Brutalisation du Parlement: la malédiction des présidents réélus edit
L’histoire du quatrième gouvernement Pompidou (1967-1968) et des ordonnances Jeanneney sur la Sécurité sociale résonne singulièrement avec la première année du gouvernement Borne : un exécutif affaibli au Parlement, une utilisation des outils du parlementarisme rationnalisé, et une contestation sociale extrêmement nourrie. Y a-t-il des leçons à en tirer pour le fonctionnement de nos institutions ?
L’utilisation du 49-3 par le gouvernement Borne a souvent été comparée aux nombreuses utilisations qu’en a faites Michel Rocard entre 1988 et 1991. En effet, alors que François Mitterrand venait d’être réélu confortablement face à Jacques Chirac son Premier ministre de cohabitation, le Parti socialiste ne dispose pas de majorité absolue aux élections législatives qui suivent peu après. Faute de pouvoir – ou de vouloir – élargir le gouvernement aux communistes ou à certains centristes, le gouvernement fait 28 fois usage du 49-3 pour faire adopter ses textes, puisqu’il n’y a pas de majorité alternative.
Un peu comme dans un sketch fameux des Inconnus sur les chasseurs, certains expliquent qu’il y a le bon et le mauvais 49-3. Contrairement à Élisabeth Borne, Michel Rocard ne l’aurait pas utilisé pour brutaliser le Parlement et la démocratie sociale. On peut certes considérer que Rocard, passé par le PSU et l’autogestion, et soutenu par la CFDT, était davantage un homme de dialogue. Mais il ne faut pas oublier sa dénonciation régulière de l’archaïsme de ses opposants (de droite ou de gauche). Comme toujours, le réformisme peut avoir une face girondine et une face jacobine, et les deux ont cohabité chez Rocard – une génération de technocrates s’est réclamée de la deuxième gauche rocardienne par admiration de son réformisme énergétique plutôt que de son compagnonnage avec l’autogestion. L’instauration de la CSG, la réforme de la Régie Renault ou celle des PTT ne furent pas consensuelles…
1967 et les ordonnances Jeanneney
C’est en remontant vingt ans plus loin que l’on trouve peut-être un parallèle plus intéressant, avec le gouvernement Pompidou IV entre mars 1967 et juin 1968. Les élections législatives de mars 1967 ne suivent pas immédiatement une élection présidentielle, mais la réélection du général de Gaulle en décembre 1965 est encore très récente (quinze mois). Au soir du second tour, les gaullistes et leurs alliés n’ont qu’une seule voix de majorité ; comme on le vérifiera plus tard, les Français semblent réticents à donner un blanc-seing à un président réélu. Le général de Gaulle a pourtant décidé de renouer avec les réformes structurelles pour son second mandat, comme à son arrivée en 1958 ; les années 1963-1965 avaient été marquées par une politique de stabilisation pour endiguer l’inflation liée notamment aux rapatriés d’Algérie (consolidation budgétaire, contrôle des prix). Pour s’éviter toute difficulté au Parlement, le Gouvernement Pompidou IV réclame de pouvoir légiférer par ordonnances « en matière économique et sociale ». Et utilise le 49-3 pour faire adopter cette loi d’habilitation, en juin 1967. C’est, de très loin, la combinaison la plus brutale possible des outils du parlementarisme rationnalisé.
Aux Finances, Michel Debré (qui a succédé à Valéry Giscard d’Estaing) poursuit par ordonnance ou par décret les réformes sur le crédit, l’investissement et le Marché commun, lancées depuis janvier 1966. Aux Affaires sociales, Jean-Marcel Jeanneney est chargé d’une grande réforme de la Sécurité sociale. Pour freiner la progression des dépenses de santé, il est décidé de séparer les branches maladie, famille et retraite, avec des cotisations et des administrations propres, alors qu’elles étaient unifiées auparavant. Le poids des syndicats dans leur gestion est également réduit, au profit du patronat et de l’État. Les projets de rationalisation des dépenses suscitent enfin la crainte de déremboursements. C’est une vraie remise en cause de la Sécurité sociale unitaire, gérée par les salariés, telle que conçue en 1945 ; c’est aussi une surprise, car le gouvernement s’était bien gardé d’annoncer ses projets avant les législatives – le ministre avait seulement promis que le sujet ferait l’objet d’un débat parlementaire.
L’opposition syndicale est unanime, avec un front uni entre la CFDT et la CGT et une grève générale massive le 17 mai 1967. Lors de l’adoption (par 49-3) en dernière lecture de la loi d’habilitation, la motion de censure n’échoue que de cinq voix. Immédiatement après la promulgation des ordonnances fin août, les syndicats en réclament l’abrogation, revendication qui sera encore présente sur certaines banderoles un an plus tard, lors des événements de mai 1968. Beaucoup à droite accuseront Debré et Jeanneney d’avoir largement préparé l’explosion de mécontentement en 1968 avec leurs réformes. Sans les événements de mai 1968, et la majorité miraculeuse des gaullistes aux législatives de juin, il n'est pas certain que cette IIIe législature élue en 1967 aurait tenu cinq ans. A contrario, ce mouvement contre les ordonnances Jeanneney a probablement favorisé l’échec ultérieur du référendum de 1969.
La malédiction des présidents réélus
Quelle leçon tirer de ces similitudes ? Il faut se garder de tout déterminisme, mais on peut noter que sous la Ve République, il est non seulement rare qu’un président soit réélu, mais s’il y parvient, l’obtention d’une majorité à l’Assemblée est bien moins aisée que lors du premier mandat – le cas de Jacques Chirac étant très particulier, avec une cohabitation de cinq ans lors de son premier mandat[i]. Une réélection est en partie un vote de résignation à reconduire le président en place, plutôt qu’une adhésion aussi enthousiaste que lors d’une première élection. Il n’est pas surprenant qu’il y ait une lassitude des électeurs à reconfirmer ce choix quelques semaines ou quelques mois plus tard. Et dans ce cas, le risque d’une absence de majorité à l’Assemblée reste bien réel, et peut rendre nécessaire un parlementarisme rationnalisé normalement inutile lorsqu’il y a une majorité plus confortable.
La réforme constitutionnelle de 2008 a réduit le parlementarisme rationnalisé (dont le 49-3) en supposant que le quinquennat et l’enchaînement entre la présidentielle et les législatives donneraient toujours au président une majorité pour gouverner. Force est de constater que cette régularité n’est pas assurée, surtout en cas de réélection du Président ; dans ce cas, le parlementarisme rationalisé créé pour gérer une Assemblée sans majorité stable retrouve sa pertinence. On peut rêver qu’une absence de parlementarisme rationalisé force les partis à s’entendre pour former une coalition stable, mais l’expérience prouve que ce n’est pas inné, surtout aux lendemains d’une élection présidentielle. Si l’on souhaite limiter cette lassitude des électeurs à voter quatre fois – ou au contraire favoriser la constitution de coalitions plus larges entre les deux tours d’une élection présidentielle – peut-être faut-il faire coïncider la date des élections présidentielle et législatives, comme dans d’autres pays ?
Le lecteur curieux pourra lire le chapitre de l’ouvrage d’Éric Kocher-Marbœuf : Le Patricien et le Général. Jean-Marcel Jeanneney et Charles de Gaulle 1958-1969. Volume II – Chapitre XXVIII. La réforme de la Sécurité sociale – Institut de la gestion publique et du développement économique, 2013.
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[i] On peut aussi remarquer que la droite a eu moins de difficulté à conserver sa majorité lors des élections de 1973 et 1978, qui ne suivaient pas directement des élections présidentielles, avec cette logique à quatre tours.