L’Inde de Modi: un pays divisé en quête de puissance edit
Trois mois après les élections générales dont les résultats ont été proclamés le 4 juin 2024, où en est la vie politique indienne ? Au fil d’une campagne électorale de plus en plus crispée, les ténors du Bharatiya Janata Party (BJP) au pouvoir affichèrent des objectifs très ambitieux : pour le parti, atteindre 370 élus à la Lok Sabha, la chambre basse du Parlement forte de 543 sièges, et pour la coalition de l’Alliance Nationale Démocratique (NDA) dépasser les 400 sièges. Pour mémoire, aux élections générales précédentes, le BJP avait remporté 303 sièges, et la NDA 353. L’objectif 370 n’était pas fixé au hasard : il évoquait, dans la conscience collective, l’abrogation de l’article 370 de la Constitution, votée en 2019 par le Parlement (et non par l’Assemblée du Jammu et Cachemire alors dissoute) et mettant fin aux dernières marges de l’autonomie concédée jadis au maharaja du Cachemire quand celui-ci décida de rallier l’Inde après la partition de 1947 qui vit le British Raj quittant le sous-continent donner naissance à deux États : l’Inde et le Pakistan. Cette abrogation était depuis des décennies un des objectifs majeurs du mouvement nationaliste hindou, le Sangh Parivar, dont le BJP est le bras politique.
Une victoire amoindrie
Les résultats des élections furent très en deçà des objectifs affichés : le BJP ne remporta que 243 sièges (une perte de 63 élus), avec 36,5% des suffrages exprimés, et la NDA 293. Les observateurs non partisans, en Inde comme à l’étranger, parlèrent de « victoire étriquée », des opposants de « défaite morale ». Deux facteurs majeurs ont contrarié les ambitions du BJP.
Le premier, structurel, est lié aux conditions socio-économiques, en particulier au déficit d’emplois malgré une forte croissance, tant pour la jeunesse instruite que pour le secteur informel : le « dividende démographique » porté par de nombreux jeunes en âge de travailler, n’a pas tenu ses promesses. En outre, le discours sur les programmes sociaux du gouvernement (logements, soins médicaux, accès bancaire, bouteilles de gaz…) n’a pas convaincu comme précédemment, et la gestion autoritaire du COVID a pu aussi laisser des traces chez les travailleurs pauvres perdant leur emploi.
Le second facteur, décisif, fut la mise en place d’une efficace coalition de l’opposition, baptisée INDIA, acronyme pour Indian National Developmental Inclusive Alliance, fruit d’un accord entre le parti du Congrès, jadis hégémonique mais en fort recul depuis des années (44 sièges en 2014, 52 en 2019) et de partis régionaux anti-BJP, l’alliance cherchant autant que possible à présenter un seul candidat par circonscription. Le Congrès, revigoré par les longues marches menées à travers le pays par Rahul Gandhi entre 2022 et 2024, obtint in fine 99 sièges, et la coalition INDIA 234, avec 40,6% des suffrages exprimés, contre 42,5 % pour la coalition NDA.
Dans ce contexte, la rhétorique nationaliste hindoue qui avait glorifié, en janvier 2024, l’inauguration par Narendra Modi du temple emblématique d’Ayodhya, construit sur le site d’une ancienne mosquée moghole détruite par les militants du BJP en 1992, n’a pas fonctionné : symboliquement, c’est un opposant qui l’a emporté dans la circonscription incluant Ayodhya, dans le bastion du parti qu’était l’État d’Uttar Pradesh, où le BJP, qui y détenait 62 sièges sur 80 en 2019, n’en conservé que 33 en 2024.
Quelles conséquences Narendra Modi allait-il tirer de sa victoire en demi-teinte ? Lui et ses partisans occultèrent leurs ambitions déçues et leur victoire amoindrie, pour chanter gloire : pour la première fois depuis les années Nehru, un Premier ministre entamait un troisième mandat consécutif… Pour consolider sa coalition affaiblie, Modi négocia un accord avec deux leaders politiques d’ancrage régional lui apportant au total 28 sièges : Nitish Kumar au Bihar et Chandrababu Naidu en Andhra Pradesh. Kumar est connu pour ses retournements d’alliance ? Naidu entend maintenir un petit quota d’emplois réservés pour les musulmans ? Peu importe. Si les deux leaders n’ont pas obtenu pour leur État respectif le « statut spécial » qu’ils espéraient, statut ouvrant droit à un soutien particulier du pouvoir central, le budget rectificatif voté par la nouvelle chambre le 23 juillet leur accorda des financements substantiels. Reste à voir si leur appui durera toute la mandature.
Un Parlement sous tensions
Pour bien souligner le principe de continuité, les grands ministères conservèrent leurs titulaires (Intérieur, Défense, Affaires étrangères, Finances) et de même le président sortant de la Lok Sabha fut maintenu dans ses fonctions. Une concession fut toutefois consentie : la nomination de Rahul Gandhi comme leader de l’opposition à la Lok Sabha (un poste vacant depuis le premier mandat de Modi en 2014), le président du Congrès, Mallikarjun Kharge, étant pour sa part leader de l’opposition à la chambre haute, la Rajya Sabha.
Le 24 juin, à l’ouverture de la nouvelle session de la Lok Sabha, le Premier ministre en appela au consensus. Il n’en fut rien, et la nouvelle assemblée, avec une opposition notablement renforcée, témoigne de la forte polarisation de la vie politique indienne. Le bloc INDIA, au Parlement ou en dehors, souleva de multiples questions d’actualité : inflation, chômage, fraudes entachant le concours de recrutement en études de médecine ; statut des recrues temporaires dans l’armée ; situation exacte sur la ligne de contrôle séparant la Chine de l’Inde au Ladakh après le conflit de 2020, sur lequel le Premier ministre est très discret. Un point majeur de l’opposition porte sur la sauvegarde de la Constitution, menacée à ses yeux par la volonté du pouvoir d’avoir 400 élus.
À cette opposition revivifiée, le pouvoir fait face sans nuance, rappelant l’état d’urgence imposé par Indira Gandhi en 1975 pour dénier au Congrès la légitimité de se poser en défenseur de la Constitution, et accusant l’opposition de s’adonner à des « politiques négatives » et de détourner le Parlement de sa fonction en multipliant les protestations. Dans le même temps, un opposant de poids, Arvind Kejriwal, chef du gouvernement local de Delhi, est toujours détenu sans jugement sous accusation de fraude financière, tandis que la Cour du Gujarat arrête une activiste de premier plan, Medha Patkar, une décision suspendue quelques semaines plus tard par une Cour de Delhi. Pour le reste, les débats sur le fédéralisme biaisé s’intensifient, les États dirigés par des partis d’opposition accusant de partialité le pouvoir central et les gouverneurs qui le représentent dans ces États, entre autres en matière fiscale.
Au-delà de cette polarisation politique, le gouvernement Modi 3 aura-t-il les moyens de mettre en œuvre son programme ? En sus de l’objectif à long terme —faire de l’Inde un pays développé en 2047, centenaire de son indépendance—
des réformes politiques emblématiques sont annoncées. Celle d’un Code civil uniforme a déjà suscité de nombreuses protestations, en ce qu’il abolirait, en matière de droit privé, les spécificités garanties aux diverses communautés religieuses, Hindous, Musulmans, Chrétiens entre autres. Tout aussi sensible, le projet de Registre national des citoyens inquiète, car tous ne disposeront pas des preuves de nationalité qui seraient demandées : la minorité musulmane, 14% de la population, se sent visée par un nationalisme hindou qui entend, depuis sa gestation idéologique il y a un siècle, établir un État hindou, Hindu rashtra. Autre annonce sensible, sous le slogan « Une nation, une élection », la volonté de regrouper le calendrier des élections pour l’Assemblée nationale et les Assemblées d’État : on voit bien l’objectif hégémonique d’un tel projet, mais on voit mal comment il pourrait être mis en œuvre dans une fédération de 28 États dont toutes les Assemblées ne complètent pas toujours leur mandat, suscitant alors des élections anticipées.
Des ambitions globales
Pays le plus peuplé du monde depuis 2024, avec 1,441 milliard d’habitants, l’Inde voit son taux de croissance du PNB (8,15% pour l’année fiscale 2023-24) surpasser nettement celui de la Chine en recul, et le pays, cinquième économie mondiale en 2023, devrait dépasser prochainement le Japon puis l’Allemagne pour se hisser au troisième rang avant 2030. Mais pour l’heure le PNB chinois est plus de quatre fois supérieur à celui de l’Inde. Pour New Delhi, face au poids de Pékin dans la géopolitique mondiale, alors que le contentieux frontalier entre les deux pays reste ouvert, le défi est conséquent. Il dicte une politique étrangère qui ne devrait guère changer au fil du troisième mandat de Narendra Modi, et qui jouit d’un relatif consensus trans-partisan. Au nom de sa volonté d’autonomie stratégique, l’Inde tente de jouer sur tous les tableaux : membre du Quad (États-Unis, Japon, Australie Inde) prêchant un Indopacifique « libre et ouvert », l’Inde est aussi membre de l’Organisation de Coopération de Shanghai, instaurée par Pékin et Moscou pour préserver au départ la stabilité de l’Asie centrale post-soviétique, mais élargie aujourd’hui au Pakistan et à l’Iran. Failles démocratiques ou pas, l’Occident courtise l’Inde, contrepoids à la Chine, fût-il asymétrique, et Washington s’est accommodé d’une Inde devenue le premier importateur de pétrole russe, une Inde appelant à la paix, mais sans avoir voté à l’ONU contre Moscou depuis la guerre en Ukraine. Les visites de Narendra Modi à Moscou puis à Kiev, en juillet août 2024, illustrent cette politique duale, plus embarrassée par le conflit israélo-palestinien, où l’Inde se garde bien de suivre l’Afrique du Sud dans sa condamnation du gouvernement Netanyahu. Présidente du G20 en 2023, l’Inde de Narendra Modi s’est voulue, et se veut encore, porte-parole du Sud global, alors que les BRICS s’élargissent sous initiative chinoise… Mais la course à la puissance ne se joue pas simplement entre multipolarité et multilatéralisme. Pour New Delhi, l’enjeu majeur reste intérieur : le développement socio-économique reste le facteur crucial. Le message des élections de 2024, à cet égard, vaut autant pour la place de l’Inde dans le monde que pour le jeu politique national.
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