La guerre de trop? edit
Tous ceux qui s’intéressent à l’histoire de l’URSS et de la Russie – et comment pourrait-on la négliger ? – ont pu apprécier au cours des années la compétence de Marie Mendras, dont témoigne son œuvre abondante. Son dernier ouvrage, publié au début de cette année, avant la mort d’Alexeï Navalny, constitue une étape significative de ce travail, et pas seulement en raison de l’actualité.
L’auteure est une politologue, elle a suivi tous les épisodes de l’histoire politique de la Russie depuis la fin de l’URSS, elle a été souvent et longtemps présente dans le pays, elle a échangé régulièrement avec les politiques et les intellectuels russes démocratiques, elle a travaillé avec les chercheurs des divers think tanks spécialisés qui, en Russie comme dans les pays démocratiques, fournissent les informations sur le destin politique du pays. Son ouvrage, pour les non-spécialistes, a deux grandes vertus, outre la clarté et la simplicité de son écriture, celle de nous donner une information référencée impressionnante, et celle d’avancer un jugement qui, négligeant les prudences universitaires des spécialistes qui craignent de se couper de leur « terrain », est, au meilleur sens du terme, fermement engagé dans la critique de la tyrannie au nom des valeurs démocratiques.
Marie Mendras a une thèse qu’elle résume clairement dans sa conclusion : « Il existe un lien de causalité entre la perte d’autorité en interne et la tentation de la guerre extérieure. Poutine déstabilise l’Ukraine parce qu’il est sur le qui-vive dans sa forteresse. (…) C’est bien un régime en mode survie qui cherche une protection dans l’intervention extérieure. L’urgence pour Poutine est de garder le pouvoir en Russie, certainement pas de l’étendre à l’Ukraine dans un projet de conquête territoriale traditionnelle » (p. 280) et, un peu plus loin, cette prévision optimiste : « L’invasion de l’Ukraine est la guerre de trop, celle qui mettra probablement le point final à l’entreprise dévastatrice d’un régime tyrannique » (p. 282). L’interprétation par l’histoire, la tradition impériale des Tsars, la mémoire de l’expansion du communisme depuis la fin de la seconde guerre mondiale, souvent évoquées par les commentateurs, n’est pas retenue par la politologue, bien qu’elle fasse l’hypothèse qu’autour de Poutine des hommes du Kremlin souhaitent rétablir la situation de la guerre froide qui faisait de l’URSS l’un des deux Grands.
C’est à partir de cette thèse que les épisodes de l’histoire récente sont présentés et analysés grâce à une connaissance remarquable du monde politique russe. L’analyse des épisodes successifs grâce auxquels Poutine a établi sa domination et le rôle décisif de la première guerre de Tchétchénie qui tue l’espoir d’une évolution démocratique, sont convaincants. L’auteure critique sans ménagement : les mots « mensonges », « criminel » et « criminels », « transgression de toutes les règles », se retrouvent régulièrement sous sa plume. Elle dénonce l’orgueil et le mépris du dictateur tyrannique et revanchard, qui nourrit les passions tristes de la peur, de la haine et de la vanité. Sa sévérité n’épargne d’ailleurs pas les dirigeants européens Angela Merkel et Nicolas Sarkozy, puis François Holllande (accords de Minsk, 2014), jusqu’au retard avec lequel notre président actuel a compris la nature d’un régime politique et d’un dictateur avec lequel il est inutile de discuter et de chercher des compromis.
Ce n’est pas seulement l’individu Poutine, mais le régime qui est analysé et l’auteur le caractérise par l’élimination physique de tous les opposants. Le récit de ces assassinats successifs fait frémir. C’est le régime lui-même qui est criminel, le dictateur « absolu usant de la violence extrême contre les populations en toute impunité » (p. 192). L’auteur détaille douze formes d’actions criminelle.
Le délitement de la société russe rend l’auteur relativement optimiste sur l’avenir. Imprévisible, le dictateur est aussi vulnérable, il vit dans la méfiance généralisée et la peur d’être lui-même assassiné. L’armée ne peut qu’être dysfonctionnelle. L’isolement de Poutine sur la scène internationale est grandissant. Une résistance interne s’organise sous des formes diverses, mais efficaces. « Si la tyrannie appelle la violence, la violence appelle la guerre et celle-ci éprouve la tyrannie » (p.177). La fin de la guerre conduira à la fin de la tyrannie.
J’avoue ne pas partager entièrement cet optimisme. Le poids de l’histoire pèse sur la conscience politique de la population qui, dans son histoire, n’a jamais fait l’expérience de la démocratie. Rien n’est moins naturel que la pratique démocratique, elle demande un long apprentissage. Beaucoup des populations russes les plus européisées et démocratiques ont quitté le pays. Que savons- nous de l’attitude de la population non politisée ? Je ne suis pas non plus sûre que les sanctions soient aussi efficaces que semble le penser Marie Mendras, l’Inde, l’Iran et la Turquie ont vu leur intérêt à aider la Russie à les contourner. Je suis aussi moins convaincue qu’elle sur la solidarité du monde démocratique, qui me paraît plus préoccupé par son bien-être immédiat que par la défense de la liberté politique ; le retard dans la livraison des armes nécessaires à la résistance de l’Ukraine risque d’avoir des conséquences tragiques sur l’évolution de la guerre.
Les régimes fondés sur la terreur ne s’écroulent pas aisément. La terreur et le mensonge sont des moyens de gouverner qui ont leur efficacité et les héros sont peu nombreux. Je rappellerai à cet égard l’histoire juive des années 1930 : « En 1934, les pessimistes se sont retrouvés à Hollywood et les optimistes dans des camps de concentration. » J’espère que, cette fois, c’est l’optimiste qui aura raison. Lisez le livre passionnant de Marie Mendras pour partager son jugement et rester optimistes sur notre avenir.
Marie Mendras, La Guerre permanente. L’Ultime stratégie du Kremlin, Paris, Calmann-Lévy, « Liberté de l’esprit », 2024.
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