L’AfD en voie de dédiabolisation? edit

21 juillet 2025

Le retour de Donald Trump à la Maison Blanche a conduit le parti d’extrême-droite allemand à réexaminer sa relation avec les États-Unis. Mais, sur la scène politique interne, peut-on s’attendre à un aggiornamento de cette formation, deuxième force politique du pays, qui est aujourd’hui sous le coup d’une procédure d’interdiction?

Fondée en avril 2013 comme un parti eurosceptique, l’AfD (Alternative für Deutschland) a gagné rapidement en audience dans le contexte de l’afflux de réfugiés qu’a connu l’Allemagne à partir de 2015 en faisant de l’immigration son thème principal. À la différence d’autres formations d’extrême-droite européennes, l’AfD est entrée dans une phase de radicalisation qui a conduit au départ rapide de ses fondateurs (les « professeurs »), mais qui ne l’a pas empêché d’accroître progressivement son poids politique, tant au plan régional que national, et d’être désormais représenté dans la quasi-totalité des assemblées des Länder (Landtage). En 2017, les premiers députés de l’AfD ont fait leur entrée au Bundestag. À l’issue des élections générales anticipées de février 2025, l’AfD, qui a obtenu plus de 20% des suffrages et dispose de 151 députés au Bundestag, est devenue la deuxième force politique d’Allemagne.

Depuis sa fondation, le parti a manifesté une grande proximité avec la Russie, mais la plate-forme électorale de l’AfD, rédigée en vue du scrutin du 23 février dernier, évoque une « amélioration des relations de l’Allemagne avec les États-Unis » et escompte que le retour de Donald Trump à la Maison Blanche va conduire à « la fin de l’idéologie climatique et du wokisme »[1]. L’AfD voit dans la nouvelle administration républicaine un « partenaire solide dans notre engagement en faveur de la liberté d’expression et contre la censure d’internet ». Elle réitère toutefois son hostilité au déploiement sur le sol allemand de missiles américains, décidé par la coalition sortante d’Olaf Scholz. La présence, le 20 janvier, à l’investiture de Donald Trump, de Tino Chrupalla, co-président du parti, et de Beatrice von Storch, autre responsable de l’AfD, témoigne de ce rapprochement avec Washington, qui s’est illustré de manière spectaculaire par l’appui accordé par Elon Musk à sa campagne électorale. Le propriétaire de « X » (ex-Twitter) a affirmé que « seule l’AfD peut sauver l’Allemagne », il lui a consacré une tribune dans le quotidien die Welt et conversé pendant une heure sur « X » avec Alice Weidel, l’autre co-présidente de l’AfD, qui, peu avant, qualifiait encore les Allemands d’« esclaves des États-Unis »[2]. Elon Musk a également adressé à l’AfD un message de soutien lors d’un meeting électoral à Halle.

Le soutien le plus patent de l’administration Trump à la formation d’extrême-droite, qui est tenue à l’écart des responsabilités politiques en Allemagne par la politique du « cordon sanitaire » (« Brandmauer »), est venu du vice-président des États-Unis. Lors de la traditionnelle conférence sur la sécurité de Munich (MSC), organisée à la mi-février et à laquelle l’AfD n’était pas conviée – le président de la MSC, Christoph Heusgen, a rappelé que ses députés avaient pour leur part boycotté le discours du Président Zelensky au Bundestag – J.D. Vance a prononcé une intervention qui a profondément choqué la classe politique allemande. Quelques jours après avoir, dans une interview au Wall Street Journal[3], critiqué la politique du « cordon sanitaire », appelé à un meilleur contrôle de l’immigration, salué l’affirmation d’une « politique anti-establishment » et fustigé les restrictions à la liberté d’expression, dont serait victime l’AfD en raison de ses opinions dissidentes, le vice-président des États-Unis a repris ces thèmes à Munich, une semaine avant le scrutin du 23 février, affirmant que, pour l’Europe, la « principale menace » n’émane ni de la Russie, ni de la Chine, mais est d’ordre interne : le renoncement de l’Europe à ses valeurs fondamentales, qui sont aussi celles des États-Unis. J.D. Vance a répété que, dans une démocratie, « c’est la voix du peuple qui importe et qu’il n’y a pas de place pour les cordons sanitaires », il a également critiqué l’exclusion des « partis populistes de droite et de gauche » des travaux de la MSC et l’ostracisme dont ils sont l’objet, bien qu’ils représentent de nombreux électeurs. Le vice-président américain n’a pas rencontré le Chancelier Scholz, alors qu’il s’est entretenu avec Alice Weidel pendant trente minutes. Fin mai, cette dernière a prononcé à Budapest un discours très applaudi dans la cadre de la conférence CPAC (Conservative Political Action Conference), organisée par la mouvance conservatrice américaine.

Les premières initiatives de l’Amérique de Trump n’ont cependant pas tardé à susciter des discussions internes au sein de l’AfD. La politique commerciale agressive décidée par le locataire de la Maison Blanche, peu après son entrée en fonctions, est en effet susceptible d’entraîner des conséquences négatives pour une Allemagne, Exportnation, fortement dépendante de ses échanges avec les États-Unis, et qui espère cette année sortir de la récession. Se voulant le défenseur sourcilleux des intérêts allemands, l’AfD doit néanmoins modérer ses critiques pour ne pas mettre en péril le rapprochement qui s’esquisse avec Washington. Les prises de position de ses deux co-présidents traduisent des divergences au sein du parti. Face au risque de guerre commerciale et de krach boursier, Tino Chrupalla a fait preuve d’indulgence à l’égard de Donald Trump, qui veut « contraindre les autres puissances commerciales à négocier et protéger son économie ». « N’est-ce pas compréhensible ? », a-t-il déclaré. Matthias Moosdorf, qui était alors porte-parole du parti pour la politique étrangère, s’est déclaré convaincu que, « d’ici 12 à 16 mois, une correction interviendra sur les marchés », qui se traduira par une « énorme prospérité ». Alice Weidel en revanche s’est montrée critique : les tarifs douaniers sont « un poison » pour le libre échange, aussi faut-il négocier pour les empêcher, position partagée par l’un de ses proches, Markus Frohnmaier. Les annonces de Donald Trump sont, dit-il, une « invitation à s’asseoir à la table de négociation et à trouver une solution », puisque nous avons affaire à un « dealmaker et non à un autocrate ». Les intérêts des États-Unis en politique étrangère ne sont pas identiques à ceux de l’Allemagne, a remarqué Beatrice von Storch, aussi « le gouvernement fédéral doit faire pression sur l’UE pour négocier rapidement un deal avec Trump ». La question du rôle de l’UE dans ces négociations commerciales divise aussi l’AfD, favorable dans son programme au démantèlement des institutions communautaires au profit d’une « Europe des Patries ».

L’attitude à l’égard de la Russie fait également débat au sein de l’AfD, qui a certes condamné l’invasion de l’Ukraine, mais reprend nombre d’éléments du narratif russe. Coexistent en effet dans ses rangs des promoteurs d’une ligne « transatlantique », des défenseurs de la Russie et de la Chine, et un courant nationaliste radical autour de Björn Höcke, condamné par la justice pour avoir utilisé des slogans nazis. En 2025, son programme électoral demande toujours la « levée immédiate » des sanctions en vigueur contre la Russie et le développement des relations avec l’Union économique eurasiatique, il ne consacre qu’un bref passage à « la guerre en Ukraine qui a chamboulé l’ordre de paix européen », s’abstient de désigner la Russie comme responsable de ce conflit, et considère que l’avenir de l’Ukraine doit être celui d’un « État neutre hors de l’OTAN et de l’UE ». Cela dit, des voix critiques du Kremlin comme celles de Rüdiger Lucassen, ancien officier de la Bundeswehr, ou de Hannes Gnauck se font aussi entendre. Matthias Moosdorf, qui entretient des liens étroits avec la Russie (il a enseigné dans une école de musique moscovite), a été récemment remplacé comme porte-parole pour la politique étrangère par Markus Frohnmaier, également très lié à la Russie, mais qui tient désormais un langage de fermeté (« celui qui s’en prend à l’Allemagne et à ses alliés et organise des attaques cyber ou des opérations d’influence doit s’attendre à une réaction ferme »). Les voyages en Russie de responsables et d’élus du parti, objet de polémiques dans le passé, sont désormais soumis à autorisation préalable de ses dirigeants. Tino Chrupalla qui, les années précédentes, s’était rendu à l’Ambassade de Russie pour célébrer la victoire de l’URSS le 9 mai, a demandé à ses troupes de s’abstenir de participer à cette réception.

La « guerre de douze jours » au Moyen-Orient a mis en lumière la difficulté de l’AfD à élaborer une ligne claire et à concilier les points de vue de ceux qui privilégient la défense d’Israël et brandissent la menace d’islamisation et ceux qui voient dans le régime de Téhéran un pôle de résistance à la « décadence occidentale ». La question se complique en raison des frappes décidées par Donald Trump, en appui de son allié israélien, pour détruire les infrastructures nucléaires iraniennes, action condamnée par le Kremlin. Tino Chrupalla, qui entend faire de l’AfD le « parti de la paix » a fustigé les bombardements effectués par Tel-Aviv et Washington en Iran. Il s’est inquiété des risques de déstabilisation du Moyen-Orient (« un baril de poudre ») et a rappelé le bilan peu probant des interventions occidentales en Irak et en Afghanistan, qui justifient, a-t-il noté, la position de l’AfD (« pas d’intervention dans les affaires intérieures d’autres États »). Pour sa part, Alice Weidel a souligné le « droit légitime d’Israël à assurer sa sécurité » et marqué qu’une « bombe atomique iranienne constituerait une menace existentielle pour la stabilité et la paix au Proche et au Moyen-Orient et pour le monde entier ». La co-présidente de l’AfD y voit une nouvelle preuve de la « nécessité d’une entente américano-russe en faveur de la paix et de la sécurité ». La difficulté à dégager un consensus interne explique que les positions collectives de l’AfD sur ce conflit soient restées très générales. Dans une déclaration commune de quelques lignes, Alice Weidel et Tino Chrupalla se sont bornés à appeler à « cesser les attaques sur l’Iran », notant que le vice-président Vance a soutenu l’idée d’une « paix par une diplomatie honnête ». Markus Frohnmaier, tête de liste de l’AfD à l’élection qui aura lieu l’an prochain au Bade-Wurtemberg, a souligné le droit d’Israël à garantir son existence et s’est félicité de la « démonstration de diplomatie par la force » donnée par Donald Trump.

Ce repositionnement politique s’explique en partie par l’évolution de la composition du parti, qui a pratiquement doublé le nombre de ses adhérents depuis 2023 (il en compte aujourd’hui 64 000), beaucoup de nouveaux membres étant originaires des régions occidentales de l’Allemagne, moins russophiles que les Länder de l’est. Cette évolution tient sans doute également aux perspectives de pouvoir. En dépit de ses scores électoraux importants au niveau national, mais aussi régional – le parti a recueilli autour de 30% des suffrages, voire plus, au Brandebourg, en Saxe et en Thuringe en 2024 –  l’AfD est tenue à l’écart de la formation des coalitions par la politique du « cordon sanitaire », toujours appliquée par les autres partis. Les responsables de l’AfD tiennent souvent un discours extrémiste et au Bundestag ses députés font l’objet de fréquents rappels au règlement. Début juillet, lors d’un séminaire du groupe parlementaire, les députés de l’AfD ont adopté un « code de comportement », ainsi qu’un « document de synthèse » (« Positionspapier »), qui omet le terme de « rémigration » qui a récemment fait scandale[4]. Le député Matthias Helferich vient quant à lui d’être exclu de l’AfD par la fédération de Rhénanie du nord-Westphalie pour avoir tenu des propos racistes. La qualification récente de l’AfD comme « parti extrémiste de droite avéré » par l’Office de protection de la constitution (BfV), qui permet de renforcer la surveillance dont elle fait l’objet de la part du BfV, fait en effet planer la menace d’une interdiction du parti dans tout le pays, elle ne peut qu’inciter à la prudence ses dirigeants, qui ont contesté la décision du BfV devant la justice administrative. Tandis que le Chancelier Merz et le ministre fédéral de l’Intérieur Dobrindt (CSU) sont réservés quant à une interdiction de l’AfD, le SPD, lors de son récent congrès, fin juin, a voté une motion pour explorer cette possibilité.

La stratégie d’isolement de l’AfD sur la scène politique allemande pourrait être battue en brèche par le parti de Sahra Wagenknecht (BSW), du moins au niveau régional[5]. Récemment en effet, en Thuringe –  Land gouverné depuis peu par une coalition tripartite inédite (CDU, SPD, BSW) – Björn Höcke a rencontré le chef du groupe parlementaire du BSW au Landtag. Sahra Wagenknecht s’est félicitée de cet entretien et, « naturellement », n’a pas exclu une rencontre au niveau national si « une occasion concrète » se présente. De fait, nombre de convergences existent entre les deux partis, non seulement sur la Russie, mais aussi sur l’UE, le climat et les questions sociétales. La présidente du BSW, insatisfaite de la participation de son parti aux exécutifs régionaux (Brandebourg, Thuringe) depuis 2024, a valoir que le « cordon sanitaire » n’a pas empêché la progression continue de l’AfD. Les cinq scrutins régionaux de 2026, notamment ceux organisés dans deux Länder orientaux (Mecklembourg-Poméranie et Saxe-Anhalt) – dans lesquels l’AfD est créditée actuellement d’environ 30% des intentions de vote et où le BSW dispose aussi d’un électorat non négligeable – seront scrutés attentivement. Tandis que certains analystes brandissent le spectre de la république de Weimar, victime des partis extrémistes de droite et de gauche, d’autres évoquent de la part de l’AfD, comme en Italie et en France, une stratégie de dédiabolisation, pour gagner en respectabilité. Les dernières déclarations d’Alice Weidel qui s’est emportée contre les autres partis, qualifiés de « losers », et qui a dressé un parallèle entre la motion votée, fin juin, par le SPD et l’interdiction des partis par Hitler montre que cet aggiornamento demeure une perspective lointaine.

[1] Zeit für Deutschland - Programm der Alternative für Deutschland für die Wahl zum 20. Deutschen Bundestagafd.de

[2] « ‘Slaves Don’t Fight’: AfD’s Weidel Speaks Exclusively to The American Conservative », 6 janvier 2025

[3] « Vance Wields Threat of Sanctions, Military Action to Push Putin Into Ukraine Deal », Wall Street journal, 14 février 2025, wsj.com

[4] Sicherheit für Deutschland - Positionspapier der AfD-Bundestagsfraktion Berlin, 5 juillet 2025, afdbundestag.de

[5] « Sahra Wagenknecht va-t-elle chambouler le paysage politique allemand ? », Telos, 1er novembre 2023