Aux origines du populisme edit

4 octobre 2019

Les auteurs des Origines du populisme[1] ont eu l’idée originale et fructueuse de réunir les compétences d’économistes et d’un politiste pour analyser les facteurs ayant pu contribuer à l’émergence de ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui le populisme.

Les auteurs ne donnent d’ailleurs pas de définition très précise du concept. Ils rejettent l’idée qu’on puisse le réduire à la détestation des élites pour la raison qu’elle ne permettrait pas de distinguer les versants gauche et droite de cette protestation, chose essentielle à leurs yeux. Ils réservent ainsi le terme de populisme à la droite, le versant gauche étant quant à lui défini par l’expression « radicale » (droite populiste vs gauche radicale). Cette préservation de la gauche de la marque populiste prête à débat, car l’idée fondamentale d’une fracture entre le « peuple » et les « élites » semble bien partagée par le populisme de gauche et le populisme de droite, par Jean-Luc Mélenchon et par Marine Le Pen en France (mais également par Podemos en Espagne par exemple).

Certes les auteurs avancent de solides arguments pour distinguer les deux versants. Ils montrent que les électeurs de Mélenchon et de Le Pen partagent une grande défiance à l’égard des institutions (ce qui pourrait les réunir), mais se démarquent sur beaucoup d’autres points : l’attitude à l’égard de l’immigration, l’attitude à l’égard de la redistribution, l’adhésion aux valeurs autoritaires, l’euroscepticisme. Il s’agit donc bien de deux forces antisystèmes, dont les idéologies sont très divergentes, mais qui partagent néanmoins cette aversion des élites politiques, économiques et médiatiques. N’est-ce pas là le point-clef qui définit le populisme ?

Une subjectivisation de la vie politique

Mais l’essentiel du livre n’est pas là. Son objet principal est de tenter d’identifier les causes ayant pu conduire à la montée du populisme (ou de la radicalité dans son versant gauche). Pour le faire, les auteurs manient avec dextérité tout un ensemble de données, extraites essentiellement des enquêtes du CEVIPOF. Ils le font en maniant des variables peu souvent utilisées dans les analyses politiques classiques : la confiance dans les autres, le sentiment de bien-être, les sentiments de peur et de colère. Ces analyses livrent des résultats passionnants ; elles montrent ce qu’on pourrait appeler (l’expression n’est pas employée par les auteurs eux-mêmes) une subjectivisation de la vie politique. À les lire on est en effet conduit à penser qu’à côté des facteurs « objectifs » (ce que les auteurs appellent « l’insécurité économique », j’y reviendrai), les sentiments et les valeurs ont pris une importance grandissante dans ces manifestations de radicalité politique ou infra-politique que les auteurs étudient. Une section saisissante du livre montre ainsi l’affaiblissement du vote de classe : une fois prises en compte les caractéristiques individuelles, la classe sociale n’a plus qu’un impact très limité sur l’orientation du vote. En revanche, dans l’analyse statistique du second tour de l’élection présidentielle de 2017, les variables subjectives prises en compte (confiance et bien-être) permettent de doubler le pouvoir explicatif du modèle.

Le point aveugle de l’ouvrage

Les auteurs cependant ne vont pas au bout de la logique à laquelle auraient pu les conduire ces données, lorsqu’ils écrivent par exemple (p. 21) que « la crise politique trouve en grande partie son origine dans un fort ressentiment des classes populaires contre les bouleversements économiques dont elles ont été les principales victimes et dans l’incapacité de leurs gouvernants à y faire face ». La question qui se pose est la suivante : l’aggravation de la situation économique et sociale des classes populaires permet-elle d’expliquer la montée du populisme ? Implicitement les auteurs semblent penser que oui, mais sans produire de données qui viennent véritablement à l’appui de cette thèse. Il ne s’agit pas bien sûr de nier l’impact de la crise économique et financière de 2008, la montée du chômage et la stagnation du niveau de vie qui s’en sont suivies.

Mais l’analyse du livre dépasse largement l’impact de cette crise et la montée du populisme lui est bien antérieure. Or, sur le moyen-long terme, peu d’éléments viennent accréditer l’idée d’une nette dégradation des conditions de vie des classes populaires. Comme l’écrit l’INSEE dans l’édition 2018 de l’ouvrage de référence sur les revenus et le patrimoine des ménages, « depuis 1970, en France métropolitaine, le niveau de vie (en euros de 2015) des personnes a régulièrement augmenté jusqu’à la crise de 2008-2009 ». En fait, il a doublé en euros constants ! Les Français se sont considérablement enrichis en 45 ans. Certes, cela aurait pu se faire principalement au profit de la partie la plus aisée de la population. Ce n’est pourtant pas le cas. Sur l’ensemble de la période 1970-2015 on a plutôt assisté à un rattrapage des bas revenus, sensible surtout dans la première décennie avec de fortes hausses du smic, et une revalorisation du minimum vieillesse. Les inégalités sont restées stables sur la période même si elles ont tendance à se creuser depuis le début des années 2000.

Par ailleurs la pauvreté a été contenue grâce à de puissants mécanismes redistributifs. Une récente étude de la DREES[2] montre que les minima sociaux et les prestations sociales non contributives (aides au logement, prestations familiales et prime d’activité) ont en France un impact très important sur réduction de la pauvreté. Sans ces prestations et sans les effets de la fiscalité directe, le taux de pauvreté augmenterait de 8,2 points (22,2% au lieu des 14% de personnes pauvres décomptées effectivement). L’effet redistributif est particulièrement fort pour les familles nombreuses (- 24 points pour les familles de 4 enfants ou plus) et pour les familles monoparentales (- 22 points pour les familles monoparentales de deux enfants ou plus). Au total, le taux de pauvreté a fortement diminué de 1970 au début des années 1990, de 18% à 14%, pour se stabiliser ensuite à ce niveau.

Ces statistiques sont évidemment des moyennes qui ne s’appliquent pas de manière homogène sur l’ensemble du territoire et c’est bien sûr un point important. Certaines régions ont été touchées de plein fouet par la désindustrialisation, le chômage et la pauvreté. Le nord de la France est à cet égard emblématique et le populisme y a prospéré. Marine Le Pen est élue d’Hénin-Beaumont. Le vote FN est effectivement très présent dans ces régions les plus pauvres, le Nord et le littoral méditerranéen, mais il s’est répandu sur la totalité du territoire et de 2012 à 2017 il a progressé, souvent fortement, dans tous les départements, y compris dans des départements ruraux et certains départements plutôt prospères. Quelques exemples : +33% dans les Deux Sèvres, +22% en Vendée, +30% en Corrèze, +29% dans les Landes, +25% dans l’Indre etc.. C’est cette généralisation de la poussée frontiste qui a d’ailleurs permis à Marine Le Pen d’accéder au second tour de l’élection présidentielle.

La montée du populisme ne peut plus donc se lire comme le résultat exclusif de ce que les auteurs appellent « l’insécurité économique ». Le concept est certes intéressant. Il a été théorisé par des sociologues américains[3] qui estiment qu’il doit aujourd’hui supplanter celui d’inégalité, car l’analyse ne peut plus être simplement celle d’une comparaison synchronique des inégalités mais doit prendre en compte l’ensemble du cycle de vie d’individus de plus en plus potentiellement soumis à des aléas et à des évènements contraires qui peuvent perturber le cours normal de leur vie, accroissent l’instabilité professionnelle et familiale et minent la sécurité qu’apportaient les états stables antérieurs de la vie professionnelle et familiale. Cependant, au moins sur le plan professionnel, l’instabilité est beaucoup plus un phénomène américain qu’européen. Les études répertoriées aux Etats-Unis montrent effectivement un déclin des emplois de longue durée (10 ans et plus). Mais les études menées en Europe ne montrent pas de tendance nette qui irait dans ce sens, et en France Yannick L’Horty avait conclu dans une étude sur la période 1969-2002 à l’absence de dérive structurelle de l’instabilité de l’emploi. Pourtant, comme le montrent les auteurs des origines du populisme, dans un chapitre de leur ouvrage consacré à la comparaison entre l’Europe et les Etats-Unis, ces contextes très différents (américains et européens) ont produit les mêmes effets en ce qui concerne la montée du populisme.

Ce qui est certain en tout cas c’est que partout le sentiment d’insécurité s’est accru. Dans l’enquête que nous avions menée en 2009 auprès d’un échantillon représentatif, 90% des personnes interrogées se déclaraient d’accord avec l’item « aujourd’hui l’exclusion et la pauvreté peuvent toucher à peu près n’importe qui en France ».

Finalement, ce qui frappe le plus dans les données rassemblées par les auteurs des Origines du populisme, c’est l’abyssale crise de confiance des Français qui mine la croyance que la société puisse apporter collectivement du progrès. Le petit paragraphe de l’ouvrage qui me semble le mieux présenter cette idée est le suivant : « les classes populaires ont perdu la force politique que leur conférait la société industrielle (les auteurs pensent évidemment au Parti communiste). Elles sont devenues des classes malheureuses, constituées d’individus isolés, habités par une défiance à l’égard d’autrui qui n’est certes pas neuve mais qui s’est imposée au fil du temps comme le marqueur du choix politique d’une partie importante d’entre elles. Constamment déçues par l’exercice du pouvoir, de droite ou de gauche, elles ont trouvé dans le vote en faveur du Front National une expression de leur colère ». La lutte politique contre le populisme est donc très ardue car il ne suffit pas d’améliorer le sort des personnes malheureuses pour gagner cette bataille, il faut aussi et peut-être surtout parvenir à les convaincre que la société s’y emploie ce qui est une tâche tout aussi difficile que la première.

Les Français d’ailleurs s’estiment individuellement massivement heureux : 91% le disent et ce pourcentage n’a pas varié depuis 1981[4] (enquêtes Valeurs). Un autre indicateur sur la satisfaction de la vie menée montre même une progression : sur une échelle de 1 à 10 ce niveau de satisfaction est passé en moyenne de 6,7 à 7,2 de 1981 à 2018. Ces résultats sont cohérents avec l’idée que la situation économique des Français sur cette période s’est, en moyenne, améliorée ou au moins qu’elle ne s’est pas dégradée. Mais ces opinions sur le bonheur ou la satisfaction individuels font contraste avec le pessimisme social : en 2013 70% se déclaraient pessimistes concernant l’avenir de la société française, alors que 66% se déclaraient optimistes concernant leur avenir personnel (Dynegal, 2013). Tout en restant persuadés que leur sort individuel peut s’améliorer, les Français ne croient plus que la société et notamment ses institutions politiques y contribuent. Ceux qui les dénigrent trouvent ainsi un large écho.

[1] Yann Algan, Elisabeth Beasley, Daniel Cohen, Martial Foucault, Les Origines du populisme. Enquête sur un schisme politique et social, Seuil, La République des idées, 2019.

[2] Minima sociaux et prestations sociales. Ménages aux revenus modestes et redistribution, DREES, 2019.

[3] Western B., Bloome D., Sosnaud B. and Tach L.? 2012, “Economic Insecurity and social Stratification”, Annual Review of Sociology, 38, 341-359.

[4] Parmi ceux qui se disent heureux, la proportion de ceux qui se disent « très heureux » a même augmenté, par rapport à la proportion de ceux qui se disent « assez heureux ».