Du tweet au journal télévisé: la mécanique insidieuse de la désinformation edit

L’enrôlement des médias grand public est le graal de la désinformation en ligne. Il n’est certes pas facile à une fake news d’être reprise comme une information valide par des médias reconnus, parce que les journalistes ont justement pour mission de départir le vrai du faux. Pourtant, certains biais du métier, ou la pression mise sur la course à l’audience, sont exploités par les acteurs de la désinformation. Cette brèche dans les lignes de défense de la démocratie peut être réparée, si l’on comprend comment elle a été créée.
Les chercheurs spécialisés ont développé la notion de « cycle de la désinformation » pour décrire ce qui s’apparente aussi à une chaîne de valeur. Les médias peuvent constituer dans cette chaîne un maillon particulièrement précieux. Ils offrent deux avantages pour les propagateurs de fake news et autres théories du complot : une ouverture vers un large public qui n’est plus celui de leurs followers sur les plateformes, mais aussi un effet de légitimation. Celle-ci fonctionne aussi vis-à-vis des algorithmes de modération : un partage vers un article du monde.fr ou du figaro.fr ne sera pas filtré, et il sera même souvent pondéré plus fortement qu’un lien lambda.
L’insertion des médias dans le cycle de la désinformation
Un premier cas de figure voit des médias partisans s’insérer en toute connaissance de cause dans un dispositif de propagande négative. L’affaire « Hillary’s Health », lors de la présidentielle américaine de 2016, en offre une excellente illustration[1].
Elle commence avec la diffusion d’allégations sans fondement sur la mauvaise santé de la candidate démocrate par des blogueurs de l’alt-right, qui se basent sur des vidéos sorties de leur contexte. Ces allégations sont ensuite amplifiées par des personnalités influentes comme le youtubeur britannique Paul Joseph Watson, atteignant ainsi un public plus large. Étape suivante : de grands médias conservateurs (Drudge Report, Fox News) reprennent le sujet, invitant à la spéculation sans cautionner ouvertement les théories. Les réseaux sociaux jouent un rôle central dans l’amplification de la désinformation, avec des hashtags et des moqueries se diffusant rapidement.
Les actions et silences de la candidate sont intégrés au cycle de la désinformation. Le départ inopiné (et sans explication immédiate) de Hillary Clinton d’une cérémonie relance la machine. Les spéculations continues des médias grand public et les « questions sans réponse » renforcent les doutes du public.
Cette affaire illustre l’importance de l’implication d’acteurs et de réseaux de premier plan dans le renforcement de récits mensongers. Passant des blogs complotistes aux grands médias conservateurs, des théories fallacieuses arrivent au centre de l’attention et du débat.
À côté de cette affaire qui relève de la collusion, on peut citer des cas où les médias se sont laissé enrôler sans le savoir dans le cycle de la désinformation. Deux exemples français viennent à l’esprit. Le premier est la polémique sur les punaises de lit.
Au départ, une vraie information : en juillet 2023 un rapport de l’Agence nationale chargée de la sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail a révélé qu’entre 2017 et 2022, 11 % des ménages français ont été infestés par des punaises de lit. En septembre 2023, des rumeurs se propagent sur les réseaux sociaux : des internautes parisiens déclarent en avoir vu dans les cinémas ou dans le métro. Des enquêtes sont menées, aucun cas n’est détecté. « À la SNCF, il y a eu 37 cas de signalement dans les trains ces derniers jours, tous vérifiés, zéro cas avéré », relaie Clément Beaune, ministre des Transports début octobre. La RATP parvient à la même conclusion[2]. À ce stade, aucune campagne n’est détectable : on est entre blague potache et rumeur incontrôlée. Mais, comme l’écrit Felicia Sideris dans une enquête publiée un an plus tard, « c’est là que la machine russe se met en route. Ce sont d’abord des sites d’information fgrançais qui sont plagiés pour relayer des fausses informations autour des punaises de lit. Un faux article de La Montagne prétend à tort que la propagation du nuisible est liée aux sanctions occidentales contre la Russie, car certains produits insecticides ne pourraient plus être exportés en France. Un autre, imitant cette fois-ci le quotidien Libération, émet la théorie que les réfugiés ukrainiens seraient à l’origine de l’infestation en France.[3] »
Pour donner de la visibilité à ces faux articles, les acteurs de la désinformation vont s’appuyer sur un réseau structuré et coordonné auquel Viginum a consacré un rapport[4]. Ce réseau s’appuie sur des dizaines de canaux Telegram et de blogs afin de relayer les articles de ces faux sites et amplifier la résonance sociale de l’inquiétude sur les punaises de lit. Les éléments de propagande russe s’insèrent dans les récits propagés par ces faux-sites. L’opération de déstabilisation vise à semer la panique, mais cherche aussi clairement aux intérêts de la France en décourageant les touristes. En 2024 encore, alors que le sujet a complètement disparu des (vrais) médias français tout comme des conversations, l’agence Tass note que « l’invasion de punaises de lit à Paris l’année dernière » fait toujours partie des « problèmes » auxquels sont confrontés les organisateurs avant le lancement des Jeux olympiques d’été.
Dans cette affaire, les médias français ont été pris au piège : en relayant des rumeurs sans fondement, ils ont été engagés à leur insu dans le cycle de la désinformation, et les premiers articles, véridiques, ont contribué à donner une apparence de véracité aux faux articles publiés sur des sites qui plagiaient ceux des journaux.
L’affaire des étoiles de David peintes dans les rues de Paris en octobre 2023 offre un autre modèle d’enrôlement des médias. Quelques semaines après le pogrome perpétré par le Hamas le 7 octobre 2023, et alors que l’offensive israélienne à Gaza vient de commencer, plus de 250 étoiles de David sont peintes au pochoir à Paris et dans des communes de banlieue, certaines devant le domicile de personnes de confession juive. La réalité indiscutable des tags, leur caractère visuellement très efficace (bleu monochrome évoquant le drapeau d’Israël), vont servir de point d’appui au développement d’un récit indigné, d’abord en ligne puis dans la presse. Ce récit est celui d’une radicalisation de l’antisémitisme et d’une jonction entre sa version musulmane (avivée par la crise en Israël et dans la bande de Gaza) et les méthodes de l’extrême droite au temps du nazisme. Dans ce récit, une France ravagée par les tensions interreligieuses serait revenue aux heures les plus sombres de son histoire. La puissance de ce récit est qu’il ne mobilise pas seulement l’extrême droite hostile aux musulmans, mais aussi des personnes de sensibilité modérée, horrifiées par ce spectacle.
La préfecture de police de Paris comprend vite qu’il s’agit d’une « opération atypique par rapport aux autres actes antisémites » (Laurent Nuñez, préfet de police de Paris, sur BFMTV le 5 novembre). Comme le relatera la presse par la suite, un témoin inopiné de la toute première opération a permis à la police d’appréhender deux individus de nationalité moldave, tandis qu’un troisième, chargé de prendre des photos, s’était enfui. Une deuxième opération a lieu trois jours plus tard, enregistrée par des caméras de vidéosurveillance, et les enquêteurs du parquet de Paris soupçonnent des liens étroits entre la première et la deuxième équipe de taggeurs, notamment parce que la composition des équipes et le mode opératoire est le même.
La célérité de la police et le coup de chance de la première interpellation permettent en moins de trois semaines d’avoir une idée très précise de la nature de cette opération, téléguidée depuis la Russie. Mais entretemps les images – simples, efficaces, terribles dans leur pouvoir évocateur – ont circulé sur les réseaux et de nombreux articles de presse et reportages télévisés les ont repris.
Vulnérabilités
La presse pouvait-elle échapper au piège qui lui était tendu ? On peine à l’imaginer. Ne pas diffuser ces images aurait été un choix éditorial relevant de la censure. Mais il existe une zone grise entre censure et vigilance, et il est crucial pour la presse de renforcer ses points faibles. Au moins deux vulnérabilités peuvent être identifiées.
La première est une tendance de fond qui a consisté pendant une bonne décennie à faire de Twitter une source primaire d’information. De nombreuses personnalités et agences officielles s’en servaient pour diffuser ce qui, auparavant, aurait pris la forme d’une conférence de presse, d’un communiqué ou d’un reportage. Twitter est ainsi devenu un canal privilégié pour les insiders du monde de l’information. Et c’est ce statut qu’ont su utiliser des acteurs de la désinformation. Plusieurs biais cognitifs, dont le fameux biais d’ancrage, incitent même un utilisateur averti ou méthodique à surpondérer la première mention d’un fait. Twitter ayant beaucoup moins d’utilisateurs que TikTok ou Facebook, il est plus facile d’y mettre en scène un mouvement d’opinion, ou une controverse. La présence dans le public de journalistes à l’affût de nouvelles et de tendances émergentes permet de se rapprocher d’eux et, potentiellement, d’altérer leurs représentations. « Change the conversation » : cette vieille loi de la communication politique a connu une nouvelle carrière, fulgurante, sur Twitter. Il n’est pas question ici d’affirmer que la presse dans son ensemble s’est fait le relais complaisant de ces tactiques. Mais quiconque a fréquenté Twitter ces dernières années sait à quel point les trolls y prennent la lumière, et avec quelle puissance certaines annonces peuvent fixer nos représentations. L’émotion et l’indignation n’épargnent aucun utilisateur, elles sont le cœur même du modèle économique des réseaux sociaux. Dans ce monde « chaud », pas facile de raisonner à froid ou de reprendre de la distance. L’affaire des punaises de lit montre une vulnérabilité, dans un contexte où les médias, fragilisés, sont pris de vitesse par les réseaux sociaux et tentent de rivaliser. Il n’y a pas de solution miracle, mais il faut réaffirmer l’impérieuse nécessité de la méthode et de la déontologie : distance, double ou triple vérification, recherche de sources secondaires, mention du caractère douteux de ce qui est rapporté.
La seconde vulnérabilité est plus facile à circonscrire. Dans un article sur l’Internet Research Agency (IRA), l’agence de désinformation fondée par feu Evgueni Prigojine à Saint-Pétersbourg, Josephine Lukito et ses coauteurs[5] pointent la vulnérabilité d’une forme en vogue de journalisme, mettant en avant la « vox populi » à travers des tweets jugés représentatifs. Or, comme le révèlent les chercheurs, plusieurs grands journaux américains ont cité sans le savoir des tweets émanant de l’IRA en les prenant pour la « vox populi » américaine. L’article montre que les tweets produits par des salariés de l’IRA étaient cités (1) pour leur opinion, (2) comme provenant d’utilisateurs quotidiens de Twitter, et (3) avec un ensemble d’autres tweets supposés représentatifs de l’opinion publique. Ici, c’est clairement une facilité du métier et un manque de discernement qui sont en cause. Mais ce manque de rigueur, n’est-il pas appelé par les possibilités techniques dans la presse en ligne d’insérer un tweet dans un article, en combinant ainsi la force du témoignage et le côté plaisant d’une illustration qui dynamise la page ? Le « vox pop » a ses défenseurs et c’est une tradition de la presse anglo-saxonne. Mais il est possible d’aller chercher dans la rue l’opinion de l’homme de la rue.
La presse, quand ses titres sont plagiés par des faussaires, est la première victime des propagandistes contemporains. Elle est prise dans un dilemme continuel entre la vitesse et la vérification, et ce dilemme engage son existence même. Impossible d’attendre trois semaines le résultat d’une enquête, si l’on veut rester sur la carte. Mais pour son bien même, et pour celui de la démocratie, la presse a aujourd’hui une ardente obligation de relever les digues de la vigilance, d’éviter les facilités, de s’armer contre les biais et, plus que tout, de sortir la tête des réseaux.
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[1] Cette affaire et d’autres cas de désinformation sont analysés dans notre rapport Manipulation et polarisation de l’opinion : réarmer la démocratie pour sortir du chaos, publié par l’Observatoire du Long Terme et présenté le 4 juin devant la Commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale.
[2] Virginie Fauroux, « Punaises de lit dans les transports : qu’en est-il vraiment ? », TF1, 5 octobre 2023.
[3] Felicia Sideris, « Psychose des punaises de lit en France" : pourquoi le gouvernement accuse-t-il la Russie ? », TF1, 1er mars 2024.
[4] Viginum, « Portal Kombat: A structured and coordinated pro-Russian propaganda network », février 2024.
[5] Josephine Lukito, Jiyoun Suk, Yini Zhang, Larissa Doroshenko, Sang Jung Kim, Min-Hsin Su, Yiping Xia, Deen Freelon et Chris Wells, « The wolves in sheep’s clothing: How Russia’s Internet Research Agency tweets appeared in U.S. news as vox populi », The International Journal of Press/Politics, 25(2), 2019.