L’UE face à ses défis externes et internes edit

Oct. 7, 2024

L’Europe est restée invisible dans la campagne des européennes en France. On a vécu un affrontement purement hexagonal entre le Rassemblement national et la majorité présidentielle, comme si les élections européennes étaient un simple tour de chauffe avant la présidentielle de 2027. Cette maladie très française affaiblit gravement un processus démocratique essentiel à l’heure de tous les dangers pour l’Union européenne. Le Parlement européen a pourtant de l’influence, ainsi qu’on l’a vu dans des dossiers difficiles comme le plan de relance massif adopté mi 2020 et de nouvelles ressources budgétaires, le respect de l’état de droit qu’il a âprement défendu contre des gouvernements polonais et hongrois tentés par le démantèlement des institutions démocratiques. Ou une initiative structurante comme le Pacte vert pour décarboner l’économie européenne.

La faiblesse du vote utile en France, c’est-à-dire du vote pour des groupes actifs et influents au sein de la majorité pro européenne au Parlement européen, permettait d’anticiper les résultats du 9 juin pour la législature 2024-2029. Effectivement, ceux-ci ont confirmé la large victoire du Rassemblement national avec 31% des votes. Renaissance (parti présidentiel) accusait un fort recul (moins de 15% des votes), talonné par Place publique-PS mené par Raphaël Glucksmann en 3e position. Par ailleurs, les Verts menés par Marie Toussaint tombaient à 5,5% et, à droite, les Républicains reculaient à 7%. La France insoumise menée par Manon Aubry progressait avec 10% des voix. La droite extrême continuera donc de dominer dans la délégation française au Parlement européen. Or ces groupes sont quasi absents des commissions où se fait l’essentiel du travail législatif, en amont des plénières à Strasbourg.

La coalition proeuropéenne au Parlement européen tient bon

Plus largement, le 9 juin 2024, il se jouait la solidité de la coalition majoritaire pro européenne au PE, composée de deux principaux groupes, le Parti populaire européen (PPE) et l’Alliance progressiste des Socialistes & Démocrates (S&D), avec l’appui du centre libéral et des Verts. La majorité europhile au Parlement a confirmé sa stabilité, avec plus de 400 sièges sur 720 et une participation stable au niveau européen (51,5%, contre 50,66% en 2019, année record). On s’interrogeait sur une forte droitisation de l’institution et c’est effectivement le centre droit (PPE où domine la droite conservatrice allemande des CDU/CSU) qui est sorti grand gagnant du scrutin avec quelque 26% des voix. Cela, en dépit du recul des libéraux (Renaissance avec 11% des voix) et du parti des Verts (plus de 7% des voix). La Gauche (GUE) progresse légèrement avec plus de 6% des voix.

L’extrême droite accuse une forte montée, représentée par trois groupes totalisant 26% des sièges, à l’issue de complexes tractations intergroupes intervenues peu avant la constitutive de mi-juillet : le groupe les Patriotes pour l’Europe dominé par le Rassemblement national, le Fidesz de Viktor Orban et VOX (Espagne), le groupe ECR où on retrouve Fratelli d’Italia (le parti de Giorgia Meloni, cheffe du gouvernement italien) et l’Europe des nations souveraines (dominé par l’AfD, extrême droite radicale). Les deux premiers sont les 3e et 4e groupes les plus importants au Parlement européen, après le centre gauche (S&D) qui reste stable à 19% des sièges. La poussée de l’extrême droite en France contribue à l’affaiblissement du couple franco-allemand, la coalition au pouvoir en Allemagne étant elle-même en difficulté. Mais la « vague brune » reste contenue en Europe et ne peut pas bousculer la coalition qui totalise avec ses trois composantes 56% des voix. Il faut cependant sans doute surveiller la porosité de la coalition, et les probables alliances au cas par cas sur les dossiers sensibles (immigration, environnement, défense) entre le centre droit et l’extrême droite eurosceptique d’ECR (pro Ukraine, à la différence des deux autres groupes).

La composition du nouveau Parlement européen a permis la continuité à la tête de la Commission européenne : Ursula von der Leyen s’est ainsi vu confirmée pour un second mandat, avec le soutien des trois grands groupes de la coalition et, à noter, celui des Verts. Le groupe ECR par contre, et le suspense était là, a refusé de la soutenir, ce qui laisse entrevoir la subsistance, peut-être, d’un « cordon sanitaire » dans les institutions européennes. En tout état de cause, le score de l’extrême droite le 9 juin, et leur présence au Conseil (le cordon sanitaire n’existe plus dans douze États membres et la bascule de la France serait un tremblement de terre) ne sera pas sans effet, en particulier sur le programme législatif 2024-2029 : il peut impacter l’aide à l’Ukraine, exacerber la droitisation de la politique migratoire, ralentir la mise en œuvre du Pacte vert et compliquer l’adoption de paquets financiers pour la défense. Le risque existe aussi que ces formations ne monnayent leur soutien aux paquets financiers pour la défense et une politique dure sur la migration, une mise en œuvre minimale des objectifs environnementaux en échange d’une tolérance sur l’état de droit en interne, par exemple.

Une Commission toujours plus géopolitique?

La composition de la nouvelle Commission qu’a présentée Mme von der Leyen le 17 septembre peut offrir quelques clés pour l’avenir. Sous réserve que le nouveau collège des candidats commissaires soit confirmé par le Parlement européen courant octobre/novembre dans le cadre des auditions par les commissions parlementaires compétentes. Nombre d’observateurs relèvent que la répartition des postes fait la part belle aux pays baltes et nordiques et aux pays méditerranéens : outre la nomination comme Haut représentant à la PESC de Kaja Kallas, ex Première ministre estonienne, la Finlandaise Henna Virkkunen est désignée pour les questions de souveraineté technologique et de sûreté ; c’est un Lithuanien qui hérite du portefeuille de la défense et de l’espace et un polonais de celui du budget. Un Letton déjà bien connu des cercles bruxellois, Valdis Dombrovskis, est en charge de l’économie et de la productivité.

Par ailleurs, Mme von der Leyen l’avait annoncé mi-juillet à Strasbourg, son équipe comprend une commissaire à la Méditerranée et à la politique de voisinage, Dubravka Suica (croate). Teresa Ribera, jusque-là ministre de la Transition écologique et du Défi démographique en Espagne, hérite d’un important portefeuille en devant vice-présidente exécutive en charge de mener une transition propre, juste et compétitive. Plus surprenant, Raffaele Fitto (proposé par Mme Meloni et soutenu par le groupe ECR) figure parmi les six vice-présidents exécutifs et hérite de la politique de cohésion et des réformes, sujet brûlant pour l’Italie. La politique de migration et asile est confiée à un Autrichien. La France perd Thierry Breton, poids lourd de l’ancienne commission doté d’un très gros portefeuille, et hérite d’un poste de vice-président exécutif avec Stéphane Séjourné, proche d’Emmanuel Macron, en charge de la stratégie industrielle et du marché intérieur. Le dossier est particulièrement critique, face au déficit de compétitivité sans précédent que connait l’Union européenne, comme le souligne le rapport Draghi de septembre 2024. Du point de vue de la couleur politique, sans surprise au regard des élections du 9 juin, la part du lion va au PPE avec la moitié des 27 postes de commissaire, les autres groupes membres de la coalition en recevant 5 chacun.

Au total, la future Commission se dote d’hommes et femmes politiques qui ont l’expérience des frontières et des défis immenses qu’elles posent aujourd’hui (guerre en Ukraine, pression migratoire au Sud). Reste à voir la capacité de l’Union européenne à maintenir sa cohésion et à trouver des compromis sur les dossiers prioritaires et urgents qui comptent aussi la mise en œuvre de la transition environnementale, le repositionnement difficile sur les questions de souveraineté économique et de sécurité extérieure, la réforme de la gouvernance et la préparation à l’élargissement.

La fragmentation de la gouvernance dans l’Union augure mal de cette capacité. Les relations extérieures sont ainsi une compétence scindée entre le Conseil européen, pour la politique de sécurité commune où les compromis se trouvent à l’unanimité des 27, et la politique commerciale qui est à la fois un puissant levier d’influence et une compétence exclusive de la Commission mais soumise tout de même au vote à la majorité qualifiée des États membres. Pour le seul cas du soutien à l’Ukraine, certains États font de l’obstruction (notamment la Hongrie), d’autres pratiquent une extrême prudence et les paquets successifs de sanctions envers la Russie, une fois approuvés, doivent être encore appliquées de manière homogène, ce qui est loin d’être acquis (l’Autriche par exemple n’a toujours pas cessé d’importer du gaz russe).

Les relations avec la Chine ne sont pas plus simples à définir. L’Union ne souhaite pas un découplage, comme le font les États Unis à grand renfort de tarifs douaniers, mais peine à contrer l’agressivité commerciale de la puissance asiatique. On pense au cas récent des automobiles électriques chinoises, suite à la fermeture du marché américain, qui menacent de noyer l’industrie européenne : taxer ces importations, c’est aussi impacter les industries européennes delocalisées, d’où les tensions dans les cercles européens, tout particulièrement allemands.

La fin de la “mondialisation heureuse” et d’un libre échange garant de stabilité et de paix dans les relations internationales impacte durement l’Union. Elle n’est pas équipée pour les rapports de force, le protectionnisme ne fait pas partie de son ADN. Qui plus est, elle est souvent desunie, même si le diagnostic des dépendances stratégiques est aujourd’hui établi. Il faut y répondre dans l’urgence mais on pressent que le consensus politique, après de longues tractations entre les intérêts meurtris, prendra du temps et que la mise en œuvre opérationnelle pourrait en prendre aussi. La fragilisation de nos démocraties, avec la montée puissante de régimes populistes et autoritaires, n’aide pas.

C’est pourquoi la qualité de la nouvelle Commission apparaît essentielle. Outre leur connaissance des dossiers, les candidats commissaires seront confirmés au regard de leur engagement européen, du strict respect de leur obligation d’indépendance vis-à-vis notamment des gouvernements nationaux qui les ont proposés et de leur attachement à la recherche de l’intérêt européen. La cohésion de cette équipe (le « collège ») et la capacité de se coordonner efficacement ne seront pas de trop pour défendre l’intérêt européen, dont la Commission européenne a la responsabilité en tant qu’organe politique moteur.