Les étudiants de Sciences Po, de l’exploitation à la domination ou le triomphe de Pierre Bourdieu edit

15 avril 2024

Les graves événements survenus récemment à Sciences Po, la radicalisation politique de ses étudiants, la pénétration du wokisme dans l’institution et l’activisme en son sein des partisans de la cause palestinienne appellent une explication. En 2022 Telos a déjà consacré un article à ces étudiants qui rendait compte de l’enquête réalisée par Martial Foucault et Anne Muxel[1]. Deux des résultats les plus spectaculaires de l’enquête étaient la très forte poussée de la gauche chez ces étudiants : 71% des étudiants de Sciences Po se situaient à gauche (contre 57% en 2002) et leur fort positionnement à l’extrême-gauche : 37% se situaient sur les trois cases les plus à gauche d’une échelle en onze positions.  Il n’est donc pas étonnant que 55% de ces étudiants disent avoir voté en 2022 au premier tour de l’élection présidentielle de 2022 pour Jean-Luc Mélenchon.

Ce phénomène de radicalisation n’est pas une première dans l’histoire de l’institution. Un phénomène de même nature s’était produit en mai 1968. Les étudiants avaient alors participé activement au mouvement. Une banderole attachée aux deux bâtiments de Sciences Po se faisant face rue Saint Guillaume proclamait : « Sciences Po dit non à la dictature gaulliste ». Ce mouvement exprimait une rupture civilisationnelle qui s’est traduite, notamment dans les couches les plus éduquées, par le développement du libéralisme culturel, c’est-à-dire la mise en cause des relations traditionnelles d’autorité et la revendication de libertés et de droits, notamment dans le domaine des mœurs. Le mouvement avait démarré le 21 mars 1967 lorsque soixante étudiants avaient investi l’un des pavillons de la cité universitaire de Nanterre réservé aux étudiantes. « Les garçons ont le droit d'accueillir des filles dans leur chambre mais l'inverse est interdit. Les étudiants revendiquent la libre circulation dans l'ensemble de la résidence universitaire », proclamaient-ils. Cette rupture traduisait l’individualisation croissante de la société.

Si des revendications de nature sociétale étaient au principe du mouvement de Mai,  l’idéologie qui l’exprimait était plus traditionnelle malgré des éléments de nouveauté. Certes, la radicalité était portée par des mouvements hostiles au Parti communiste français, mais le cœur de l’idéologie était marxiste. L’horizon possible et souhaitable demeurait l’abolition du capitalisme. La Révolution permettrait l’avènement d’une société socialiste ayant mis fin à l’exploitation et à la lutte des classes. Les acteurs politiques étaient engagés en même temps contre la guerre du Vietnam et donc contre « l’impérialisme américain ».

Un demi-siècle plus tard, les étudiants sont à nouveau radicalisés et attirés par l’extrême-gauche. Pourtant cette radicalisation est d’une autre nature que celle de la génération 68. Les désillusions engendrées par l’échec de la lutte anticapitaliste et le développement du processus d’individualisation de la société ont conduit les nouvelles générations étudiantes à centrer leurs objectifs et leurs actions sur les questions de société. S’est ainsi produit un glissement de l’économique au sociétal. La crise du marxisme et des partis de gauche et, plus généralement, des organisations partisanes ainsi que la priorité donnée aux relations sociales ont substitué une volonté de changement social hic et nunc à la poursuite de l’utopie des « lendemains qui chantent », remodelant idéologiquement et pratiquement les formes de la radicalité politique. La valeur centrale demeure l’égalité mais ce n’est pas d’abord dans le champ économique qu’elle sera le mieux défendue et réalisée.

On assiste ainsi au remplacement progressif du militantisme partisan par le militantisme associatif. Tandis qu’entre 2002 et 2022 la proportion d’étudiants de Science Po engagés dans des partis stagnait en dessous de 15%, celle des étudiants engagés dans des associations passait de 25% à 44%. Cette évolution a été particulièrement nette chez les étudiantes (52% en 2022 contre 32% chez les étudiants), privilégiant les actions concrètes pour opérer les changements de la société (tableau 1). Le féminisme y a ainsi joué un rôle central[2].

Tableau 1. Proportions des étudiants engagés ou prêts à s’engager dans différents types d’organisations (%) 2022

Le triomphe de Pierre Bourdieu

Le glissement de l’économique au sociétal s’est accompagné au niveau idéologique du remplacement du concept trop étroit d’exploitation par celui, plus englobant, de domination, marquant ainsi le triomphe posthume de Pierre Bourdieu. Ce concept permet de mener plusieurs types de combats différents ayant tous pour but la réduction des inégalités : contre la domination des hommes sur les femmes, des blancs sur les non blancs, de colonisateurs sur les colonisés, des patrons sur les salariés, des riches sur les pauvres… avec l’espoir d’une « convergence des luttes ». D’où le succès de l’idéologie woke dont près de la moitié des étudiants de Sciences Po ont une opinion positive.

Leur adhésion au concept de domination a des conséquences très importantes sur la psyché des étudiants de Sciences Po car le point d’application de ce concept par Pierre Bourdieu est précisément le processus de sélection des élites, Sciences Po étant qualifié par lui d’« École du pouvoir ». Il a développé son analyse dans l’ouvrage écrit en collaboration avec Jean-Claude Passeron en 1970, La Reproduction[3], puis plus tard, en 1989, sous son seul nom dans La Noblesse d’État[4], consacré plus particulièrement à l’analyse critique des Grandes Écoles. Pour lui, ce processus consiste en une reproduction des privilèges sociaux et notamment ceux de l’élite scolaire qui est aussi une élite sociale, économique et politique. Cette idée s’est imposée progressivement au cours du dernier demi-siècle à nombre d’étudiants et d’enseignants et chercheurs en sciences sociales, accélérant même sa prégnance au cours des années récentes. La comparaison des données de l’enquête de 2022 avec celles d’une enquête réalisée en 2002 montre une nette augmentation entre les deux générations du sentiment d’appartenir à une élite (tableau 2). Mais leur perception des critères les plus importants pour appartenir à cette élite s’est profondément modifiée.

Tableau 2. Évolution du sentiment d’appartenir à une élite (%)

Les étudiants sont beaucoup plus nombreux aujourd’hui qu’hier à estimer que les critères les plus importants pour accéder à l’élite sont les privilèges sociaux dont ils jouissent et beaucoup moins les mérites personnels qui ont permis leur réussite (tableau 3). En 2002, les critères privilégiant la réussite individuelle représentaient 68% des réponses tandis que ceux privilégiant la reproduction de privilèges représentaient 27%. En 2022 le rapport s’est totalement inversé : 31% pour la réussite individuelle et 68% pour la reproduction des privilèges. Ainsi, plus ces étudiants ont estimé faire partie de l’élite et plus ils ont délégitimé leur propre réussite.

Tableau 3. Critères les plus importants pour devenir une élite dirigeante selon les étudiants de Sciences Po en 2002 et 2022 (1er choix) (%) *

*1% répondent : la chance. En 2002, 4% de sans réponse.

L’adoption par les étudiants de gauche du concept de domination, dont la reproduction des élites est l’une des composantes, alors qu’ils reconnaissent faire eux-mêmes partie des dominants, ne peut que leur donner mauvaise conscience. La seule solution morale est alors pour eux d’abjurer leur origine de classe en radicalisant leur engagement en faveur de la réduction des inégalités au sein même de leur établissement et en élargissant leur action aux divers combats en faveur des « dominés ». Ressentant une tension entre l’idéal d’égalité et de justice auquel ils adhèrent et la reconnaissance crue que ce sont les privilèges de la naissance qui créent et entretiennent les élites auxquelles ils disent appartenir, un moyen de la résoudre est sans doute de penser que leur action, en tant qu’élite dirigeante, contribuera à promouvoir les valeurs auxquelles ils adhèrent en tant qu’étudiants. Leur adhésion fréquente au wokisme est la réponse donnée par beaucoup d’entre eux à ce dilemme. Attachés aux valeurs individualistes de la réalisation de soi ils veulent que les possibilités de cette réalisation soient offertes à chacun.  

La radicalité qui accompagne et entretient cette conviction est peut-être le moyen de prouver, à leurs yeux et à ceux des autres, qu’elle sera bien menée à son terme, malgré les avantages sociaux dont ils bénéficient et qui leur ont permis d’accéder à ce statut envié et de poser ainsi un baume sur leur conscience malheureuse. Poussée trop loin, cette conscience malheureuse peut conduire à bien des excès si elle pousse à agir sous la seule emprise de la culpabilité. On l’a vu récemment pour ce qui concerne les grands établissements de formation des élites dans de nombreux pays occidentaux. Le succès de l’idéologie woke a eu pour grave conséquence d’introduire dans de nombreux établissement d’enseignement supérieur européens et américains une véritable police des comportements, étudiants et enseignants « dominants » pouvant être considérés comme de véritables suspects et devant démontrer au quotidien qu’ils se conforment à la nouvelle idéologie[5]. Dans ces conditions, on peut craindre que l’état d’esprit qui s’est emparé de nombreux établissement ne crée pas l’ambiance idéale pour que les étudiants puissent se consacrer à leurs études dans de bonnes conditions, et cette évolution pourrait être très dommageable pour la société et pour les établissements qui forment les élites. Un établissement comme Sciences Po est censé former ses étudiants à l’esprit critique sous l’empire de la raison et de la science, ce qui suppose un état d’esprit d’ouverture et de tolérance et d’accepter de « penser contre soi-même »[6] ; un état d’esprit malheureusement à l’opposé des passions politiques et identitaires qui y sont agitées sans frein aujourd’hui.

[1] Olivier Galland, « Sciences Po, à gauche toute », Telos, 19 octobre 2022. Martial Foucault et Anne Muxel, Une jeunesse engagée, Sciences Po Les Presses, 2022.

[2] Voir Olivier Galland, « Valeurs et orientations culturelle, le gender gap se creuse », Telos, 27 mars 2024.

[3] Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron. La ReproductionÉléments d'une théorie du système d'enseignement, Éditions de Minuit, coll. « Le sens commun », 1970. 

[4] Pierre Bourdieu, La Noblesse d’Etat. Grandes Écoles et esprit de corps, Éditions de Minuit, coll. « Le sens commun », 1989.

[5] Voir sur ce point le témoignage de Pascal Perrineau, Le Goût de la politique, Odile jacob, 2024, chapitre 24.

[6] Voir le petit livre de Nathan Devers qui vient de paraître sous ce titre chez Albin Michel.