La bataille des 9 mai edit

Célébrer le 9 mai, Journée de l’Europe, c’est d’abord rappeler le glorieux héritage de la construction européenne qui a réalisé la pacification et la réconciliation des pays européens après les deux suicides collectifs de la première moitié du XXe siècle. Mais quatre-vingts ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, il faut souligner l’extrême importance du 9 mai cette année qui est également l’occasion des célébrations à Moscou de la capitulation du Troisième Reich, « Jour de la Victoire » en Russie.
Deux visions du monde s’opposent. L’Europe porte un projet de paix, d’ouverture et de liberté qui était le cœur même de la Déclaration de Robert Schuman il y a soixante-quinze ans. Mais en raison même de son succès et de sa force d’attraction à l’Est de l’Europe, Poutine souhaite l’annihiler. Aujourd’hui en Ukraine, et demain sur l’ensemble de sa frontière orientale, le projet européen est menacé par un projet autoritaire et néo-impérialiste du Président russe.
La menace est même plus large. Depuis plusieurs années, les principes politiques et juridiques de la démocratie libérale sur lesquels repose l’Union européenne sont pris pour cible. Sur le plan interne, les courants néo-nationalistes hostiles au libéralisme politique remettent en cause les valeurs européennes et prennent en modèle Poutine ou Trump. À l’échelle internationale, l’Union européenne est désormais la seule grande puissance – en tout cas sur le plan économique – à n’être pas soumise à un exercice solitaire et autoritaire du pouvoir sur le plan politique et à la domination d’une oligarchie. À peine plus de cent jours après le retour de Trump à la Maison Blanche, il est désormais clair que la nouvelle Administration américaine est également lancée dans une guerre idéologique et culturelle contre les « valeurs » et les principes du libéralisme politique et de l’économie sociale de marché au fondement de l’Union européenne. La conférence pour la sécurité à Munich a agi comme un révélateur de cette fracture au sein de l’Occident même.
L’un des éléments caractéristiques clés des nouvelles relations internationales auxquelles les Européens sont confrontés aujourd’hui réside dans une « alliance » – même non formalisée – d’oligarchies autoritaires et illibérales constituées autour des orbites américaine, chinoise et russe. Cette « alliance » contre nature trouve son point de convergence dans l’attaque contre ce qu’incarne l’UE : une communauté politique et juridique qui reste attachée à un ordre constitutionnel qui protège les libertés et la règle de droit et repose sur la séparation et l’équilibre des pouvoirs. Éliminer ce modèle, ce serait ouvrir la voie à l’exercice arbitraire du pouvoir, remettre en cause l’égalité entre les citoyens et ouvrir la voie à l’utilisation du pouvoir politique pour l’enrichissement financier de quelques-uns.
Ce sont des causes historiques, politiques et géopolitiques qui réunissent les États et les citoyens de l’Union européenne. C’est là que se trouve d’ailleurs la valeur fondatrice de l’Europe : l’union a d’abord fait la paix et ancré la démocratie avant de faire la force. Autrement dit, la valeur fondatrice de l’Europe réside dans la nécessité de rester unis, c’est-à-dire unis géopolitiquement, et de se protéger du retour à la tentation autoritaire, dictatoriale voire totalitaire. Les Européens se sentent Européens parce qu’ils savent que leurs histoires (passées et futures) sont indissociables et qu’ils constituent une communauté de destin.
C’est pourquoi les Européens doivent défendre coûte que coûte leurs principes politiques et démocratiques et leur modèle de société mis en danger par l’émergence d’un nouveau régime de la politique internationale. Celui-ci est caractérisé par le passage d’une opposition entre démocraties libérales et régimes autoritaires à un ordre international désormais dominé par le double clivage entre oligarchies et non-oligarchies sur le plan politique, d’un côté, et entre économie de marché libérale et capitalisme illibéral, de l’autre.
Pour résister, les Européens doivent maintenir leur cohésion et leur unité autour des principes politiques au fondement de l’UE. Et ils doivent montrer qu’ils sont une force géopolitique qui se fait respecter, qui a de nombreux alliés, et qui soutient ceux qui veulent suivre sa voie. Si l’Union européenne devient le point de ralliement des démocraties libérales et des économies ouvertes, si son soutien à l’Ukraine reste suffisamment fort même dans l’adversité et si les Etats membres se dotent des moyens de se protéger efficacement et de façon solidaire contre un envahisseur potentiel, alors l’Union européenne peut non seulement protéger sa souveraineté mais aussi renforcer son identité collective.
Jean Monnet avait, au début de la Seconde Guerre mondiale puis à son lendemain, pensé que l’unité militaire était la condition de l’indépendance. Et l’unité militaire rendait nécessaire l’unité économique. Mais avec le refus de la France d’accepter l’union franco-britannique en 1940 puis la Communauté européenne de défense en 1954, il fallut renverser les choses et commencer par l’union économique. L’Union européenne a aujourd’hui l’occasion de réaliser le rêve de Monnet, en faisant son union militaire et géopolitique après avoir fait l’union économique.
Le problème est que l’Union européenne est fragmentée. Dans une situation où l’UE et ses Etats membres se trouvent dans une position de forte vulnérabilité compte tenu du poids démographique, économique et de la puissance miliaire représentés par cette « alliance » des oligarchies autoritaires et illibérales, l’Europe est d’autant plus exposée que sa fragmentation politique l’empêche de s’entendre et de décider. La question clé est donc de savoir comment organiser un tel système politique fragmenté ?
L’expérience des crises récentes suggère deux pistes. La première est celle d’un front uni des chefs d’institutions européennes pour s'entendre sur quelques priorités et concentrer le capital politique sur celles-ci ; à l’échelle de l’Union, c’est ce qui a permis de sortir de la crise de la dette souveraine. La seconde consiste à désigner une personnalité pour conduire les négociations sur la base d’un mandat qui lui est confié par les autorités politiques, en rapportant régulièrement à celles-ci, et en s’appuyant sur l’administration publique de manière transversale. Au niveau européen, c’est ce qui avait été mis en place dans le contexte du Brexit et qui avait permis de garantir l’unité et la cohésion européennes dans les négociations avec le Royaume-Uni. Une solution similaire pourrait être adoptée pour défendre les positions européennes et engager le bras de fer avec Trump, avec Poutine ou avec Xi. Ce seraient là des moyens pratiques pour remédier aux faiblesses inhérentes d’un système politique fragmenté et incarner les valeurs et intérêts européens dans la compétition géopolitique et économique mondiale.
Malgré leur fragmentation et leur polyarchie, l’Union européenne et ses Etats membres doivent mettre en œuvre le principe selon lequel les Européens seront plus forts ensembles. Dans le domaine militaire comme dans le domaine économique, cela ne peut être mis en œuvre par la coopération, cela suppose l’union. Pour cela, ils doivent s’organiser et se mettre en ordre de bataille. Si les Européens ne s’engagent pas dans cette direction, ils resteront sous le feu – sur les fronts économique, sécuritaire et idéologique – de tous ceux qui refusent qu’ils soient indépendants face au retour des rapports de force brutaux et des ambitions néo-impériales.
Le 9 mai prochain, tandis que Poutine mettra en scène une démonstration de force nationaliste et impérialiste, il est fondamental que les Européens affirment la force des valeurs démocratiques et libérales, fassent la démonstration de l’unité et de la solidarité européennes vis-à-vis de l’Ukraine et, finalement, de notre identité commune. C’est bien là ce qui est en jeu dans le contraste entre les « deux 9 mai » qui incarnent deux systèmes de valeurs, deux modèles de régimes politiques, deux modèles de société, deux approches opposées des relations internationales et de la force.
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