Les deux angles morts d’une réforme systémique des retraites edit

13 mars 2023

Lors de la discussion en première lecture de la réforme des retraites, l’Assemblée nationale a adopté un amendement du député Marc Ferracci, demandant au Gouvernement d’étudier la faisabilité d’une réforme systémique ultérieure, visant à unifier les différents régimes comme c’était envisagé dans la réforme inaboutie de 2019-2020. Rétrospectivement, il est utile de se pencher sur les angles morts de ce type de réforme, qu’il faut expliciter si l’on souhaite réussir une réforme systémique cette fois-ci.

Il y a trois ans, les débats se sont cristallisés autour du principe d’un système à points, dont la valeur n’est pas garantie à l’avance, au contraire du régime de base actuel calculé sur un salaire de référence. Il y avait un discours alarmiste selon lequel l’État pourrait librement appauvrir les retraités en baissant ou en gelant la valeur du point. Cette accusation est très excessive, car le système actuel permet déjà une revalorisation des pensions en dessous de l’inflation, dans les régimes de base et les complémentaires[1]. L’inquiétude au sujet des petites pensions était elle-aussi exagérée : rien n’empêchait de conserver l’allocation de solidarité aux personnes âgées (ASPA) ou de donner des points gratuits aux salariés modestes pour remplacer le minimum contributif des retraités après une carrière complète.

Régime contributif ou rétributif?

Le vrai enjeu, assez peu explicité, était celui de la nature contributive ou rétributive du système. Par défaut, un régime à points est contributif : lors du départ en retraite, la pension versée dépend du total des cotisations et de l’âge – quitte à prendre en compte à côté les congés parentaux ou la pénibilité. Au contraire, le système actuel est encore très rétributif : la pension ne dépend pas strictement de ce qui a été cotisé, mais de beaucoup d’autres facteurs qui récompensent tel ou tel comportement. C’est le cas des bonifications pour enfant ou de l’âge dérogatoire des régimes spéciaux, de l’apprentissage, du service militaire ou des congés parentaux, qui sont loin de ne bénéficier qu’aux retraités modestes de façon redistributive[2]. Ces bonifications rétributives sont parfois vues comme des avantages en nature ou des incitations différées, mais elles deviennent souvent des avantages acquis comme une forme de reconnaissance sociale, qu’on pourrait rapprocher de la logique de l’honneur de Philippe d’Iribarne.

L’allongement de la durée d’assurance requise (DAR) depuis les réformes Balladur, Fillon et Touraine, ainsi que la création du départ anticipé pour carrières longues à 58 ans ont d’abord rendu le système plus contributif et favorable aux carrières complètes et longues. Cela s’est fait en partie aux dépens des diplômés – mais on a multiplié les périodes validées sans cotisations, et beaucoup ont encore le taux plein à 62 ans – mais surtout des carrières hachées et très incomplètes, qui doivent le plus souvent attendre l’âge d’annulation de la décote (AAD, 67 ans). Non seulement les carrières incomplètes ne donnent pas droit à une pension complète, mais les décotes de durée sont très lourdes. En termes actuariels, une personne de 63 ans qui a travaillé 41 ans devrait plutôt avoir une pension mensuelle légèrement supérieure à celui qui a totalisé 42 annuités à 62 ans sur un métier équivalent, car il touche sa pension un an de moins (il a cotisé 2,4% de moins mais vivra 4% moins longtemps). Pourtant, actuellement, il touche 7,4% de moins environ chaque mois (avec la décote et la durée manquante).

La redistribution entre carrières complètes et carrières hachées

Les métiers les plus pénibles et usants ne sont plus forcément ceux des ouvriers traditionnels, mais sont souvent plus précaires, et ceux qui les occupent sont aussi ceux qui ont des carrières incomplètes. On a donc une redistribution paradoxale des plus précaires et des classes populaires – avec une faible espérance de vie – vers les carrières longues et complètes qui se situent plutôt dans la classe moyenne voire la classe moyenne supérieure, et qui n’ont plus forcément une espérance de vie dégradée[3]. Globalement, il y a une redistribution entre outsiders et insiders du système : les décrocheurs scolaires et les inactifs perdent beaucoup de droits à la retraite, au profit de ceux qui connaissaient mieux les règles du jeu et ont eu une carrière complète ou ont pu maximiser les trimestres validés gratuitement.

On peut estimer que ce choix rétributif de favoriser certaines classes moyennes est un consensus social, et qu’ils sont contributeurs nets sur d’autres aspects de la solidarité nationale. Mais il y aura alors des gagnants et des perdants si l’on passe à un système plus contributif. Dans la réforme de 2020, les décotes de durée auraient été remplacées par une modulation selon l’âge (l’âge pivot). Pourtant, si on conserve des bonifications semblables aux trimestres gratuits actuels, en supprimant les décotes de durée, on se condamne à déséquilibrer tout le système. Si demain quelqu’un peut partir à 62 ans avec 40 annuités, avec un peu moins de droits que s’il en avait 42 (5% de moins), il aura une meilleure pension – et coûtera plus cher – qu’actuellement avec 15% de pension en moins (avec la décote).

Il faut alors augmenter les cotisations pour atteindre l’équilibre, ou augmenter uniformément l’âge pour tout le monde. C’est une des raisons qui poussait le gouvernement à régler l’âge pivot sur 64 ans : il ne s’agissait pas tant de faire des économies que de maintenir un âge de départ moyen autour de 64 ans, comme ce sera déjà le cas à long terme avec 43 annuités dans le système actuel. Mais cela rognait les « avantages acquis » des carrières complètes qui peuvent actuellement partir à taux plein à 62 ans.

Le déficit caché des retraites de l’État

L’autre enjeu majeur et mal compris d’une unification du système est la mise en commun de tous les régimes, dont certains ont une démographie très dégradée, notamment celui des fonctionnaires de l’État. Les pensions de la fonction publique de l’État (FPE) représentent 14% des dépenses de retraite totales alors que la FPE ne représente que 9% des actifs en emploi. Ces dépenses sont financées par un taux de cotisation employeur pour la retraite de 74% dans la FPE mais ce taux ne correspond pas à des droits différés : l'État fixe le niveau des cotisations de manière à garantir l'équilibre de son régime.

On peut donc estimer que si l’État cotisait normalement, son régime de retraite serait massivement en déficit. C’est l’argumentaire développé par Sophie Bouverin dans la revue Commentaire – et repris par François Bayrou – qui soutient que le « déficit caché » des pensions de l’État serait en fait de 30 Md€. Ce déficit caché est probablement surévalué – et plus proche en réalité de 15 ou 20Md€[4] – et reflète moins un système généreux envers les fonctionnaires actuels qu’une générosité passée et une démographie extrêmement défavorable : le régime des fonctionnaires d’État sert de facto de caisse de défaisance, laissant une meilleure démographie aux autres régimes pour être équilibrés. Via son effort de maitrise des effectifs dans la FPE depuis 20 ans, l’État subventionne indirectement les autres régimes.

Lorsqu’un régime transfère des cotisants à un autre tout en continuant de payer des pensions, il reçoit normalement une soulte ou une subvention d’équilibre. Pourtant, alors que l’État a transféré des agents aux collectivités locales, a privatisé la Poste et France Télécom ou a recruté davantage de contractuels (cotisant au régime général), il ne reçoit pas de subvention d’équilibre[5]. Dans le régime unifié envisagé en 2020, l’État aurait cotisé normalement – au moins à partir de 2025 –, et il aurait donc fallu que le reste du système augmente ses cotisations ou l’âge de départ pour absorber ce choc défavorable.

En n’explicitant pas si cette subvention implicite – et normalement temporaire – de l’État avait vocation à disparaître ou à être pérennisée sous forme de subvention supplémentaire, la réforme a pu donner l‘impression qu’elle faisait apparaître des besoins de financement qui n’existaient pas sans réforme. Mais cela ne reflétait que l’absence de clarté sur l’équilibre des retraites de l’État dans le système actuel.

Prendre en compte ces deux angles morts ne veut pas dire qu’une réforme systémique est impossible, au contraire. Mais le choix d’un système plutôt rétributif ou contributif est politique, et il faut l’expliciter pour désamorcer les polémiques. Il est d’ailleurs possible d’unifier le système de retraites dans le régime général des salariés, si l’on souhaite garder les caractéristiques actuelles que les gens connaissent et comprennent – c’est ce que je propose dans une note récente pour le think tank Terra Nova. Et comme dans une fusion entre plusieurs entreprises, il est nécessaire que les comptes soient rendus lisibles et harmonisés au préalable, si l’on souhaite que la fusion réussisse et ne cache pas de mauvaise surprise.

[1] La réforme de 1993 (pension calculée sur vingt-cinq ans et non dix ans ; indexation sur les prix et non plus sur les salaires) a davantage réduit les dépenses (–3 pts de PIB à long terme) que toute les mesures d’âge prises depuis. Depuis, le gouvernement a parfois aussi décidé ponctuellement de moins revaloriser les pensions que l’inflation.

[2] Si le calcul de la pension est plus rétributif dans le public que le privé (six derniers mois au lieu de 25 meilleures années), le calcul de la durée d’assurance y est plutôt moins généreux et plus contributif : les bonifications pour enfants sont moindres, et les temps partiels ne comptent que pour des trimestres incomplets. Néanmoins, les fonctionnaires des catégories actives ou en poste hors d’Europe valident parfois plus de 4 trimestres par an.

[3] Avec un modèle de la CNAV sur la génération 1960, l’étude d’impact (graphique 8) de la réforme en cours calcule ainsi que les assurés partis à l’AAD peuvent espérer passer 21,2 ans à la retraite, contre 26,2 pour les départs à taux plein à 62 ans, 27,3 ans pour les carrières longues et 29,6 ans pour les catégories actives. Les carrières complètes et longues vivent ainsi aussi longtemps voire davantage que les autres et ont une retraite plus longue. Les écarts d’espérance de vie selon les métiers sont réels mais relativement décorrélés de la durée d’assurance.

[4] Plutôt que d’appliquer à la FPE et à la FPT/FPH les cotisations de droit commun du privé comme le fait S. Bouverin – ce qui peut être discutable puisque les droits ne sont pas calculés de la même façon – une alternative peut être de regarder quel serait l’équilibre de la FPE si sa démographie était plus favorable. En excluant les militaires, elle verse 45 Md€ de pensions par an, avec presque un actif pour un retraité – contre 1,7 cotisants par retraité dans la population. Avec les départs anticipés des catégories actives, une démographie normale entrainerait un ratio plus faible dans la FPE, mais les dépenses seraient de 30 Md€ avec un ratio de 1,5 par ex (soit 15 Md€ en moins).

[5] Sur deux millions de retraités civils de la FPE, on compte aujourd’hui 330 000 pensions d’anciens fonctionnaires des PTT alors que les agents de la Poste et Orange cotisent désormais au régime général. De même les pensions des 130 000 agents TOS et DDE transférés en 2004 aux collectivités locales sont in fine payées par l’État, et le recours accru aux contractuels (+150 000 en dix ans dans la FPE) diminue le nombre de fonctionnaires cotisants avec la FPE.