La détestation des riches: une spécialité française edit

26 janvier 2023

Le mouvement de contestation de la réforme des retraites est l’occasion, de façon incidente, de réactiver un vieux réflexe français, celui de la détestation des riches. Marine Tondelier, la nouvelle secrétaire nationale d’EELV s’est particulièrement illustrée dans cet exercice. S’exprimant mardi 17 janvier lors d’un meeting NUPES de mobilisation en vue de la manifestation syndicale du 19 janvier contre la réforme, elle déclare : « Nous revendiquons que nous ne voulons plus en France de milliardaires. Nous voulons une France sans milliardaires. Ceux qui ont plus d’un milliard, ce ne sont pas des talents, ce sont des vampires.[1] » Elle ne précise pas par quels moyens il sera procédé à l’éradication des milliardaires. Elle avait été précédée, quelques temps auparavant, par son ancienne collègue (et ex-dirigeante d’EELV et ex-ministre de Français Hollande) Cécile Duflot, dorénavant dirigeante de la branche française de l’ONG Oxfam : cette organisation consacre la totalité de son dernier rapport à la dénonciation de « la loi du plus riche » (c’est le titre du rapport) comme facteur d’explosion des inégalités, et propose de taxer à 60%, voire 80% les revenus des 1% les plus riches, ainsi qu’en « en adoptant d’autres politiques contre les milliardaires » (sans plus de précisions)[2].

Philippe Martinez, qui entretient de bons rapports avec Marine Tondelier (présente en tête du cortège de la manifestation du 19 janvier), n’est pas en reste. Dans l’effervescence médiatique qui accompagne la contestation de la réforme, le secrétaire général de la CGT a proposé « qu’on coupe l’électricité « des belles propriétés et des beaux châteaux des milliardaires » pour « qu’ils puissent se mettre dans la peau quelques jours des millions de Français qui sont en précarité énergétique ».

Bernard Arnault, le PDG de LVMH (l’homme le plus riche de France), et Patrick Pouyanné, le PDG de Total, une des plus grandes entreprises françaises, sont probablement les deux personnages les plus détestés en France. Aux États-Unis ou dans les pays du nord de l’Europe, ils seraient, sinon encensés, du moins respectés comme des exemples de réussite entrepreneuriale qui profite à l’ensemble du pays, et accroît son prestige et sa prospérité. En France ils sont voués aux gémonies.

Cette détestation des riches vient de loin. On se rappelle de la déclaration de François Hollande en 2006 : « je n’aime pas les riches », et de sa fameuse phrase pendant la campagne de 2012 : « mon ennemi c’est la finance ». Son prédécesseur, François Mitterrand affichait sa détestation de l’argent, « l’argent corrompt » disait-il. En 1976, il affirmait que « le siècle où nous vivons qui a fait de l’usure et de l’intérêt de l’argent le dieu moderne est une société perdue ».

Cette allusion à l’usure n’est pas anodine. François Mitterrand a été profondément imprégné par son éducation catholique, et tout vient de là. Petit rappel historique.

La culture catholique et l’argent

Dans son petit livre[3] consacré aux rapports qu’entretient la chrétienté avec l’argent durant le Moyen Âge français, le grand historien médiéviste Jacque Le Goff le rappelle : dès l’origine, le christianisme oppose Dieu et l’argent.  Il cite le passage fameux de l’Evangile de saint Mathieu : « Nul ne peut servir deux maîtres : ou il haïra l’un et aimera l’autre, ou il s’attachera à l’un et méprisera l’autre. Vous ne pouvez servir Dieu et Mammon » (Mat, VI, 24).

Dans le droit fil de cette condamnation, « l’usurier » y était une figure honnie. Qu’est-ce qu’un usurier ? C’est une personne qui prélève un intérêt sur un prêt d’argent sans qu’il y ait « production ou transformation matérielle de biens concrets » (p. 20). Plusieurs arguments appuient cette condamnation d’un argent gagné sans travail matériel. Tout d’abord, l’usurier est un oisif et « l’oisiveté est bien la mère de tous les vices » (p. 29). A partir du 13e siècle, le travail n’est plus seulement le châtiment du péché originel, il devient la source de la richesse et du salut. L’usurier ne peut s’en prévaloir. En second lieu, l’usure est un péché contre la justice. Jacques Le Goff cite à ce sujet Thomas d’Aquin : « Recevoir une usure pour de l’argent prêté est en soi injuste : car on vend ce qui n’existe pas, instaurant par là manifestement une inégalité contraire à la justice » (p. 33). Ce thème de l’inégalité et de l’injustice résonne particulièrement à nos oreilles contemporaines.

En troisième lieu, l’usurier est un voleur de temps, temps qui appartient à Dieu : « il ne peut donc tirer un profit de la vente d’un bien étranger » (Thomas de Chobham, théologien réputé à la frontière des 12e et 13e siècles, p. 39).

Mais au-delà de l’usurier c’est la réussite commerciale dans son ensemble qui est entachée d’impureté. Ecoutons à ce sujet l’histoire édifiante racontée par un prédicateur de ce temps :

« Il arriva dans une cité un enfant très pauvre et galeux, et [on] l’appela ainsi par un sobriquet ‘le galeux’. Ayant un peu grandi il devint, pour gagner son pain, livreur d’un boucher. Il accumula un tout petit peu d’argent avec lequel il pratiqua l’usure. Son argent s’étant multiplié, il acheta des vêtements un peu plus honorables. Puis il passa contrat avec une telle et se mit, grâce aux usures, à grimper en nom et en richesse. On se mit à l’appeler Martin Legaleux, le sobriquet antérieur devenant un nom de famille, puis, devenu plus riche, il fut monsieur Martin, puis, quand il fut devenu l’un des plus riches de la cité, messire Martin. Enfin, enflé par les usures, devenu le premier de tous par les richesses, il fut appelé par tous monseigneur Martin et tous le révéraient comme leur seigneur. A moins qu’il ne redescende les degrés en faisant des restitutions[4] comme il les a montés en pratiquant des usures, soudain, en un instant, il descendra au fond des pires des horreurs de l’enfer ». (p. 48)

Si les usuriers sont condamnés sans appel, beaucoup d’autres professions sont suspectées d’impureté, et parmi elles les marchands enclins à l’avarice. L’usurier, au fond, n’est que la pire espèce des marchands : « Autour du marchand du 13e siècle, qui a bien du  mal à se faire reconnaître non pas tant parmi l’élite sociale que parmi les métiers honorables, rôde toujours une odeur d’usure ». (p. 72)

Il faut noter également que la condamnation de l’usure, tout au long de l’histoire du Moyen Age, a partie liée avec l’antisémitisme. Les juifs avaient le droit de pratiquer l’usure (puisqu’ils n’étaient pas chrétiens). Mais l’antijudaïsme, puis l’antisémitisme se développèrent au 12e et 13e siècles. L’obsession de l’impureté des juifs pratiquant l’usure, grandit : « À une engeance bestiale répond une pratique bestiale. Une même haine se constitua chez les chrétiens à l’égard des juifs et de l’usure » (p. 46).

Une spécificité française ?

La détestation des riches est-elle bien une spécificité française ? Après tout, les conflits de classe ont émaillé l’histoire d’à peu près toutes les sociétés industrielles. On est cependant frappé par la personnalisation que prennent souvent dans notre pays ces antagonismes. Il arrive fréquemment que des personnes riches soient vouées à la vindicte populaire. Bernard Arnault a même eu droit à un film documentaire réalisé par un activiste politique (Merci Patron, de François Ruffin), sous un mode, il est vrai, plutôt satirique.

Ce qui est vilipendé, bien souvent dans notre pays, ce n’est pas tant l’inégale répartition de la valeur, que le scandale que représente la richesse elle-même, d’où sans doute la volonté de Marine Tondelier de supprimer les milliardaires.

La haine des riches est probablement plus répandue dans les pays de vieille tradition catholique, comme l’est la France, même si le pays est aujourd’hui très fortement sécularisé. Un petit détour est nécessaire pour prendre la mesure de la révolution des mentalités économiques qu’a engendrée le protestantisme et qui explique, en grande partie, pourquoi les pays de tradition protestante entretiennent un rapport tout différent à la réussite économique et à ses symboles.

Dans sa célèbre étude sur l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Max Weber montre que le protestantisme théorise l’idée que les hommes, face à l’angoisse de la prédestination, construisent dans le monde les signes de leur élection par leur travail et leur réussite professionnelle. « Ils le feront aussi, simplement, par la participation à la vie chrétienne dans la communauté dont la prospérité et la foi manifestent la gloire de Dieu et donnent la certitude que l’on est réellement destiné au salut »[5]. L’individualisme de conviction du protestantisme (sola fides, seule la foi sauve) ne débouche pas du tout sur un individualisme social. Le chrétien doit contribuer à la prospérité de sa communauté et la célébrer (voir à ce sujet les travaux d’Ernst Troeltsch[6]). Même si la théorie de Max Weber sur le rôle décisif du protestantisme dans l’avènement du capitalisme a été parfois contestée, l’idée de l’influence du protestantisme sur les mentalités économiques, sur le rapport au progrès et à la réussite professionnelle, paraît forte. Et cela fait un contraste saisissant avec la mentalité relative à l’économie et à l’argent, construite autour de la morale catholique qui paraît rester très prégnante dans un pays comme la France.

La morale catholique n’explique évidemment pas à elle seule la particulière détestation des riches qui caractérise la France. Comme l’avait montré Pierre Birnbaum[7], l’idée manichéenne de l’oppression des « petits », ou du peuple – dans une définition très extensive comprenant presque tous les groupes sociaux – par les « gros » n’a fait que se renforcer à partir de la révolution de 1789. Ces « gros » sont essentiellement les financiers, les hommes d’affaire, les puissances d’argent, bref les « riches », tous ceux qui manipulent l’argent et en tirent profit. Comme l’a écrit François Furet[8], ancien communiste, qui, au moment où il rédige Le Passé d’une illusion, s’est senti libéré de « l’investissement pseudo-religieux dans l’action politique » qu’il avait connu lors de son engagement, la « haine du bourgeois » a été par la suite au fondement de la matrice des passions qui entourent et portent l’idée communiste. Cette haine serait la trace d'une contradiction particulièrement vive, dans notre pays, entre l'idée d'égalité promue par la Révolution et les hiérarchies nouvelles surgies au 19e siècle avec l'essor de l'économie moderne.

Mais au bout du compte, le marxisme et la morale catholique ne sont peut-être pas si éloignés, sous certains aspects au moins. Le marxisme qui a exercé une grande influence en France sur la vie des idées, a recyclé une partie de l’éthique chrétienne qui condamne l’argent et ceux qui le font fructifier. L’exaltation de la valeur du travail, qui seul crée la richesse, et l’idée qu’une part du travail créateur (la plus-value) est volée par les capitalistes, ne sont pas sans rappeler les admonestations des prédicateurs et des théologiens du Moyen Age à l’encontre des usuriers et par extension des marchands. Comme l’écrit Jacques Le Goff, « Marx, dans Le Capital, a su rappeler la part d’usure qui subsistait dans le capitalisme ».

La détestation des riches, ou au moins une forte animosité à leur égard, fait ainsi partie du fonds culturel français. Il est exploité aussi bien à gauche qu’à droite (comme l’a montré Pierre Birnbaum dans le livre cité). On peut douter que cela améliore le sort des pauvres car punir les riches ne contribue pas à améliorer leurs chances de sortir de cet état. Pour ce faire, la redistribution est nécessaire mais elle ne suffit pas. Il faut surtout, à terme, accroître les chances de réussite éducative, une tâche dans laquelle la France, jusqu’ici, ne s’est pas montrée particulièrement performante.

[1] Le terme de « vampire » retient l’attention. Voici ce qu’écrit Jacques Le Goff dans son livre sur l’argent et la religion au Moyen Âge (que j’évoquerai plus loin, voir note 3) à propos de l’usurier « Vampire doublement effrayant de la société chrétienne, car ce suceur d’argent est souvent assimilé au juif déicide, infanticide et profanateur d’hostie ».

[2] Le rapport propose aussi la mesure suivante : « Assurer la représentation des groupes marginalisés dans les processus d’élaboration des politiques fiscales, y compris les organisations féministes et de justice raciale, afin de remédier aux inégalités intersectionnelles profondément ancrées dans nos systèmes fiscaux actuels. »

[3] La Bourse et la vie. Économie et religion au Moyen Âge, Fayard/Pluriel 2010 (1ère édition 1986 chez Hachette).

[4] Ce thème de la restitution est très important dans la mentalité du Moyen Âge. Les usuriers, au moment de trépasser et alors envahis par la crainte de l’enfer, peuvent en effet se racheter en restituant l’argent indûment gagné, une forme de redistribution avant l’heure.

[5] O. Galland et Y Lemel, Valeurs et cultures en Europe, La Découverte, coll. « Repères », 2007

[6] E. Troeltsch, Protestantisme et modernité [1909], Gallimard, 1991.

[7] P. Birnbaum, Le Peuple et les gros. Histoire d’un mythe, Grasset, 1979.

[8] F. Furet, Le Passé d'une illusion. Essai sur l'idée communiste au XXe siècle, Robert Laffont, Calmann Lévy, 1995.