L’Inde, courtisée partout, comprise nulle part? edit
En géopolitique aussi, il est des séquences qui mettent sur le devant de la scène un pays, un leader ou une question. Depuis plusieurs semaines maintenant, c’est le Premier ministre indien, Narendra Modi, qui a les faveurs des médias et des chefs d’État. Reçu à Washington les 21 et 22 juin, il est l’invité d’honneur des cérémonies du 14 juillet en France. Jusqu’à il y a peu, l’Europe et les États-Unis le critiquaient pour sa politique intérieure. Mais le chef du parti nationaliste BJP (Bharatiya Janata Party), ancien chef de l’exécutif de l’État du Gujarat, est désormais l’homme à voir, à fréquenter et à se ménager.
Ce « moment Modi » est pourtant paradoxal : il coïncide dans le temps avec un renforcement du partenariat stratégique ancien avec la Russie. Au moment même où les Occidentaux déploient des séries de sanctions contre Moscou, l’Inde augmente son commerce avec la Russie et s’abstient de condamner l’invasion de l’Ukraine. Quelles sont les raisons de ce regain d’intérêt récent pour l’Union indienne et le chef de son gouvernement ? Et l’Inde peut-elle réellement bénéficier de cette « mode » géopolitique pour réaliser ses ambitions structurelles ? Le « moment Modi » indique-t-il que l’Inde entame une nouvelle ère ?
L’Inde, visible aux quatre points cardinaux
Le bilan international de l’Inde ces derniers mois est impressionnant de visibilité et d’agilité. Partout l’Union indienne et son Premier ministre sont recherchés et courtisés. Cet activisme et cette attractivité défient les clivages des relations internationales et se déploient dans toutes les directions.
Au sud, le Premier ministre indien reprend le flambeau du non-alignement de la conférence des Non-Alignés à Bandung (1955) pour l’adapter au 21e siècle. Il a relancé avec un certain succès médiatique le concept de « Sud Global » (ou Global South, forgé par Carl Oglesby dès 1969) pour en revendiquer le rôle de porte-parole. Il assure la présidence tournante du G20 du 1er décembre 2022 au 1er décembre 2023 et use de ce rôle pour organiser une centaine d’événements axés sur les défis du sud global : réunions ministérielles, forums des sociétés civiles, etc.
A l’Ouest, son prestige semble rétabli après des années difficiles : sa visite aux Etats-Unis est non seulement la première ayant statut de « visite d’État » (sur les cinq réalisées depuis le début de ses primatures) mais a également débouché sur une série d’accords dans tous les domaines : énergie, santé, changement climatique, défense, transferts de technologies, etc. La présence de Narendra Modi aux côtés d’Emmanuel Macon pour les cérémonies du 14 juillet sur les Champs-Élysées marquera l’importance que les Européens accordent au leader indien malgré leur perception critique de son bilan en matière de tolérance religieuse, de droit de l’opposition, de séparation des pouvoirs, etc.
Mais c’est à l’est et au nord que la prouesse diplomatique de l’Inde est la plus importante, quand on constate à quel point les relations entre Delhi et Moscou se sont renforcées exactement au même moment. Delhi s’est abstenue de condamner la Russie au Conseil de sécurité des Nations-Unies durant l’année 2022 où elle jouissait d’un siège non permanent, et en outre elle a développé ses importations depuis la Russie : le commerce bilatéral a atteint le niveau record de 44,4 Mds de dollars durant la période 2022-2023. Une large partie de cette augmentation considérable tient aux hydrocarbures. L’Inde transforme en effet sur son sol le pétrole russe. Enfin, elle accueille le sommet de l’Organisation de Coopération de Shanghai, structure créée par la Russie et la Chine pour faire contrepoids à l’OTAN et contester l’ordre géopolitique issue de la Deuxième Guerre mondiale. Cela sert son prestige dans toutes les parties de l’Asie.
L’Inde (re)devient une grande puissance œcuménique, dans toutes les directions et dans tous les domaines. Partout, elle est recherchée et courtisée, par-delà les réseaux d’alliance traditionnels en cours de durcissement. Le « multi-alignement » revendiqué par le gouvernement Modi théorise cette attractivité générale. Quelles sont les raisons qui la fondent ?
L’Inde, bénéficiaire du piège de Thucydide
Le renforcement récent de l’Inde sur la scène internationale tient d’abord à la guerre en Ukraine et au renforcement de la rivalité entre les États-Unis et la Chine, qui voit l’Inde bénéficier « du piège de Thucydide » (Graham Allison), cette situation qui voit une puissance dominante entrer en conflit avec un rival émergent, dont elle craint la montée en puissance.
En réactivant leurs liens, avec l’Inde les États-Unis cherchent à faire contrepoids à la Chine en Asie et en Eurasie. Le rival systémique de la République Populaire de Chine est tout simplement immanquable avec la première population mondiale, le marché correspondant, une croissance du PIB prometteuse (+7,2% en 2022), son poids dans la tech, son armée aguerrie et son arme nucléaire. Les outils de ce rapprochement étaient préexistants : l’administration Obama avait porté l’Inde au rang de « partenaire de défense majeur des Etats-Unis ». De plus, l’Inde est depuis longtemps un pilier du QUAD avec le Japon et l’Australie. En somme, la faveur de l’Inde aux Etats-Unis doit beaucoup à la montée des tensions avec la Chine.
En Europe, on espère également beaucoup d’une influence modératrice de l’Inde sur la Russie. La relation entre Moscou et Delhi est structurante dans plusieurs domaines : l’Inde est le premier client du complexe militaro-industriel russe depuis plus d’une décennie ; elle bénéficie des centrales nucléaires de ROSSATOM ; et les relations sont encadrées par un comité bilatéral de niveau gouvernemental. Autant dire que les relations russo-indiennes ne doivent à la conjoncture actuelle qu’un simple regain : elles sont fondamentales pour les deux partenaires.
En conséquence, les Européens recherchent en Inde des perspectives de long terme : sur le plan économique, ils connaissent les immenses besoins en infrastructures du pays ; et sur le plan politique, ils espèrent se ménager un lever de pression indirect sur Moscou.
Reste néanmoins une grande incertitude pour le gouvernement indien : ses besoins et ses projets sont-ils réellement pris en considération par les multiples alliés ou partenaires qu’elle parvient à se ménager ?
Les malentendus des partenariats stratégiques de l’Inde
Le « moment Modi » est particulièrement apprécié à Delhi dans la perspective des élections fédérales de l’Union au printemps prochain : l’activité diplomatique du Premier ministre en 2023 figurera dans son bilan à un moment où le BJP perd la maîtrise de certains États de l’Union.
Mais, par-delà la conjoncture, l’Inde s’expose à plusieurs risques de désillusion à terme : la fonction tribunicienne du Sud Global lui est contestée par la Chine avec des arguments financiers, industriels et militaires extrêmement puissants, notamment en Asie ; les États-Unis et l’Union européenne ont beau réactiver régulièrement leurs accords stratégiques avec l’Union indienne, celle-ci est encore loin d’obtenir un siège permanent au Conseil de sécurité des Nations-Unies ; et l’œcuménisme multi-aligné de Modi risque de virer à l’abstentionnisme à mesure que les crises se développement en Europe et en Asie. À force d’agilité, l’Inde peut décevoir les Occidentaux si elle n’infléchit par la position de Moscou et ne fait pas efficacement contrepoids à la Chine. Dans la reprise du dialogue stratégique, l’Inde pourrait bien être déçue par les contreparties des Occidentaux ; et les Occidentaux « lassés » par l’agilité de l’Inde.
En outre, l’Inde attend de ses partenaires qu’ils l’aident à surmonter ses défis structurels (énergie, infrastructures, chômage, industries, etc.) tout en refusant d’ouvrir largement son économie : celle-ci demeure très concentrée entre les mains de grandes familles ; elle reste entravée par des procédures administratives peu attrayantes ; et New Delhi campe depuis longtemps sur une ligne protectionniste.
Là est peut-être le plus grand risque de malentendu stratégique entre l’Inde et ses partenaires : ceux-ci attendent de l’Union une influence extérieure alors que l’Inde, elle, cherche avant tout des solutions à ses défis intérieurs.
L’Inde est en faveur en ce moment mais mérite-t-elle de passer ainsi de l’ombre à la lumière, de la critique à la faveur ? Le « retour » de l’Inde sur le devant de la scène doit beaucoup à la conjoncture : les présidences tournantes du G20 et de l’OCS lui donnent une tribune au Sud et en Eurasie ; la guerre en Ukraine oblige les Européens à chercher des contre-feux en Inde ; le piège de Thucydide renforce la valeur de l’alliance indienne pour les États-Unis ; la croissance démographique et économique de l’Inde rend son économie attrayante ; son multi-alignement militaire ne nuit pas à son partenariat stratégique avec Moscou. Si les atouts structurels du pays sont connus, les limites de sa posture extérieure le sont aussi : dans une période de reconstitution et de durcissement des blocs, une grande puissance trop œcuménique peut susciter des réticences. En géopolitique aussi, la solidité d’une posture tient aussi à la crédibilité des alliances.
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