Une aversion au libre-échange bien partagée edit
Manon Aubry illustre jour après jour la grande tromperie qu’aura été la Nupes. Après avoir affiché ses divergences sur l’Ukraine et plus généralement la politique étrangère de la France, LFI, par la voie de Manon Aubry proclame ses refus en matière de politique commerciale et d’intégration européenne. Solidarité et protectionnisme, voici les mots d’ordre. LFI entend mettre un terme au libre échangisme, s’octroyer le droit de ne pas respecter les normes communautaires, et de refuser un élargissement qui appauvrirait les agriculteurs.
Les résultats de cette stratégie ont été le blocage de la ratification du CETA (en surfant sur la crise agricole et l’opportunisme des LR), puis la réforme du Green Deal européen pour satisfaire les revendications des agriculteurs. Mais les arguments qui l’ont emporté sont accablants.
Non, l’Europe n’est pas libre-échangiste par idéologie : elle signe des accords commerciaux qui lui bénéficient.
Non l’Europe n’ouvre pas à tout va ses marchés : elle est exportatrice nette en matière de biens agricoles et industriels.
Non, le CETA, appliqué depuis plusieurs années déjà, n’a pas provoqué une invasion de produits agricoles canadiens.
Tout se passe comme si LFI extrapolait nos problèmes à l’échelle de l’Europe. Or c’est la France, et non l’Europe, qui s’est désindustrialisée, c’est la France dont l’agriculture s’est affaiblie, et la meilleure preuve en est que notre déficit commercial se creuse en grande partie envers nos partenaires européens. La conclusion logique serait de continuer la politique de l’offre et, pour gagner en compétitivité, de desserrer la pression fiscale, sociale et règlementaire qui pèse sur nos entreprises. Mais il est visiblement plus facile de dénoncer le libre-échangisme, et d’ailleurs c’est dans l’air du temps.
Comment comprendre ce réveil protectionniste et l’écho qu’il trouve, non seulement à gauche mais aussi à droite ?
Il y a trois niveaux de lecture à ces triomphes rapides de la cause protectionniste.
Le premier est qu’il n’y a jamais eu en France de plébiscite de la mondialisation heureuse[1]. Les accords commerciaux signés par le passé l’ont été par la CEE puis par l’UE, et ils ont été menés de pair avec l’intégration européenne. L’ouverture s’est faite comme par effraction, comme un produit fatal de nos obligations européennes.
C’est la Commission européenne qui était à la manœuvre dans le cadre de ses prérogatives exclusives en matière de politique commerciale et la France ne pouvait que suivre ne serait-ce que du fait des compromis passés pour la politique agricole, le budget ou la monnaie.
Les bénéfices de la mondialisation pour le consommateur, la compétitivité et la croissance n’ont jamais été revendiqués comme tels en France ; alors qu’au Royaume-Uni on défendait les bienfaits de l’ouverture même unilatérale, ce ne fut jamais le cas en France où une attention extrême était portée à la réciprocité, aux contreparties, aux mécanismes de sanction… Alors que nul ne contestait en Europe le bénéfice pour le consommateur et l’effet des importations dans la lutte contre l’inflation, en France l’argument n’a jamais été de mise, même à droite. On pouvait d’un même mouvement acheter des textiles chinois à bas coût et pester contre le libre échange !
Le deuxième facteur explicatif à cette montée des thèses protectionnistes tient aux dérèglements du monde. Avec les crises du covid et de l’Ukraine, sont apparus les effets négatifs de l’intégration commerciale avec des pays devenus hostiles. En Inde aux États-Unis et, bien sûr, en France, un large accord s’est fait jour pour amorcer une démondialisation de certains marchés, via une diversification des approvisionnements (qui ne signifie d’ailleurs que rarement relocalisation) et un retour marqué des politiques industrielles, soit pour rapatrier des productions (médicaments), soit pour intégrer à marche forcée les nouvelles chaînes de valeur.
Dernier facteur enfin, plus franco-français : à l’extrême gauche et à l’extrême droite, un droit à la défection est désormais revendiqué, et il s’exprime le plus souvent sous forme de rejet des disciplines communautaires. Une logique d’opt out, comme celle défendue jadis par Margaret Thatcher… mais sur des traités déjà signés ! C’est le côté French touch de nos extrêmes. Ne pas respecter les accords et les traités européens, faire son marché en quelque sorte, c’est une autre manière de flirter avec le Frexit, qu’on pensait enterré depuis 2017.
Le refus par le Parlement de ratifier le CETA porte la marque de toutes ces réticences, dont certaines sont idéologiques et d’autres dans l’esprit de l’époque. On est frappé toutefois par un point. Il y a des difficultés réelles à boucler un accord commercial, qui porte par construction sur des échanges futurs, dont les flux sont encore inconnus : dans le troc d’avantages et d’inconvénients mutuels, on ne sait pas bien mesurer ce qu’on gagne et ce qu’on perd et on soit trop bien qu’il y a des gagnants et des perdants au jeu de l’ouverture. Mais dans le cas du CETA les avantages sont bien établis, et ce traité correspond parfaitement au modèle ricardien d’un commerce mutuellement bénéficiaire[2].
Mais le débat soulevé par le CETA ou l’accord avec le Mercosur est appelé à durer, pour des raisons structurelles, politiques et économiques. Au-delà des controverses politiques liées à la crise agricole qui autorisent beaucoup d’inexactitudes sur la performance des accords commerciaux, le sort des agriculteurs ou la prétendue naïveté des négociateurs communautaires, les arguments échangés à l’occasion des controverses sur le CETA révèlent une défiance grandissante des opinions publiques des partis politiques – et même des économistes.
En prenant la défense des intérêts français au nom de la défense des agriculteurs Manon Aubry trouve des échos dans la droite et la gauche modérée chez les LR comme au PS.
Les opinions publiques, et pas seulement en France, sont de plus en plus défiantes à l’égard des politiques d’ouverture. Pertes de marchés, concurrence déloyale, clauses miroir ineffectivité de l’OMC… Le Brexit, le protectionnisme américain avec Trump puis Biden, les politiques de l’Inde, ou la conversion inopinée de l’Allemagne aux aides d’État signalent une série de glissements vers une intégration moins poussée de l’économie mondiale.
L’intégration de l’Ukraine à l’UE voit par ailleurs, en France, une mobilisation étonnante des arguments économiques. Avec les arguments actuels, on aurait refusé l’entrée dans l’UE de l’Espagne ou du Portugal qui étaient des concurrents agricoles autrement plus sérieux que l’Ukraine.
Plus intéressant encore au niveau européen aucun accord commercial ne passe sans débats ardus, qu’il s’agisse de l’accord avec les États-Unis, le Mercosur, ou du CETA. Le processus de ratification après signature par la Commission se heurte aux parlements nationaux voire régionaux comme en Wallonie. Partout la thèse des intérêts agricoles sacrifiés sur l’autel des intérêts industriels fait florès, même si comme on l’a vu dans le cas du CETA elle est démentie par les faits.
Le point commun de ces doutes, c’est l’accent mis désormais sur les perdants de la mondialisation, un problème longtemps considéré comme transitoire mais qui est aujourd’hui apprécié différemment, y compris chez les économistes. La profession dans son ensemble reste sensible aux vertus de l’échange et de l’ouverture, mais depuis les années 1990 son point de vue a évolué sur des points qui n’ont rien d’anecdotique. Quatre personnalités de premier plan illustrent cette évolution.
La première est Paul Krugman, qui a opéré spectaculaire conversion ouvrant la voie à la critique de la mondialisation et à une appréciation plus juste de ses effets. Krugman, rappelons-le, est le père de la théorie moderne du commerce international, avec des travaux couronnés par un Nobel. Il s’est longtemps échiné à défendre l’idée que les pertes d’emplois industriels dans les pays développés étaient le fait du progrès technique et non de la mondialisation, que les accords commerciaux étaient tous gagnant/gagnant et que ceux qui prétendaient le contraire en invoquant les politiques commerciales stratégique des uns, les fermetures de marché sélectives ou les aides publiques distordues des autres n’étaient que des incompétents nourris de fables protectionnistes. Les ravages de la désindustrialisation et les percées chinoises ont fini par le déciller : les effets négatifs sont profonds et structurels, notamment chez les ouvriers, elles ont affaibli les tissus industriels de certains pays développés, et l’absence de réponse appropriée aggrave le problème.
Dans la brèche ouverte et dans des genres différents trois économistes vont porter le débat plus loin.
Dani Rodrick d’abord dans Has Globalisation Gone Too Far, soutient que la mondialisation a été excessive : elle aurait déstructuré les systèmes productifs, accru la dépendance et généré des pénuries. Une certaine forme de politique industrielle devient dès lors légitime.
David Autor creuse le sillon par ses travaux sur la géographie de la désindustrialisation. La mondialisation aura été facteur d’une désindustrialisation sélective, les avancées chinoises se traduisant par des déserts industriels localisés et identifiables chez les pays importateurs.
Angus Deaton enfin complète le tableau en traçant les impacts sociaux. L’appauvrissement relatif de populations peu diplômées prises dans l’engrenage des petits jobs et d’une vie sans horizon se traduit par une inversion de la courbe de l’espérance de vie ; des « morts de désespoir », pour reprendre sa forte expression.
C’est dans ce contexte que les propos simplificateurs et outranciers tenus par les extrêmes trouvent un écho nouveau. Nul ne prêterait attention aux propos de Manon Aubry si les agriculteurs ne donnaient de la voix en liant leur sort aux accords commerciaux.
Nul n’accorderait une attention durable au dernier épisode de la crise agricole si les partis et les parlements nationaux ou régionaux n’interrogeaient les bénéfices des accords commerciaux en prolongeant à l’infini les négociations.
Nul enfin n’accorderait une grande importance à l’opinion des élus wallons si ici ou là et même dans les sphères académiques on n’en était venu à s’interroger sur les bienfaits de la mondialisation.
La valorisation des vertus du libre-échange a cédé la place à une mise en valeur de ses défauts. Peut-être y a-t-il, dans cette mise en balance d’avantages et de défauts, un arbitrage difficile, voire impossible. Nul ne sait aujourd’hui à la fois capitaliser sur les vertus de l’échange, protéger les populations les plus fragiles, et tenir la promesse de la solidarité et de la redistribution. Une chose est sûre, les doutes ne vont pas s’évanouir et le libre-échange se voit exiger, désormais, de faire ses preuves. Si l’on ne veut pas renoncer à ses bénéfices, reste donc pour les politiques à faire inlassablement la pédagogie des accords commerciaux en explicitant les enjeux de chaque accord, en mettant à nu les avantages et les coûts de chaque accord, en prenant au sérieux les politiques de remédiation pour les perdants.
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[1] On lira avec intérêt, sur ce sujet, le livre d’Antoine Bouët, Les Français et la mondialisation. Perception et réalité, Presses universitaires de Bordeaux, novembre 2023.
[2] Un argument soulevé au Parlement porte sur les procédures de régulation des conflits. Dans le cas du CETA des objectifs ont été soulevés sur les pouvoirs d’arbitrage en cas de violation par l’une des parties de ses engagements. Voir une entreprise poursuivre un État met mal à l’aise les politiques.