France-Allemagne: une fracture politique edit

15 mars 2021

La vague 12 (février 2021) du baromètre de la confiance politique du CEVIPOF met en lumière le contraste saisissant des attitudes politiques des Français et des Allemands. Ce clivage n’a pas probablement pas que des causes internes à la politique, il peut relever également de l’idée que ces deux pays ont construite, tout au long de leur histoire, des fondements de leur communauté nationale. Mais avant d’argumenter ce point, passons en revue quelques-uns des résultats les plus frappants de l’enquête du CEVIPOF.

Désintérêt et rejet français de la politique

Les Français se disent nettement moins intéressés par la politique que les Allemands (49% contre 79%), ce désintérêt se muant pour une partie notable d’entre eux en un véritable rejet, et même une exécration, pour les 23% d’entre eux, par exemple, qui disent éprouver à son égard du « dégoût » (contre seulement 8% des Allemands) (tableau1).

 

Source : Baromètre de la confiance politique, CEVIPOF OPINION WAY, vague 12, février 2021

Si on y ajoute ceux qui ressentent de la « méfiance », ce sont au total 62% qui rejettent ainsi assez radicalement la politique, ce qui n’est le cas que de 32% des Allemands. Si ce divorce est si profond, c’est qu’une large partie d’entre eux pensent que les responsables politiques ne les représentent pas et n’ont même pas l’objectif ou le désir de le faire : 36% des Français pensent ainsi que « les responsables politiques ne se préoccupent pas du tout de ce que pensent les gens comme vous » contre 18% des Allemands. 42% des Français seulement estiment que la démocratie fonctionne bien dans leur pays contre 67% des allemands. On vit ainsi en France une crise profonde de la représentation politique. Un autre indice en est donné par le résultat suivant : 65% des Français pensent que les élus et les dirigeants politiques de leur pays sont « plutôt corrompus » contre 42% de Allemands.

Cette crise se traduit par une faible confiance dans les institutions, entendues au sens large (tableau2). Ici encore les différences avec l’Allemagne sont très significatives. Cette absence de confiance s’accompagne chez les Français d’une critique largement répandue du système capitaliste, 41% estimant qu’il doit être profondément réformé, contre 19% des Allemands.

 

Source : Baromètre de la confiance politique, CEVIPOF OPINION WAY, vague 12, février 2021

Cette absence de confiance dans les partis politiques peut expliquer que, invités à choisir entre douze orientations politiques différentes et une treizième option, « homme femme du peuple », cette dernière réponse arrive largement en tête chez les Français ( 43% sur 200%) contre seulement 24% chez les Allemands. Notons également que si 42% des Français choisissent « gauche » ou « droite », comme première ou deuxième réponse, ce n’est le cas que de 25% des Allemands, qui préfèrent des orientations partisanes plus précises (tableau 3). 

Source : Enquête IPSOS Jean Jaurès/Friedrich Ebert Stiftung Janvier 2021

Nation et communauté, Fichte et Renan

Comment expliquer ces différences entre les deux pays ? La science politique a montré depuis longtemps que l’établissement d’un système politique solide nécessitait l’existence d’une communauté à laquelle ses membres ressentent fortement le sentiment d’appartenir. L’une des questions permet d’explorer cette piste. Il était demandé d’indiquer à quelle communauté les interviewés avaient le sentiment d’appartenir avant tout (aucune communauté, communauté nationale, communauté de personnes parlant la même langue ou partageant la même origine géographique, communauté de personnes partageant les mêmes valeurs ou les mêmes goûts, les mêmes modes de vie) (tableau 4).  45% des Français répondent qu’ils ne se sentent pas appartenir à une communauté contre 26% des Allemands. Ils ne sont que 24% à avoir le sentiment d’appartenir avant tout à la communauté nationale. Les allemands sont encore moins nombreux à faire ce choix (18%). En revanche, ces derniers sont 54% (contre 28% des Français) à choisir une réponse qui spécifie les caractéristiques de la communauté (langue, origines géographiques, valeurs, goûts et mode de vie).  

Ces données incitent à rechercher les raisons de ces différences des conceptions respectives de la communauté nationale dans l’histoire de ces deux pays. Fichte et Renan en constituent deux très bons descripteurs.

 

Source : Baromètre de la confiance politique, CEVIPOF OPINION WAY, vague 12, février 2021

Les discours à la nation allemande, matière d’une série de conférences tenues par Johann Gottlieb Fichte le 13 décembre 1807 à Berlin pendant l'occupation napoléonienne, au lendemain du désastre de l’armée prussienne à Iéna, exprime le rejet de la vision universaliste que l’auteur, admirateur de la Révolution française, avait partagé jusque-là. La résistance de la nation allemande à l’impérialisme napoléonien doit se fonder sur la force et l’homogénéité de la communauté des allemands, c’est à dire « l’ensemble des hommes coexistant en société et se reproduisant .» Le peuple allemand se définit essentiellement comme une communauté  ayant une langue et une origine commune, une mentalité commune et une vie communautaire intense. Certes, cette vie communautaire est avant tout spirituelle. Le peuple, ou la nation, ces deux mots ayant un sens très proche chez lui, ressortit d’une conception qui est d’abord ethnolinguistique et culturelle. La nation à l’allemande se fond sur la conception selon laquelle l’homme est fortement conditionné, sinon déterminé, par son appartenance à un groupe, qu’il soit défini en termes de race ou de culture. L’essentiel est de conserver l’homogénéité de la communauté germanique qui est aux yeux de Fichte la communauté, la nation, par excellence. Il ne s’agit pas d’exporter ce modèle de communauté mais de le préserver à tout prix.

A cette conception de la nation et du peuple, Ernest Renan, sous le titre Qu’est-ce qu’une nation ?,expose sa propre conception en 1882. Inspirée de la volonté de contester l’annexion de l’Alsace-Lorraine par le nouvel empire allemand (1870), elle s’inscrit en réaction contre celle de Fichte. A une Nation organique et naturelle telle que la conçoit Fichte, Renan  oppose une conception élective de la nation qui naît du rassemblement volontaire des individus. Renan n’utilise pas la notion de communauté.  « L'homme n'est esclave ni de sa race, ni de sa langue, ni de sa religion, ni du cours des fleuves, ni de la direction des chaînes de montagnes. Une grande agrégation d'hommes, saine d'esprit et chaude de cœur, crée une conscience morale qui s'appelle une nation. Tant que cette conscience morale prouve sa force par les sacrifices qu'exige l'abdication de l'individu au profit d'une communauté, elle est légitime, elle a le droit d'exister ».

Contre Fichte, il déclare : « les nations ne sont pas quelque chose d'éternel. Elles ont commencé, elles finiront ». L’appartenance à la nation implique « le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l'héritage qu'on a reçu indivis. » Selon lui, » l'existence d'une nation est un plébiscite de tous les jours. »  « Non, ce n'est pas la terre plus que la race qui fait une nation ». « Nous venons de voir ce qui ne suffit pas à créer un tel principe spirituel: la race, la langue, les intérêts, l'affinité religieuse, la géographie, les nécessités militaires. Que faut-il donc en plus ?  Une nation est une âme, un principe spirituel ». « La nation, comme l'individu, est l'aboutissant d'un long passé d'efforts, de sacrifices et de dévouements. Le culte des ancêtres est de tous le plus légitime; les ancêtres nous ont faits ce que nous sommes. Un passé héroïque, des grands hommes, de la gloire (j'entends de la véritable), voilà le capital social sur lequel on assied une idée nationale ». Il suffit d’avoir « une volonté commune dans le présent; avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore, voilà les conditions essentielles pour être un peuple ».  Il s’agit d’une approche cosmopolite et d’une démarche volontariste.  

Entre Fichte et Renan existe ainsi une opposition profonde entre deux conceptions d’organisations sociales  qui caractérisent d’une part le républicanisme français et d’autre part le nationalisme allemand[1]. La nation française se reconstruit tous les jours et se perpétue par la volonté des citoyens. C’est une appartenance volontaire. La nation allemande est un donné. Elle a toujours existé comme communauté. Elle est éternelle.

Si l’on veut bien admettre que ces deux définitions rendent compte de manière approximative de ce que sont les conceptions les deux nations et telles qu’elles ont été mises en œuvre, la question est alors, au vu des données des enquêtes analysées, de poursuivre la réflexion en se demandant si la faible intensité du sens de la communauté chez les Français ne serait pas pour partie la conséquence d’une conception de la nation qui serait aujourd’hui moins opératoire, moins unificatrice que la conception allemande. Le sociologue français Emile Durkheim aurait parlé à ce sujet d’un déficit d’intégration, qu’il définissait précisément comme ce sentiment d’appartenance autour de valeurs communes. Ce déficit d’intégration était pour lui une des causes possibles du suicide. Les Français ont-ils perdu le goût de partager ces valeurs, les ont-ils oubliées, les ont-ils répudiées ou leur semblent-elles trop contradictoires avec l’esprit du temps pour pouvoir encore être soutenues ?

La conception française de la Nation est plus abstraite que la conception allemande de la communauté ; elle repose sur l’adhésion à une idée, à des principes. Si la défiance à l’égard de ceux qui sont sensés incarner ces principes, s’installe comme c’est le cas en France, ce qui unit les Français risque fort de se dissoudre. Cela peut expliquer qu’une grande partie d’entre eux ne sentent plus aujourd’hui rassemblés autour d’une communauté d’appartenance, alors que ce sentiment reste vivace chez les Allemands, parce qu’il est largement indépendant du rapport à la politique. Confortant le sentiment d’appartenance, il conforte aussi peut-être en retour la confiance dans la politique.

Les Français, l'État, la République

Reste à s’interroger sur la question de la déliaison des Français avec l’idée de République, les principes républicains. Une explication peut être esquissée dans la relation des Français avec l’Etat, éminemment différente de celle des Allemands. L’idéal républicain a longtemps trouvé à s’incarner dans l’école, sa promesse d’instruction, d’intégration, de mobilité ascendante. L’école égalitaire, ouverte aux talents a été aussi le creuset où les ruraux et les immigrés, les bourgeois et les fils du peuple apprenaient et faisaient nation. Plus tard la conscription parachevait l’œuvre de socialisation. Après la Deuxième Guerre mondiale, la Sécurité sociale et la protection qu’elle offrait contre les accidents de la vie, le chômage la vieillesse renforçaient une solidarité intermédiée par l’Etat. L’extension continue des droits au logement à l’emploi à la culture ont progressivement façonné une communauté de fait définie par des droits de tirage sur l’Etat.

La conséquence d’une telle situation est que les échecs de l’Etat sont immédiatement interprétés comme la trahison de la promesse républicaine d’égale protection et d’égale opportunité. Or notre histoire collective depuis la multiplication des crises est celle d’un délitement progressif de l’école, de la politique de la ville, de la persistance de poches de pauvreté, d’une panne relative de la mobilité sociale.

Un exemple témoigne de ce sentiment de perte aggravé par l’incapacité de l’Etat d’y remédier, c’est l’école. En Allemagne la dégradation des résultats Pisa a été l’occasion d’une mobilisation pour l’école. En France, année après année, on note une dégradation de la performance globale aggravée par le fait que l’école reproduit plus qu’elle ne corrige les handicaps initiaux assignant en quelque sorte les jeunes à leur condition d’origine. Si l’on ajoute les discriminations selon les origines sociales ou ethniques, les effets délétères des ghettos urbains et la reconnaissance par le Président de la République de ces réalités alors on peut comprendre le malaise qui alimente la défiance et mine la promesse républicaine.

En Allemagne les mêmes impasses, les mêmes pertes d’efficacité dans l’action publique ne remontent pas au niveau des principes, ils relèvent de l’action politique et de la compétence des différents niveaux de gouvernement. En France, ils sont essentialisés. Pour un peuple qui croit aux valeurs, au service public, à l’Etat et qui a la passion égalitaire chevillée au corps les insuffisances du service public sont une raison de mise en cause directe des politiques et de leurs œuvres.

[1] Voir SCHNAPPER (D.), La France de l’intégration, Sociologie de la nation en 1990. Paris, Gallimard, bibliothèque des sciences humaines, 1991, 367 p.