Experts et intellectuels dans le débat politique sur l’Ukraine edit
Pour l’essentiel, le débat sur la question russe n’a pas été conduit par les hommes politiques mais plutôt par des spécialistes du commentaire que l’on peut schématiquement, sans poser de frontière nette entre ces deux catégories, diviser en « experts » et en « intellectuels ». Les « experts », qui ne sont pas nécessairement neutres, sont les spécialistes de la politique internationale, des questions militaires ou de l’histoire de la Russie et de ses voisins qui « suivent » depuis longtemps l’évolution du conflit russo-ukrainien et sont donc censés pouvoir dégager les enjeux à long terme des événements en cours. Les « intellectuels » sont supposés donner un « sens » plus large ou plus profond aux débats en cours en dégageant la portée « éthique » ou « philosophique » des choix politiques en discussion. Entre les deux catégories, on peut placer ceux que Michel Foucault appelait les « intellectuels spécifiques », qui doivent leur autorité au fait que, même si leur action a une portée générale, ils interviennent de manière privilégiée sur des questions sur lesquelles ils ont acquis une maîtrise particulière comparable à celle des « experts ». Les uns et les autres contribuent à alimenter les choix des éditorialistes, qui ont gardé un certain poids dans la presse écrite.
Le fait le plus visible est que, très vite, la grande majorité des médias écrits, télévisés ou radiophoniques a proposé des commentaires dont l’immense majorité étaient plutôt bienveillants à l’égard de la cause ukrainienne, et où les arguments en faveur de la Russie (ou de la « modération ») paraissaient très minoritaires, alors qu’ils étaient extrêmement présents sur les réseaux sociaux. Les amis de la Russie y voient évidemment un signe de la puissance du « système » qui ne manque pas de marginaliser les critiques du monde comme il va. Cette explication est peu convaincante, quand on sait combien, depuis des décennies, la complaisance pour la Russie a été un fait majeur au sein des élites françaises. Elle est d’ailleurs largement démentie par le fait que, lorsque des politiques comme Dominique de Villepin ou Pierre Lellouche reprennent les arguments classiques de ceux qui disent vouloir « comprendre la Russie », les colonnes des journaux et les plateaux télévisés leur sont largement ouverts. La réalité semble bien plutôt que la crise ukrainienne a provoqué une crise profonde dans la partie des « élites » qui sympathisait jusqu’alors avec la culture ou la politique russes. Les « réalistes » sont restés prudents ; plus significatif encore est le désarroi d’un slavophile avoué comme Sylvain Tesson, qui reconnaît aujourd’hui s’être lourdement trompé sur Poutine, dans lequel il avait cru reconnaître un authentique conservateur. Le cas le plus exemplaire est sans doute celui de l’excellent théologien orthodoxe Jean-François Colosimo, qui avait plaidé pour la cause russe en 2014 et qui est aujourd’hui un critique implacable de la politique de Poutine et du patriarche Kirill[1]. Cette crise traverse en fait tous les milieux où la Russie bénéficiait de préjugés favorables, comme le montre l’attitude des médias réputés les plus proches de la sensibilité « souverainiste » ou « populiste ». C NEWS accorde certes une tribune de choix au toujours flamboyant Philippe de Villiers, qui continue à voir en Vladimir Poutine le dernier rempart de la chrétienté, mais on ne peut pas dire que la chaîne milite activement pour la cause russe, alors qu’elle reprend largement les autres thématiques – anti-immigration et antieuropéennes – des partis politiques populistes. Plus significative encore est l’évolution d’un mensuel comme Causeur, qui accueille très généreusement toutes sortes de critiques souvent talentueux de la société contemporaine. En 2014, la majorité de ses collaborateurs penchait nettement en faveur de la cause russe, qui leur paraissait pouvoir fédérer les différentes sensibilités conservatrices. Ce n’est plus le cas aujourd’hui : Causeur donne de temps en temps la parole à des critiques de la cause ukrainienne comme Arno Klasferld, mais on peut aussi y lire d’excellentes analyses de Jean-François Colisimo ou de Gil Mihaely auxquelles les plus fervents amis de l’Ukraine ne trouveront rien à redire.
En fait, ce qui réduit l’audience des défenseurs de la Russie, ce n’est pas tant une hypothétique censure du « système » que la défection des meilleurs d’entre eux et le manque de figures notoires ou du moins présentables. C’est pour cela que, dès lors qu’un intellectuel connu pour sa notoriété (Chesterton) manifeste sa « compréhension » ou sa bienveillance pour la cause russe, les médias ne manquent pas de l’accueillir et de lui offrir un vaste public. Depuis deux ans, les principaux bénéficiaires de la part de marché relativement sous-exploitée que représente la défense de la Russie ont été un historien aux vastes vues anthropologiques, Emmanuel Todd et un philosophe, Luc Ferry, qui est aussi un éditorialiste politique se voulant « gaulliste », c’est-à-dire «républicain en politique et libéral en économie ».
Le premier a donné dans son dernier livre[2] la synthèse attendue par tous ceux qui, sans vouloir s’engager ouvertement pour la Russie, espèrent une défaite de l’Ukraine qui montrerait la faillite définitive de l’Occident libéral, dont les dérives nihilistes ont fini par provoquer une révolte générale du « Reste du monde » uni dans le refus de l’économie financiarisée et de l’idéologie LGBT. L’ouvrage soulève quelques questions sérieuses et la thèse qui voit dans l’effondrement des couches protectrices (Schumpeter) héritées du passé chrétien de l’Europe et des Etats-Unis une des raisons du désarroi actuel des démocraties occidentales mérite d’être prise en considération. Emmanuel Todd n’a sans doute pas tort de considérer que, en faisant des dernières conquêtes de la culture LGBT le Schibboleth qui permet de distinguer les démocraties libérales de leurs contrefaçons autoritaires, les libéraux contemporains alimentent inutilement des inquiétudes et des ressentiments dont la Russie ne manque pas de tirer profit. Il n’a pas tort non plus de considérer que, dans un contexte de guerre classique, la capacité de la Russie à réorienter son économie dans la production massive d’armements a été un atout largement sous-estimé par les Occidentaux ; cela ne l’autorise pas pour autant à en tirer la conclusion que, nonobstant la faiblesse de son PIB, l’économie russe, qui produit en masse des missiles, est plus productive que l’économie américaine qui ne produirait que des richesses fictives en s’appuyant sur la suprématie du dollar : à ce compte, on pourrait également considérer que l’économie de la Corée du Nord est supérieure à celle de la Corée du Sud, qui produit des gadgets infiniment moins utiles que les armes classiques ou nucléaires. On reste peu convaincu par une analyse qui ne tient aucun compte de la décomposition morale, de la brutalité insigne et du cynisme ostentatoire du pouvoir russe, et qui traite avec un total mépris les aspirations démocratiques des pays de l’Europe centrale, les vertus civiques de l’Europe du Nord et les débats politiques de la vieille Europe. La séduction que peut exercer le livre d’Emmanuel Todd tient au fait qu’il présente dans le style cool et moderne d’un boomer originellement indifférent à la culture conservatrice des thèmes qui remontent à la période où, à la fin du XIXe siècle, la Russie a commencé à séduire les Occidentaux qu’inquiétaient les bouleversements inouïs produits par les progrès de la démocratie. Michelet prédisait qu’après avoir dit : « je suis le christianisme », la Russie dirait un jour à l’Europe : « je suis le socialisme ». Elle nous dit aujourd’hui : « je suis le conservatisme » ; les conservateurs seraient bien avisés de ne pas la croire.
Le second de nos critiques du consensus pro-ukrainien, Luc Ferry, qui développe ses analyses tous les dimanches sur LCI de 19 h à 20 h, ne manifeste aucune sympathie particulière pour le pseudo-conservatisme poutinien, évidemment étranger à l’ « humanisme non métaphysique » qui est au fondement de sa philosophie. Il se désole au contraire que, par la faute de l’agressivité des Etats-Unis, qui tirent de grands bénéfices politiques et économiques de la guerre en cours, tout le « Sud global » finisse par se ranger sous la bannière de la Russie poutinienne, là où une politique raisonnable aurait favorisé l’expansion de la démocratie. Il reprend donc volontiers les analyses passées de son « ami » Hubert Védrine, ce qui le conduit à revenir périodiquement sur l’attitude coupable des Occidentaux, qui auraient inutilement et gratuitement « humilié » et inquiété une Russie qui rêvait de devenir une démocratie modèle. Mais il se distingue par un thème apparemment plus original (et en fait directement issu de la propagande russe). Il ne va certes pas jusqu’à nier que Poutine ait agressé l’Ukraine en 2022, mais il ne cesse de dire que cette agression elle-même n’est qu’un épisode dans un conflit qui a commencé il y a dix ans lorsque l’Ukraine a riposté par la guerre civile et par des persécutions violentes aux légitimes aspirations des populations russophones du Dombass, en s’appuyant pour ce faire sur la milice « nazie » du régiment Azov, et en refusant pour finir d’appliquer les accords de Minsk qui proposaient un solution « fédérale » du conflit en attribuant aux régions de l’Est un statut comparable à celui de la Catalogne. L’Ukraine est donc en fait la première responsable de ses propres malheurs ; sa prétention à récupérer l’intégralité de son territoire est pour Luc Ferry non seulement peu réaliste mais parfaitement illégitime et les Ukrainiens doivent s’en tenir à une action purement défensive ; les Occidentaux doivent ainsi s’interdire de leur livrer des armes susceptibles d’atteindre la Russie ou même des avions – ce qui permettra aux Russes de rentrer tranquillement chez eux après chaque bombardement. Ces derniers temps, Luc Ferry a admis que, la situation ayant changé avec l’échec de l’offensive ukrainienne, il est indispensable d’aider l’Ukraine de manière à ce qu’elle ne perde pas la guerre, c’est à-dire que la Russie ne puisse pas aller jusqu’à Kiev dans sa reconquête. Mais on en vient à se demander si ce risque l’inquiète vraiment puisqu’il continue à considérer que la Russie n’a d’autre souci que de protéger les minorités russes contre ceux qui les persécutent[3], et qu’on a donc tort de dramatiser les enjeux d’une guerre qui ne concerne pas vraiment la plupart des Européens et qu’on pourra terminer par des négociations et par une grande conférence internationale.
On se demande simplement pourquoi, si ses buts sont aussi modestes, la Russie considère que le conflit en cours l’oppose à l’ « Occident collectif » , et pourquoi ses voisins polonais, tchèque ou baltes se montrent aussi inquiets. On ne comprend pas non plus pourquoi, si les buts de Poutine sont aussi modérés et circonscrits que les présente Luc Ferry, celui-ci estime fâcheux que le maître du Kremlin soit en passe de devenir le leader du « Sud global ». Cette construction revient à renoncer à toute solidarité effective avec l’Ukraine avec pour perspective glorieuse pour la France de se poser en puissance médiatrice, à mi-chemin entre l’autoritarisme russe et le funeste « multiculturalisme » américain (ce qui est d’autant plus important que Luc Ferry dénie aux Etats-Unis le statut de démocratie et d’ « Etat de droit » au motif qu’ils n’ont pas aboli la peine de mort…). On aurait pu espérer mieux d’un des philosophes les plus brillants de sa génération, qui a jadis joué un rôle important dans la vie intellectuelle française.
Ces deux exemples montrent que, si elle a beaucoup décliné dans les élites politiques et intellectuelles, la « fascination russe » reste présente dans l’opinion française, et qu’il suffirait de peu pour qu’elle connaisse de nouvelles cristallisations.
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[1] Jean-François Colosimo, La Crucifixion de l’Ukraine. Mille ans de guerres de religion en Europe, Albin Michel, 2022.
[2] Emmanuel Todd, La Défaite de l’Occident, Gallimard, 2023.
[3] LCI, 17 mars 2024.