Pourquoi changer les hypothèses du COR? edit
Lors de sa séance du 20 avril dernier, le Conseil d’orientation des retraites (COR) a décidé de modifier certaines de ses hypothèses et conventions, dans la façon dont il projette l’équilibre du système de retraites à moyen-long terme. Si tous ces changements ne vont pas dans le même sens, la résultante est néanmoins pessimiste. Tout d’abord, les hypothèses de taux de chômage ont été sensiblement modifiées. Dans le rapport précédent, le COR était très optimiste pour les cinq années à venir, mais bien plus pessimiste ensuite. En suivant le – très optimiste – Programme de stabilité envoyé à Bruxelles par le gouvernement à l’été 2022, le chômage devait baisser nettement en dessous de 7% jusqu’en 2027, mais retourner à un niveau d’équilibre de 7% ensuite, sans que l’on comprenne bien pourquoi.
Désormais le scénario à court terme a été un peu dégradé, mais celui de long terme s’aligne sur le volontarisme du gouvernement. Le rapport se calera sur un chômage d’équilibre de 5%, tout en étudiant des variantes à 7% ou 10%. On peut regretter que cette hypothèse d’un chômage durablement inférieur à 5% soit peu réaliste – et très éloignée du consensus des observateurs économiques. Certes le chômage de masse n’est pas une fatalité, et l’exécutif est légitime à souhaiter le résorber. Mais cela n’interdit pas une approche plus prudente des régimes de retraite, qui eux ne doivent pas prendre ce risque : il vaut mieux qu’ils soient à l’équilibre même en cas de chômage à 7%.
Surtout, la convention « effort de l’État constant » (EEC) ne sera plus présentée comme une alternative aussi plausible que la convention « équilibre permanent des régimes » (EPR, ex convention CCSS), qui seule a une réalité juridique. Juridiquement, chaque caisse de retraite est séparée, et doit assurer son équilibre : l’État aide certains régimes déficitaires (cheminots, agriculteurs, énergéticiens…) par des subventions ou taxes affectées, mais tant que le système de retraites ne sera pas unifié il n’y aura pas de transferts automatiques d’une caisse en excédent vers une caisse en déficit. Lorsque le COR projette les dépenses et recettes en agrégeant ensemble toutes les caisses, il fait implicitement l’hypothèse – économique et comptable – que les excédents d’une caisse seront utilisés pour éponger les déficits d’une autre.
Cette question de transfert entre caisses est particulièrement aiguë pour la fonction publique de l’État, qui s’autoassure. La situation démographique des retraites de la FPE est extrêmement dégradée – notamment à cause de la privatisation des PTT, de la décentralisation de 2004 et des efforts de maîtrise des effectifs – et l’État verse des cotisations retraite employeur très élevées pour payer ses retraités (avec un taux de 74% du brut, contre 17% dans le privé et 31% dans la FPT et la FPH). Si la situation démographique de la FPE s’améliore, la convention EPR suppose que l’État arrêtera de cotiser à un taux aussi exorbitant, et se contentera de maintenir l’équilibre de sa caisse. La convention EEC suppose, elle, que les économies générées soient reversées aux autres caisses. Mais rien ne justifie cette subvention aux autres caisses, qui n’ont pas aidé la FPE lorsque celle-ci était en difficultés démographiques[1]. Une loi peut toujours créer de nouvelles subventions, mais ce n’est ni naturel ni probable ; cette convention EEC n’est pas supprimée, mais elle sera renvoyée aux annexes, pour ne communiquer que sur la convention EPR. En faisant de la convention EPR le scénario central, cela rend plus certain le déséquilibre financier à terme.
Cadrer les hypothèses et les outils du COR
Rétrospectivement, on peut penser qu’il aurait été opportun de procéder à de tels changements en amont de la réforme des retraites, et non en aval, pour dégager un meilleur consensus sur la nécessité d’une réforme. C’est d’abord la faute du gouvernement de ne pas l’avoir fait suffisamment en amont. Le COR a une gouvernance lourde, avec des partenaires sociaux, des parlementaires, des économistes, et des représentants des ministères. On peut penser que, pendant le dernier quinquennat, la priorité était de faire accepter une réforme systémique difficile. Insister trop lourdement à ce moment-là sur des déséquilibres n’aurait fait que braquer davantage les salariés et partenaires sociaux. Conserver des hypothèses rassurantes était aussi plus en ligne avec la campagne d’Emmanuel Macron en 2017.
La crise économique est passée par là, et la demande de services publics accrus rend nécessaire une hausse de l’activité économique pour pouvoir la financer ; tout cela justifie une réforme paramétrique aujourd’hui, mais le COR est un paquebot avec plus d’inertie qu’une administration centrale. On ne peut pas changer brutalement ses hypothèses de travail, il faut le faire progressivement et en amont. On assiste ainsi au grand nettoyage de certaines hypothèses passées qui brouillaient le message en étant trop optimistes ou peu réalistes et adaptées. Ce travail arrive tardivement, mais il est salutaire.
Dans une lecture opérationnelle, Il faut aussi prendre garde à ne pas multiplier les hypothèses. L’étude de plusieurs variantes permet certes une forme de stress test : le système sera-t-il dans le rouge selon tel ou tel scénario plus ou moins probable ? Quand les stress tests d’une banque ou d’un fonds de pensions indiquent une probabilité trop élevée de faire faillite, le régulateur impose de réduire l’exposition au risque ou d’augmenter les capitaux propres et les réserves. Pour le système de retraites, on devrait aussi imposer des mesures correctives progressives en cas de risques de déséquilibre.
Mais alors que la logique d’un stress test veut qu’on accorde plus d’importance aux mauvais scénarios qu’aux bons, parce qu’ils sont plus graves, pour les retraites c’est l’inverse : chacun se raccroche à tel ou tel bon scénario qui retarde tout ajustement. Si on est trop optimiste et qu’il y a ensuite du déficit, l’État est là pour garantir ce déficit, et il sera remboursé – ou non – par les générations futures. Au contraire, si on mène un ajustement rapide qui n’était in fine pas nécessaire, cela implique que certains auront fait trop d’efforts. La multiplication des hypothèses crée un biais optimiste menant à l’inaction. Pour faire des choix il vaut parfois mieux un seul scénario central prudent, qu’un éventail trop large.
Faut-il pour autant réformer radicalement la gouvernance du COR, et en faire un « GIEC des retraites », comme suggéré par certains ? Il y a pourtant déjà un comité composé uniquement d’experts, et chargé de faire des recommandations, c’est le Comité de suivi des retraites (CSR). On peut certes regretter qu’il n’ait pas la même visibilité que le COR ou, sur un sujet différent, le Groupe d’experts sur le SMIC. Cela tient en partie à son fonctionnement : les recommandations proposées par les experts doivent être discutées par un jury citoyen, avec un biais pour les hausses de cotisations plutôt qu’un report de l’âge de la retraite ou une baisse des pensions… Mais on voit là les limites inhérentes à l’exercice : un comité strictement technique est certes plus libre de faire des recommandations, mais leur expertise ne suffira pas à convaincre les salariés et les syndicats de la nécessité de fournir des efforts, s’ils n’ont pas été impliqués dans le diagnostic lui-même. Le COR reste un bon outil pour essayer de dégager un consensus, à condition que l’État y joue vraiment son rôle, en discutant activement avec les syndicats, tout en définissant mieux le cadre, l’horizon et la finalité des débats pour qu’ils soient opérationnels.
À court terme, un diagnostic opérationnel
En particulier, il faut comprendre que le choix des hypothèses et de l’horizon de prévision ne doit pas être le même selon la finalité des projections du COR, selon qu’elles soient opérationnelles – y a-t-il un déséquilibre qui justifie une réforme paramétrique des retraites – ou analytiques. En économie, les prévisions à court terme (2 ou 3 ans) n’utilisent pas les mêmes outils, et ne répondent pas aux mêmes questions que les prévisions à moyen-long terme (5 à 20 ans). Pour les prévisions du COR, il faut distinguer l’étude à moyen terme (10-15 ans) et les projections à plus long terme (30 à 50 ans).
Pour décider s’il faut retarder les départs en retraite, les prévisions à 50 ans ne servent à rien. Si le système est en déficit pour les 20 années à venir, mais en léger excédent ensuite grâce à une baisse des pensions, est-ce une raison pour dispenser de tout effort les personnes de plus de 50 ans, parce que leurs enfants ou petits-enfants seront là pour équilibrer le système avec des pensions dégradées ? Au premier ordre, le système de retraites doit être équilibré chaque année, ou sur des périodes pas trop longues (5 à 10 ans) : lorsqu’il y a des déficits, il faut les résorber ensuite par des excédents. C’est là une différence entre l’État et les retraites : l’État peut tout à fait décider d’être en moyenne en léger déficit, et stabiliser sa dette à long terme sans la réduire à zéro. Mais comme les retraites sont déjà subventionnées par l’État – ce qui contribue au déficit public – elles doivent être à l’équilibre à moyen terme pour limiter les transferts générationnels et ne pas rajouter un déficit permanent à celui de l’État.
Le bon horizon des prévisions est donc celui des réformes : augmenter l’âge ou la durée de cotisation d’un an au rythme d’un trimestre tous les ans ou tous les 2 ans, cela prend 4 ou 8 ans[2]. Avec le temps de préparer et d’annoncer une telle réforme, cela fait donc 5 à 10 ans, selon le degré d’urgence. Des prévisions économiques sur 10 à 15 ans sont suffisantes pour voir venir les difficultés et lancer à temps les réformes, de façon graduelle pour laisser aux agents le temps de les anticiper et de s’y adapter. C’est un horizon qui met chacun face à ses responsabilités : les déficits doivent être comblés en 5 ans, et si possible être compensés ensuite par des excédents pendant les 10 années suivantes. Comme pour les Programmes de stabilité bruxellois, il s’agit de fixer un cap de redressement en temps fini.
L’intérêt d’utiliser un horizon de 10 à 15 ans – et non 50 ans – pour diagnostiquer les déséquilibres du système, c’est aussi qu’il est beaucoup moins sensible à des hypothèses structurelles (la productivité, l’espérance de vie, l’immigration, les salaires dans la fonction publique…) qui deviennent vraiment incertaines passé cet horizon mais dont l’effet cumulé sur le solde des retraites reste limité en-deçà. À l’horizon de 10 ans on a une idée correcte du nombre de nouveaux actifs ou retraités chaque année, et du profil de progression des salaires, par individu ou au niveau agrégé – seule varie la conjoncture, mais on peut neutraliser l’effet de la conjoncture en prenant des hypothèses de chômage prudentes. Tant mieux si la conjoncture est ensuite un peu meilleure que ce scénario prudent : cela permet de constituer des réserves et des marges de manœuvre qui seront bien utiles en cas de crise économique.
Les projections de long terme pour éclairer des réformes plus systémiques
Les projections de long terme, et l’analyse de différentes variantes structurelles, ont davantage vocation à nourrir un débat sur les choix économiques de long terme, ou sur des réformes plus systémiques (par exemple les formules d’indexation ou l’articulation entre régimes de base et complémentaires) ; le but n’est pas de chiffrer trop précisément l’impact de telle hypothèse, mais d’avoir un ordre d’idée. C’est à long terme que les hypothèses sur la productivité ou la démographie ont leur impact maximal, car leur variation annuelle se cumule. À long terme, le cadre réglementaire doit lui aussi faire l’objet d’hypothèses : il ne restera pas constant. Dans une prévision à moyen terme, on peut étudier l’impact d’un durcissement paramétrique par rapport aux règles existantes. À long terme, cela n’a pas de sens d’étudier trop précisément un scénario où il n’y aurait aucune réforme – une législation constante – entre 2040 et 2070 ; il y aura forcément des réformes, à un moment ou un autre. Sans se demander si c’est en 2050 ou 2055 qu’il faudra 176 ou 177 trimestres, les projections de long terme sont là pour esquisser à grand trait l’impact d’un ajustement plus ou moins fort sur la natalité et l’espérance de vie.
On sort alors d’une vision positive, pour une vision plus normative : à long terme, on peut s’intéresser aux questions d’équité, à l’évolution du taux de rendement ou du niveau de vie de chaque génération. À très long terme, les écarts de rendement entre générations peuvent justifier que l’on accumule des réserves en prévision des bosses démographiques, mais alors cette accumulation de réserves doit être incorporée strictement dans les objectifs de solde à court-moyen terme, non comme objectif souple. C’est aussi dans ce cadre de long terme, que le COR pourrait, par exemple, s’intéresser au coût la santé et de la dépendance, qui sont avec les pensions l’autre face du coût du vieillissement démographique. Ce qui soulève alors la question du partage de ce fardeau entre les futurs actifs et les futurs retraités.
Enfin, le COR ne doit pas servir à éclairer uniquement le futur, il peut aussi permettre un diagnostic normatif sur le présent. Il n’y a pas aujourd’hui de réelle compensation démographique entre les différentes caisses de retraite – les professions qui vont bien gardent leur bonne démographie et celle qui vont moins bien sont renflouées par l’État. Parmi ses annexes, le COR pourrait tout à fait calculer pour chaque régime leur solde apparent, et leur solde corrigé de l’écart démographique à la moyenne. Par exemple, si un régime est à l’équilibre avec 2 cotisants pour un retraité, contre un ratio de 1,67 dans la population générale, c’est qu’il serait en fort déséquilibre avec une démographie normale.
Calculer ces soldes ajustés – qui sont un peu l’équivalent du déficit public structurel ajusté des effets de la conjoncture – permettrait d’évaluer le soutien implicite de l’État au système (en subventionnant les régimes spéciaux et son propre régime à la démographie dégradée). Mais surtout, cela indiquerait plus précisément quels efforts seraient demandés à chaque régime en cas d’unification des régimes. Les rapports du COR ne doivent pas uniquement servir à savoir si on sera en déficit ou non ; ils peuvent aussi permettre de distinguer les avantages, les inconvénients ou difficultés de certaines réformes.
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[1] Si les régimes privés aidaient la Fonction publique de l’État et les régimes spéciaux à hauteur de leurs écarts démographiques respectifs, cela ferait apparaître un trou de plusieurs dizaines de milliards, comme souligné par Sophie Bouverin et François Bayrou (voir mon billet précédent). La convention EPR peut donc être vue comme le scénario médian entre la convention EEC trop optimiste, et une convention « Bouverin-Bayrou » plus pessimiste.
[2] Le choix de privilégier l’âge ou la durée est politique et n’appartient pas au COR, de la même façon que l’on peut aussi combiner chaque relèvement d’une sous-indexation des pensions servies (par ex de 1% pour chaque trimestres supplémentaire), si l’on souhaite que les retraités déjà partis participent eux aussi en partie à l’effort.