Des bons et mauvais côtés du nationalisme turc edit
Bien que tourné vers les électeurs, le débat toxique de l’entre-deux-tours des présidentielles turques interroge l’Europe. Sur les conseils malavisés de ses spin doctors, le candidat de l’opposition Kemal Kılıçdaroğlu a mis l’accent sur les expulsions de réfugiés syriens, en tenant un discours xénophobe qui l’a rabaissé au niveau de son concurrent. Ainsi la bataille a-t-elle confirmé la prégnance en Turquie d’une forme très spécifique de nationalisme, teintée d’islamisme, très agressive vis-à-vis des peuples voisins et problématique pour l’UE, qui est plutôt orientée vers le post-nationalisme, un concept encore inconnu à Ankara.
Passé le temps des joutes électorales, la Turquie est-elle en mesure d’accoucher d’un nationalisme fréquentable, compatible avec celui des autres pays, éventuellement évolutif, qui s’écarterait des dérives actuelles ? Quel en serait l’impact sur sa politique étrangère ? Quels en seraient les effets sur l’attitude de ses partenaires occidentaux, dans le contexte difficile de la guerre en Ukraine ?
Est-il possible de dépasser le nationalisme d’éviction?
Depuis un siècle, la Turquie procède à l’élimination systématique de groupes religieux ou linguistiques qu’elle considère comme séparatistes.
On ne peut manquer de rappeler le sort tragique des Arméniens en 1915, précédé par les massacres de l’époque hamidienne. Si la Turquie moderne n’en est pas responsable, son obstination à nier le génocide et sa volonté d’imposer son négationnisme au monde entier restent préoccupantes, comme en témoigne la folle équipée d’un groupe de Loups gris contre des Français d’origine arménienne dans la région lyonnaise, affirmant en 2020 vouloir « finir le travail de 1915 ».
Dans les années 1920, près de deux millions d’orthodoxes et plusieurs milliers d’autres chrétiens de diverses obédiences (jacobites, nestoriens) ont fait l’objet d’une expulsion systématique, pudiquement qualifiée d’« échange obligatoire de population ». Les mesures restrictives qui affectent ceux restés en Turquie montrent la persistance des discriminations. En 1974, l’invasion de l’armée turque à Chypre a été accompagnée d’un nettoyage ethnique presque total de la zone occupée, qui a mis Ankara en infraction durable avec le droit international.
Dans sa gestion du problème kurde, le gouvernement d’Ankara a procédé régulièrement à des déplacements forcés de population, non seulement en Turquie, mais plus récemment dans le nord de la Syrie. Privés de droits culturels, soumis à une administration autoritaire, les Kurdes ont connu plusieurs phases de législation d’exception. Depuis une décennie, la Turquie étend son action répressive aux Kurdes des pays voisins, en y exportant un problème qu’elle n’est pas capable de résoudre chez elle.
Au cours de la dernière campagne électorale, provenant aussi bien de l’opposition que de la majorité, la multiplication des appels au retour forcé des 3 ou 4 millions de réfugiés syriens, laissent mal augurer de l’avenir. Quel sera le prochain groupe visé ?
Pratiqué à Chypre depuis 1974, récemment pratiqué dans le nord de la Syrie, ce nationalisme d’éviction n’est pas confiné au territoire turc. Il est devenu un instrument de politique étrangère, une méthode d’annexion rampante qui remet en cause le dogme fondamental du respect des frontières. Accompagné de la manipulation de groupes armés et du chantage migratoire, il a des effets de propagation importants dans une région déjà troublée et même au-delà. De cette attitude résultent de mauvaises relations de voisinage, une constante de la diplomatie turque.
Bien qu’elle soit souvent contre-productive (que rapporte à la Turquie son occupation de Chypre et son refus de signer la convention UNCLOS sur le droit de la mer ?), l’affirmation obstinée de positions solitaires recueille le soutien de l’opinion turque, ce qui encourage le président Erdoğan à continuer dans cette voie. Il y a donc de grandes chances de le voir va poursuivre son chantage migratoire, multiplier les interventions militaires au-delà de ses frontières et développer encore davantage son industrie d’armement.
La société turque fait toujours l’objet d’une propagande nationaliste alimentée par l’école et le service militaire, intensifiée aujourd’hui par des médias aux ordres du gouvernement. Rien ne laisse penser que ce conditionnement pourrait cesser. Les Turcs semblent prisonniers d’une vision déformée du rôle international de leur pays qui a joué en faveur des sortants.
Pour se concilier une opinion nationaliste qui ne lui était pas acquise au départ, Erdoğan a caricaturé, sinon détruit la politique prudente de ses prédécesseurs, marginalisé ses diplomates et projeté son agressivité sur des pays proches et lointains, en voulant faire croire à ses concitoyens que cette politique exprimait la puissance d’une « nouvelle Turquie » sûre d’elle-même, en dépit de la modestie de ses résultats et des risques qu’elle faisait et fait toujours courir à son pays.
Le réveil pourrait être brutal. Du point de vue géopolitique, cette posture belliqueuse n’est pas sans conséquences. La Russie est la seule à en tirer bénéfice. En désorganisant la défense du flanc sud de l’OTAN et en bloquant l’adhésion de la Suède, Erdoğan se comporte comme un excellent serviteur du Kremlin. Cette attitude n’est utile ni à l’Alliance, ni à la Turquie, confrontée aux conséquences de son double jeu, qui affecte la modernisation d’une armée encore très dépendante des fournitures américaines.
La campagne électorale terminée, une autre politique est-elle possible?
La fin de la guerre froide a ouvert à la Turquie de vastes opportunités, si toutefois elle parvient à se libérer de ses rêves expansionnistes. Compte tenu de ses atouts géopolitiques et bien qu’elle ne soit pas aussi « indispensable » qu’on l’a longtemps cru au Département d’État, elle peut légitimement développer sa dimension eurasiatique et aspirer à une politique à 360°, dont la faisabilité est à analyser sur le long terme, au-delà des postures d’Erdoğan et de l’AKP.
Dans ce contexte, contrairement à ce que pensent les nationalistes, cette géopolitique devrait l’inciter à soigner ses relations de voisinage, plutôt que d’y cultiver les conflits. Au lieu de n’être qu’un slogan, le « zero problem with neighbours » de Davutoğlu pourrait devenir son objectif essentiel. Passer du « big stick » du président Theodore Roosevelt au « good neighbourhood » de son neveu Franklin (en référence à la politique américaine vis-à-vis de l’Amérique latine) libérerait la Turquie de plusieurs fardeaux. Se retirer des territoires envahis en Syrie, en Irak et à Chypre a un prix politique qui peut paraître élevé, mais qui n’est ni démesuré, ni susceptible de l’affaiblir. Des pays bien plus puissants qu’elle y ont consenti : la Russie a évacué les Pays baltes, les États-Unis ont rendu la zone du canal de Panama et ils s’en sont bien trouvés.
Avec les puissances, si elle veut renoncer au tropisme occidental hérité du Tanzimat et d’Atatürk, la Turquie pourrait rechercher une forme d’équidistance, faisant le pont entre Orient et Occident et nouant de bons rapports avec les cinq membres permanents du Conseil de sécurité et l’Union européenne. Au lieu de jouer à la bascule entre Washington et Moscou, elle pourrait opter pour un non alignement positif, en prenant appui sur les États-Unis pour sa sécurité, la Russie pour ses importations d’énergie et l’Union européenne pour ses échanges.
La volonté de développer l’indépendance nationale pourrait se réaliser de manière pacifique en se distançant de l’OTAN. Ses achats d’armes et sa diplomatie étant devenus incompatibles avec les pratiques de l’Alliance, elle s’orienterait vers un divorce à l’amiable afin d’affirmer sa vocation eurasiatique, comme de Gaulle avait souhaité une posture « tous azimuts » pour la France des années 1960. Aux autres membres de l’OTAN et notamment aux États-Unis de redéfinir leurs relations bilatérales avec un pays désormais non aligné, mais pacifique.
Quelles que soient ses options, le gouvernement turc a tout intérêt à se libérer de son néo-ottomanisme colonial et de ses rêves d’expansion ou de domination. Serait-ce une piste pour exploiter sa « nouvelle centralité », en élaborant une politique apaisée, en conformité avec le droit international ? En leur temps, de Gaulle et Tito sont parvenus à construire des politiques indépendantes sans agressivité et sans multiplier les ingérences.
Si elle lui ménage des opportunités, la poursuite de la guerre en Ukraine est de nature à accroître la vulnérabilité de l’économie turque : les perturbations monétaires, l’instabilité des échanges, l’augmentation du prix des hydrocarbures ne manqueront pas d’avoir un impact négatif. Le maintien d’une pseudo-neutralité ne sera pas facile. Du fait de ses postures agressives, en mauvais termes avec le camp occidental, la Turquie est isolée. Elle pourrait bien être acculée à des choix difficiles, notamment si elle persistait dans son refus d’appliquer les sanctions contre la Russie.
L’attitude des États-Unis
Beaucoup dépend des États-Unis, qui ont une vision géopolitique faisant encore défaut à l’UE (même si les erreurs n’ont pas manqué comme en Irak), qui restent un fournisseur d’armes essentiel et un producteur de sanctions économiques redoutables (en dépit de leur impact insuffisant sur l’Iran). L’Europe n’aura probablement pas d’autre choix que de leur emboîter le pas.
Vis-à-vis de Washington, Erdoğan est en position de demandeur. Il réclame l’abolition des sanctions CAATSA qui l’empêchent de moderniser son aviation : la fourniture de pièces de rechange pour les F-16 est bloquée et la Turquie a été exclue du programme des nouveaux avions F-35. Il veut aussi l’extradition de Fethullah Gülen et la fin du soutien des forces spéciales américaines aux Kurdes de Syrie.
Au Département d’État, la tentation est forte de faire des concessions à Ankara en concluant des accords a minima : par exemple, moderniser les avions turcs (une sucette de l’oncle Sam) en échange de sa renonciation au bouclier antimissiles russe S-400, ou parvenir à des arrangements ponctuels en Syrie et autour de la guerre en Ukraine. Si les modérés s’interrogent encore toujours sur ce qu’il faudrait lui donner pour qu’elle rejoigne le camp occidental, les sanctions CAATSA sont activées par une majorité bipartisane au Congrès qui n’entend pas se laisser intimider. Les États-Unis peuvent aussi utiliser leur puissance économique et financière : la Turquie va avoir besoin d’aide et les poches du Qatar ne sont pas inépuisables.
L’attitude de l’Union européenne
Depuis longtemps, Marc Pierini, ex-ambassadeur de l’UE à Ankara, juge sévèrement l’absence de politique de l’UE : « That the European Council is allowing an autocratic Turkey to pursue adversarial steps on Europe’s southeastern confines is not a strategy. It is a mere expedient that will come back to haunt EU leaders.[1] »
Plusieurs États membres ne sont pas sans responsabilités dans les ventes d’armement qui intensifient les risques d’affrontements en Méditerranée orientale, notamment dans la marine. De leur complaisance découlent des menaces pour la paix. L’Europe et pas seulement les États-Unis ont un peu trop aidé le complexe militaro-industriel turc, parce que membre de l’OTAN. À quoi bon continuer, puisqu’Ankara veut faire tout autre chose que se défendre avec ses armements ?
En fait, avant qu’il ne soit trop tard, des mesures efficaces sont devenues nécessaires pour arrêter les dérives belliqueuses, qui exigent la mise en place d’une procédure rapide d’embargo sur certaines ventes d’armes. Par ailleurs la Turquie n’a que des demandes difficiles à satisfaire par Bruxelles : la reprise des négociations d’adhésion (en réalité, Erdoğan n’en veut pas, mais se poser en victime le sert devant l’opinion turque) et l’abolition des visas ne sont pas actuellement à l’ordre du jour.
À long terme, la relation UE-Turquie mérite davantage qu’une négociation d’adhésion bloquée et un ravaudage de l’union douanière. Comme on ne commande pas à la géographie, elle doit faire l’objet d’une réflexion approfondie. Une attitude innovatrice consisterait à tirer les conclusions de deux décennies d’immobilisme en explorant d’autres options, tenant compte de l’évolution de la Turquie, maintenant dotée d’une économie moderne et d’ambitions géopolitiques, mais en les exploitant de manière constructive.
Un effort systématique d’amélioration des relations est-il possible à partir des quelques signes d’accalmie observés en 2021 ? Ankara ne manque pas d’occasions de rapatrier les forces armées aventurées au-delà des frontières, de rétablir des relations diplomatiques normales et de développer la coopération. Si la Turquie souhaite mener une politique étrangère à 360°, promouvoir sa dimension eurasiatique et sa centralité retrouvée, elle peut le faire de manière pacifique et en conformité avec ses intérêts.
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[1] Marc Pierini, Empowering Erdoğan?, Carnegie Middle East Center, 12 octobre 2020.