pour trois mois en Antarctique. En dépit de ce calendrier très contraignant, il avait reçu le prix du meilleur enseignant de la section des sciences de l’ingénierie environnementale!
[16] On peut d’ailleurs avancer que toute discussion sur les salaires des chercheurs du CNRS n’aurait une chance d’aboutir que dans le cadre d’un nouveau contrat entre le CNRS et la société – qui se conformerait en l’occurrence à celui des universitaires.
[17] Bruno Latour, « Autonomie , que de crimes on commet en ton nom », Le Monde, 26 février 2009.